L'INTELLIGENCE DES ECRITURES
le malheur, la misère, le mal, la souffrance, la mort, nous nous posons instinctivement la question : "Mais Dieu, qu'est-ce qu'il fait ? A-t-il quelque chose à voir avec le malheur ? En est-il responsable, ou reste-t-il indifférent ? A cette question, le livre de Job essaie de répondre. |
Job n'est certes pas un personnage historique. Il est le héros d'un conte oriental. Donc, si je parle de lui comme d'un témoin de Dieu, ce n'est pas au même titre que lorsque je parle d'Abraham ou de David (dans la mesure où ces derniers sont des personnages historiques). Et cependant, Job n'est pas seulement le personnage fictif d'un drame. Il est le témoin de l'époque où ce drame a été écrit. Il est le témoin d'une crise religieuse de l'âme juive qui a eu lieu dans ces siècles de violence où la rédaction du livre a eu lieu. Surtout aux Ve et IVe siècles avant J.C. C'est alors que notre héros pousse le cri de la confiance en Dieu qui est celui d'un croyant.
Job n'est pas un héros chrétien. Mais nous pouvons tirer une leçon de la méditation de son cri d'angoisse. Ensuite, il y aura l'Evangile et son message relatif à la souffrance : la foi en la résurrection, et surtout la croix. D'où une appréciation différente du sens de la vie. Pour Job - pour les gens de son époque - si Dieu te récompense, c'est en te donnant des richesses matérielles, des fils et des filles, des troupeaux, bref, la réussite ici-bas. De même, ses protestations d'innocence : je suis pur, je n'ai rien fait, déclare souvent Job. Par contre, un chrétien, plus il est saint, plus il se sent pécheur. C'était déjà le sentiment d'Isaïe qui, dans sa vision de la grandeur de Dieu au Temple, s'écrie : "Malheur à moi, car je suis un homme pécheur."
Donc, ce qui nous sépare de Job, c'est essentiellement la Croix. Et cependant, Job est un témoin de Dieu. Témoin de la présence dans l'univers d'un Dieu juste. Tout au long du livre, il ne perd ni l'espérance ni la foi. Job se refuse à admettre un monde absurde ou un monde gouverné par le hasard aveugle. Il reste témoin de Dieu alors que sa souffrance lui est incompréhensible.
On pourrait comparer le témoignage du livre de Job avec les tragédies grecques qui datent de la même époque, et qui, comme Job, sont toutes préoccupées du mystère de la souffrance humaine. Voir par exemple Eschyle ou Sophocle. Rappelez-vous le mythe de Prométhée, supplicié sur l'ordre de Zeus. On trouve de grandes ressemblances avec l'histoire de Job. Océanos, par exemple, vient faire la leçon à Prométhée, alors que le héros voudrait être aux enfers. Mais il y a également des différences : Prométhée est immortel, et il sait -tous savent - que Zeus est injuste, qu'il se venge, qu'il est inflexible. Oedipe, qui, lui aussi, a offensé les dieux, mais sans le savoir, sera la proie de dieux machiavéliques. Dans Euripide, nous trouvons Héraclès, le type même du héros qui souffre. Dans le drame d'Euripide, on trouve deux notions de Dieu qui ne concordent pas : les dieux qui sont jaloux du bonheur humain, des dieux forts, plus forts que l'homme, et Dieu bon et parfait, présent dans notre coeur.
Chez Job, c'est un peu pareil : il en appelle de Dieu à Dieu, car son idée de Dieu est double : un Dieu fort et juste à la fois. Et il en appelle de Dieu fort qui le torture au Dieu juste qui l'acquittera. Mais alors que chez les Grecs, il y avait les dieux forts et le dieu du coeur (notamment chez Platon), pour Job, c'est le même Dieu qui tour à tour est envisagé comme l'auteur de la souffrance et le juste, suprême recours du malheureux. Aussi Job réagit différemment du héros grec. En cela, il est proche de Platon pour qui il est impossible que les dieux soient cause du mal. Mais ce Dieu de Platon n'est pas un dieu-providence qui s'intéresse aux hommes. C'est un dieu tout intérieur dont l'homme approche par l'effort de son intelligence et par la contemplation.
E - La représentation du monde au temps de Job Comment les Hébreux se représentaient-ils le monde au Ve siècle avant J.C. ?
D'abord, la terre : c'est un disque plat fixé sur un socle ferme, reposant lui-même sur le vide. Sa superficie ? Du Caucase à l'Ethiopie et des frontières de l'Inde à Gibraltar. Ce disque plat est surmonté d'une coupole solide, comme une immense cloche à fromage, qu'on appelle le firmament. C'est sur ce firmament que tournent le soleil, la lune et les étoiles, ce qu'on appelle l'armée des cieux. Puis, au-dessus du firmament, vous trouvez les eaux supérieures, qui sont retenues par tout un système d'écluses. Quand il pleut, c'est que quelqu'un a ouvert les vannes.
Comment s'est faite la création ? Le livre de Job ne le raconte pas. Mais il connaît le récit de Genèse 1. A l'origine du temps, Dieu a créé le chaos, qui est un mélange de terre et d'eau. C'est l'abîme. Dieu a dû le fendre ou le diviser pour s'en servir comme matière première. De cette séparation du sec et du mouillé sont nés la terre et la mer. Aussi la mer garde-t-elle, de cette division, un caractère vivant et agressif. Dieu la châtie comme une bête méchante. Lisez (ou relisez) le chapitre 38 du livre de Job : c'est une représentation poétique de l'oeuvre de Dieu, qui agit presque comme un dompteur quand la mer sort du sein maternel, bouillonnante et rebelle.
Cette mer - tant redoutée des Hébreux, qui ne furent jamais un peuple de navigateurs - est habitée et entourée de serpents monstrueux, notamment Léviathan, Tamin et Rahab. Le prophète Isaïe (27, 1) annonce que "ce jour-là, le Seigneur interviendra avec une épée acérée, énorme, puissante contre Léviathan, le serpent fuyant, contre Léviathan, le serpent tortueux : il tuera le Dragon de la mer." La mer elle-même est soumise au Créateur qui lui impose des limites infranchissables (pour que le Déluge ne se reproduise pas). Mais il existe, hélas, des magiciens (les éveilleurs de Léviathan) qui se vantent de pouvoir exercer un pouvoir sur le chaos primitif. Ce serait alors, s'ils réussissaient, la catastrophe cosmique. Léviathan, au sens large, c'est tout animal disproportionné ou redoutable. Par exemple, le crocodile, pour lequel on n'a pas de nom en hébreu, est appelé Léviathan. Quant à Tamin, le grand dragon, Dieu exerce à son égard une vigilante spéciale. Enfin Rahab : c'est la dernière personnification de la mer furieuse.
Le ciel, (la voûte céleste qu'on regarde), elle aussi, est peuplée d'êtres vivants : ce sont les constellations. Il y a Quesil, le fou (Orion), sorte de géant déchaîné. Haïch, la Grande Ourse avec ses petits, les étoiles de la petite Ourse. Il y a les Pléiades, qu'il est indispensable de tenir en laisse. Enfin, les "chambres du Sud", groupe d'étoiles de l'hémisphère austral.
Les "météores" étaient eux-mêmes personnifiés. Shahar, l'Aurore : chez les Grecs, c'était une jeune fille aux doigts de rose ; chez les Hébreux, c'est un jeune garçon dont on voit s'ouvrir les paupières. Le jour et la nuit sont personnifiés, de même que l'arc-en-ciel, les nuages, le tonnerre, les éclairs : tous sont liés directement à Dieu : l'arc-en-ciel est son arc, le tonnerre, sa voix, et les éclairs, ses flèches. (Nous n'étions pas très loin de cette représentation lorsque, dans notre enfance, entendant le tonnerre, nous disions que c'était Dieu qui joue aux quilles).
Tout cela est un langage poétique. On n'y croit pas totalement. Job, cependant, était persuadé que Dieu coule chaque enfant dans le sein de sa mère et le caille comme du fromage. Dans le même sens, il pense que ses propres douleurs sont des flèches invisibles que Dieu plante dans sa chair.
EN CONCLUSION Ces quatre séquences consacrées au livre de Job ont pour but de vous aider
à lire ce livre qui est l'un des plus important de la Bible.
En premier lieu, j'ai essayé d'en faire une réécriture
pour rendre plus accessible à nos esprits modernes un texte
souvent bizarre, difficile ou ennuyeux (Séquences 1 et 2).
Puis, dans une troisième séquence, nous avons regardé comment s'est construit ce livre,
dont la rédaction s'étale sur plusieurs siècles.
Et nous en sommes arrivés à étudier le problème de la souffrance,
d'une souffrance humaine dont Job est le témoin.
Enfin, aujourd'hui, dans une quatrième séquence, nous cherchons à voir comment Job est témoin de Dieu.
Tout cela, dans un cadre bien déterminé :
la représentation du monde telle que se la faisaient les contemporains du livre de Job.
Il vous reste, à vous personnellement,
pour entrer dans "l'intelligence des Ecriture"
à relire tranquillement le livre de Job et à le méditer,
pour bien le digérer et ainsi le faire vôtre.Léon Paillot Retour au sommaire