L'INTELLIGENCE DES ECRITURES

 

L'EVANGILE SELON SAINT LUC (1)

Avec cette nouvelle année liturgique où nous lirons chaque dimanche l'Evangile selon saint Luc, je crois qu'il est nécessaire de vous aider à en faire une lecture continue, et pour cela, de vous donner des clés de lecture. C'est ce que nous essaierons de faire chaque quinzaine.

 

1 - INTRODUCTION

1-1 - L'auteur.

Celui qui a écrit ce troisième évangile ne l'a pas signé. Pas plus, d'ailleurs, que les autres évangélistes. Alors, me direz-vous, comment a-t-on fait pour l'attribuer à saint Luc ?

Au début, l'ouvrage a circulé sans nom d'auteur. C'était simplement l'une des nombreuses "bonnes nouvelles" concernant un nommé Jésus de Nazareth, que ses disciples appelaient Christ et Seigneur. Nombreuses bonnes nouvelles ? Oui, certes, puisqu'on connaît d'autres "évangiles" attribués plus ou moins abusivement à des témoins : Thomas, Pierre, Jacques... Seuls, quatre de ces recueils ont été retenus officiellement par l'Eglise. Et cela au milieu du IIe siècle. Ce qui ne veut pas dire que les autres ouvrages sont entièrement faux.

D'autre part, il n'est pas fait mention de Luc dans les évangiles. Pas plus, d'ailleurs, que de Marc. Mais l'attribution du troisième évangile à Luc s'est faite assez rapidement. La première mention qu'on ait, on la trouve sous la plume de saint Irénée, évêque de Lyon, en 180. Il écrit : "Luc, le compagnon de Paul, a consigné en un livre l'évangile que celui-ci prêchait." Saint Irénée, vous le savez sans doute, est originaire d’Asie Mineure. Il a passé sa jeunesse à Smyrne où il avait été en relations avec l’évêque de cette ville, Polycarpe, lequel avait reçu l’enseignement de Jean « qui avait vu le Seigneur ». Donc, grâce à lui, on remonte aux origines. Nous avons d'autre part, à la même époque, le "canon de Muratori", qui est la première liste des écrits "canoniques" du Nouveau Testament. Il dit que "le troisième évangile est selon, Luc. Luc est ce médecin qui, après l'Ascension du Christ, fut emmené par Paul comme compagnon de ses voyages et qui écrivit en son nom. Cependant il n'a pas vu lui-même le Seigneur durant sa vie terrestre. Il commence son récit à partir de la naissance de Jean." Plus tard, Tertullien et Origène ( 3e siècle ), Eusèbe de Césarée et Jérôme ( 4e siècle ) abondent dans le même sens. Par ailleurs, personne ne conteste actuellement à Luc la paternité du troisième évangile.

Mais qui était donc ce Luc ? Là, on en est réduit à quelques conjectures. Il semble appartenir au monde grec par sa langue. Certains pensent qu'il était un sympathisant de la religion juive, l'un de ceux qu'on appelait les "craignant Dieu". Des gens insatisfaits du vide religieux des religions traditionnelles, dont les mythologies avaient été mises en pièces par les philosophes grecs ; ils ne pouvaient pas plus s'y retrouver avec la religion officielle qui divinisait l'empereur. Le judaïsme apportait une réponse valable à leur besoin religieux, mais ils n'avaient pas envie de faire le saut qui impliquait la circoncision. La prédication chrétienne remporta un certain succès auprès d'eux. En tout cas, il semble bien qu'un jour Luc, le médecin (?) cultivé, a rencontré Paul. Peut-être à Troas ! Grâce à d'autres textes du Nouveau Testament, nous en savons un peu plus. Il est certain que Luc a composé, en plus de l'évangile, les Actes des Apôtres. Les deux livres répondent à un unique projet. Nous y reviendrons. Et Paul, en trois passages de ses lettres, fait mention de Luc comme d'un de ses fidèles compagnons de mission. C'est lui qui l'appelle "le cher médecin" (Colossiens 4, 14). Il a dû accompagner Paul lors de son voyage à Rome et l'assister tout au long de sa captivité. C'est tout ce que nous pouvons dire sur l'auteur du 3e évangile.

1 - 2 - Le livre.

Une première remarque concerne la qualité de la langue. Le grec de Luc est élégant. On sent qu'il maîtrise bien cette langue, sa langue. Luc sait raconter : le style est clair, bien tourné, l'écrivain a souci d'apporter les explications nécessaires à la bonne compréhension des faits ou des paroles qui sont rapportés. Tout laisse à supposer qu'il est grec, marqué par la mentalité et la culture de cette civilisation On sent qu'il est un homme cultivé. Il emprunte un certain nombre de procédés littéraires aux écrivains grecs. Par contre on sent qu'il ne connaît pas bien la géographie de la Palestine, ni les usages de ce pays, qui n'est pas le sien.

Par ailleurs, ce converti a le souci de transmettre le message du Christ à des gens qui ne connaissent absolument pas le monde biblique, sa culture, son histoire. Il écrit à la manière des historiens grecs, comme d'ailleurs il l'a annoncé dans son introduction : il donne ses sources, choisit ses matériaux, fixe son objectif pour faire un récit ordonné. Il va faire réellement un récit, plus descriptif que théologique. Il raconte une aventure très concrète. Pas besoin de définir ce qu'est le "salut" dont il parle : il le montre "en marche" et nous invite par le fait même à entrer dans cette démarche.

Nous remarquerons également son goût pour la clarté: introduction et conclusion encadrent souvent les récits ; les paraboles sont groupées par couples, de même que les paroles mêmes de Jésus. Enfin, nous vous signalerons au passage avec quel grand art il indique d'un mot le pathétique d'une situation, la tension dramatique de certains récits. Nous remarquerons sa délicatesse constante, surtout quand il approche la personne de Jésus. " Il faut mentionner en premier le portrait très attachant, très humaniste, qu'il nous brosse de Jésus. L'auteur a su rendre par le détail son témoignage de Sauveur universel. Il multiplie les gestes et les paroles qui manifestent sa bonté, son amour pour les hommes, particulièrement les pauvres, les pécheurs, ceux qu'accablent les misères humaines. Le Jésus qu'il présente, riche en prévenances et en délicatesses, est vraiment le berger qui se met inlassablement à la recherche de la brebis perdue… il ne s'agit pas de cacher certaines exigences et l'évangéliste ne craint pas de les mentionner, mais il les intègre dans une ambiance d'espérance et de joie. Toute l'œuvre baigne dans cette ambiance, depuis l'annonce de la naissance jusqu'au retour des apôtres à Jérusalem après l'Ascension."

1-3 -Une oeuvre en deux volumes.

Jusqu'au début du XXe siècle, tout le monde admettait sans discussions que le troisième évangile et le livre des Actes des Apôtres avaient saint Luc pour auteur. Cependant, des exégètes ont alors remis en cause cette opinion générale, se demandant d'abord si Luc était bien l'auteur du troisième évangile, et ensuite quelle valeur historique on pouvait accorder aux Actes des Apôtres. On en vint même à envisager que l'auteur des Actes n'était pas le même que celui de l'Evangile. La contestation portait exclusivement sur des questions d'ordre historique. Elle laissait de coté l'aspect littéraire de la question du lien entre l'Evangile et les Actes. Je laisse de côté les détails. En tout cas, la contestation eut le mérite de remuer tout le monde. Certains essayant de démontrer qu'il s'agissait de deux oeuvres écrites par le même auteur, mais à des époques différentes. D'autres envisagèrent la possibilité d'un ouvrage unique à l'origine, qui fut ensuite coupé en deux. Discussions passionnées, jusqu'à la publication, en 1927, de l'ouvrage de H. Cadbury, The Making of Luke-Acts. Celui-ci défendait la thèse de l'unité de deux livres du même auteur. Il semble que son argumentation a été convaincante, puisqu'un large consensus s'est établi parmi les exégètes sur la question de l'unité des deux ouvrages. Si bien qu'actuellement, ils parlent toujours de l'ensemble Luc-Actes. Et invitent à lire les deux livres chacun en fonction de son lien avec l'autre.

1-4 - Un rappel. (On en a déjà parlé à propos de l'Evangile selon saint Matthieu)

Le texte que nous avons aujourd'hui repose sur des traditions orales qui sont parvenues à un ou des auteurs anonymes, qui les ont regroupées en un récit cohérent. Les auteurs, ou l'auteur définitif, a composé une oeuvre originale, mais en respectant parfaitement les traditions reçues. Quelles traditions ?

Deux ou trois sources.

Pour autant qu'on puisse en être certain, l'hypothèse la plus plausible (admise par la plupart des spécialistes) est qu'ils ont puisé à deux ou trois sources. Il y aurait ainsi, en premier lieu, l'évangile de Marc, qui est le plus ancien (vers l'an 70), qui a eu accès à des traditions déjà bien établies. En plus de l'évangile de Marc, qu'il avait sous les yeux, l'auteur du troisième évangile a utilisé une autre source : un recueil comportant essentiellement des paroles de Jésus, que Marc ne connaissait pas, mais qui était connu également de Matthieu. Enfin, notre auteur a eu accès à d'autres traditions particulières, qui avaient été conservées précieusement dans les communautés qui ont vu naître son évangile. Voilà l'hypothèse. Elle a ses limites, mais elle nous donne une explication simple et assez satisfaisante. A condition de bien la situer dans le grand flux des traditions orales qui circulent pendant tout le premier siècle de notre ère. L'évangile selon saint Luc se situe au confluent de plusieurs traditions sur Jésus. On estime qu'il a été rédigé dans sa forme définitive vers les années 85-90.

Luc, Matthieu et Marc.

Si on met en parallèle Luc Matthieu et Marc (les bouquins existent : on les appelle des synopses), on constate quelques faits importants :

1- Luc emprunte à Marc le genre littéraire de l'évangile pour dire sa foi en Jésus de Nazareth : comme lui, il raconte la destinée de Jésus, des débuts en Galilée jusqu'à la fin violente à Jérusalem.

2- Matthieu et Luc dépendent immédiatement de Marc, mais tous deux ont en plus une documentation que n'avait pas Marc.

3- Enfin, Luc a eu recours à une troisième source que ne connaissaient ni Marc ni Matthieu.

4 - Cependant : 330 versets sont communs aux trois synoptiques. 100 sont communs à Marc et à Luc. Et 230 sont communs à Matthieu et à Luc.

Donc, l'auteur est devant ces trois sources. Il ne va pas opérer simplement une synthèse harmonieuse des trois. Il va lui falloir faire des choix quand les trois sources dont il dispose sont divergentes. Luc s'en explique dans son introduction.

(a suivre, le 23 décembre)

 

Retour au sommaire