L'INTELLIGENCE DES ECRITURES

 

L'EVANGILE SELON SAINT LUC (3)

( 6 janvier 2004 )

Tout évangile a pour but de nous révéler qui est ce Dieu qui s'est fait homme en la personne de Jésus. Luc, quant à lui, a voulu décrire cette révélation "en ordre" (1, 3). En fait, il la présente de façons diverses dans les diverses parties de son évangile. Aujourd'hui, nous allons continuer à lire la première partie, qui est une introduction (1, 5 à 4, 13). Le mystère de Jésus nous y est présenté en pleine clarté dans une série de paroles divines.

 

2 - L'INTRODUCTION - Luc 1, 5 à 4, 13.

Cette introduction comprend deux parties :
* Les récits de l'enfance (
1, 5 à 2, 52) (voir aux archives)
* Le prélude de la mission (
3, 1 à 4, 13)

2 - 2 : Le prélude à la mission.

Au début de son chapitre 3, Luc rejoint les récits de Marc et de Matthieu et donc, sans doute, le fond commun de la tradition évangélique ancienne. Les trois synoptiques s'accordent à placer avant l'ouverture de la mission de Jésus la prédication de Jean-Baptiste, ainsi que les deux épisodes du baptême et de la tentation de Jésus. Ces éléments donnent sens à toute la mission qui va suivre et en constituent le prélude. Dans ces passages comme dans les suivants, la comparaison du récit de Luc avec ceux de Matthieu et de Marc permet souvent de discerner l'originalité du troisième évangile et les traits propres de sa pensée.

Les trois synoptiques ouvrent cette section par la présentation de Jean-Baptiste et de sa prédication de conversion. Jean lui-même y fera allusion (Jean 1, 19-36). Luc, qui a dès le début consacré une large place à Jean dans les récits de qu'enfance, rapporte les mêmes données que Marc et surtout Matthieu. Il en ajoute quelques-unes (v. 5-6, 10-15, 18). Il est intéressant de noter qu'il prend soin de montrer en Jean le précurseur de l'annonce du salut de Dieu pour tous les hommes (3, 6), de noter qu'il n'est pas le Messie (3, 15), mais que sa prédication est déjà la bonne nouvelle (3, 18)

2 - 2 - 1 : Le baptême de Jésus (3, 21-22)

Chez les trois synoptiques, cet épisode présente deux aspects fort différents : le baptême de Jésus par Jean-Baptiste est un événement public, constatable par des témoins ; et à cette occasion se produit une manifestation divine que Jésus est seul à percevoir (cela est net surtout chez Marc) : il voit l'Esprit sous forme de colombe, il entend les paroles du Père.

Le récit de Luc présente une série de traits originaux et significatifs. Il ne nomme même pas Jean-Baptiste, dont il vient de rapporter toute l'histoire jusqu'à son emprisonnement par Hérode (3, 19-20). On a ici un cas très net de la "périodisation" de l'histoire chez Luc. Le sens en est clair : avec le baptême de Jésus, le temps de Jean Baptiste est terminé. Luc indique que ce baptême de Jean a été donné "à tout le peuple". Il marque plus nettement que Matthieu et Marc la distinction entre le baptême de Jésus et la manifestation divine qui le suit. Il mentionne que Jésus est en prière, comme avant tous les autres faits décisifs de sa mission. Il précise un peu que si Jésus peut voir l'Esprit, c'est sous une forme corporelle. Surtout, la parole du Père, selon le texte le plus probable, est la formule royale d'intronisation du psaume 2, 7 : "Tu es mon Fils, moi aujourd'hui je t'ai engendré."

Ces données suggèrent comment Luc entend l'événement. En se faisant baptiser, Jésus achève le mouvement préparatoire de conversion de tout le peuple de Dieu. Il reçoit maintenant l'Esprit comme tous les prophètes, pour être le porteur de la Parole de Dieu. Mais Jésus est plus qu'un prophète parce que son message est la bonne nouvelle définitive, dont il est lui-même l'objet. Le Père le reconnaît comme son Fils. Luc a déjà noté qu'il l'était dès le premier instant de sa vie (1, 35), qu'il le savait quand il était parvenu à une conscience adulte (2, 49). Ici, il veut marquer son investiture royale pour sa mission. En fait, il le dira, Jésus n'exercera en plénitude sa seigneurie royale que par-delà sa mort, dans la gloire pascale. Mais à l'instant où il entreprend sa mission, il reçoit des pouvoirs qu'il n'a pas encore exercés jusqu'ici. On pourrait dire que si, dès sa conception, il est comme Fils l'héritier légitime du Père, il devient, à son investiture baptismale, son fondé de pouvoir, en attendant son intronisation pascale.

Cette manifestation à Jésus lors de son baptême présente quelque analogie avec les vocations de prophètes. Dans celles-ci, Dieu définit de même la mission et le message de son envoyé, il revêt celui-ci de son Esprit. Mais la mission, le message de Jésus sont uniques : il est le Fils. Et à la différence des prophètes, il n'est même pas question de sa réponse, encore moins de ses objections.

2 - 2 - 2 : La généalogie de Jésus (3, 23-38)

Suivant l'usage de la bible, Matthieu présente une généalogie de Jésus au début de son livre. Luc en place une, mais seulement au chapitre 3. Cette différence a un sens. Nous y reviendrons. La généalogie de Matthieu est descendante : d'Abraham à Jésus en passant par David et tous les rois de Juda. Celle de Luc est ascendante : elle remonte de Joseph à Abraham, et jusqu'à Adam, sans nommer d'autre roi que David. Elle rencontre cependant celle de Matthieu sur les noms de Salathiel et de Zorobabel. La généalogie de Matthieu est construite sur trois séries de deux fois sept noms, celle de Luc sur onze fois sept noms, ce qui est un assez bon indice de l'origine sémitique de ces deux généalogies.

Dans le monde de la bible, les généalogies ne visent pas d'abord à donner la liste exacte et complète des ancêtres. Leur but avant tout est de fonder le droit à la possession d'une terre, au statut sacerdotal, à la légitimité dynastique. Leur rédaction est souvent artificielle comme le montre l'étude de 1 Chroniques 1-9. Dans le cas de Jésus, il est clair qu'on ne l'a pas cru fils de David parce qu'il avait une généalogie : on lui a cherché des généalogies parce qu'on le regardait comme fils de David. Voir Romains 1, 3-4.

Luc utilise donc ici sans doute un document juif. Il y a probablement ajouté lui-même les listes de noms de Thara à Adam, car c'est le seul passage de sa généalogie qui suive le texte de la Bible grecque (Genèse 5, 1-32 et 11, 10-25). Cette addition est significative : tandis que la liste de Matthieu situe Jésus uniquement à l'intérieur du peuple d'Israël, celle de Luc marque son rattachement à toute l'humanité. L'absence des rois entre Salathiel et David doit être imputable à la source de Luc, mais elle répond bien à sa réticence devant les royautés de ce monde. Peut-être faut-il rapprocher ce trait de la présence de plusieurs noms de prophètes : Elie, Amos, Nahum, Nathan. La liste ne situerait-elle pas Jésus dans la lignée des prophètes plutôt que dans celle des grands de ce monde ? En tout cas, sa finale, qui rattache Adam à Dieu, juste après que Jésus a été déclaré Fils de Dieu, situe Jésus en face du premier homme comme un second Adam, thème paulinien que reprend ici Luc.

A cette place chez Luc, la généalogie de Jésus semble définir sa situation vis-à-vis des hommes après que la parole divine, à son baptême, a défini sa relation avec Dieu : il est le nouvel Adam, le prototype d'une humanité nouvelle.

2 - 2 - 3 : La tentation de Jésus (4, 1-13)

 Les trois évangiles synoptiques placent la tentation de Jésus entre son baptême et le début de sa mission. Ils y montrent la victoire initiale du Maître sur la puissance du Mal, le fondement de ses exorcismes et de ses miracles ultérieurs.

L'événement dont il s'agit est tout spirituel. Il ne peut être question d'en donner un compte-rendu littéral. Sa nature exige dans le récit une mise en forme littéraire. Matthieu et Luc suivent ici, manifestement, une source commune très littéraire avec ses références aux Ecritures, surtout des références aux tentations auxquelles Israël a succombé au désert. Il n'est pas exclu d'ailleurs que cette source puisse remonter à Jésus.

Le récit de Luc est proche de celui de Matthieu. Cependant il y a quelques différences importantes, notamment l'interversion des deuxième et troisième tentations, la rédaction des versets 6-7 et 13. On peut y reconnaître la main de Luc et sa pensée.

Comme chez Matthieu, la première tentation se fonde sur la filiation divine de Jésus que le Père vient de proclamer au baptême. Satan suggère à Jésus de profiter de cette filiation, de tirer parti de ce pouvoir miraculeux pour échapper à la faim, à la misère des hommes. C'est précisément ce que Jésus refuse. Il ne veut pas faire de miracle pour soi.

La seconde tentation chez Luc (la troisième chez Matthieu) est la proposition d'obtenir facilement la royauté en ce monde, par un simple hommage à Satan. Le refus de Jésus signifie qu'il ne veut tenir sa royauté que de son Père, suivant la voie qu'il a choisie : par la pauvreté, l'échec et la croix.

Si Luc place en finale la tentation à Jérusalem, à la différence de Matthieu qui, sans doute, conserve l'ordre original, c'est peut-être à cause de l'importance qu'il attache à la "cité sainte", mais c'est surtout pour marquer ce qui lui semble la tentation suprême de Jésus : celle d'échapper à la mort parce qu'il est Fils de Dieu. Jésus la repousse. Ce serait tenter Dieu, exiger de lui une intervention qui ne serait pas conforme à son dessein. Jésus se refuse à faire de son titre de Fils une "assurance tous risques". Il respecte la liberté souveraine du Père. Ainsi Satan est repoussé. Il a épuisé toutes les tentations. Il est vaincu, mais il reviendra pour la passion.

Chez les trois synoptiques, le récit de la tentation marque à la fois l'humanité de Jésus (il est tenté comme nous) et sa victoire sur le mal (il ne succombe pas comme nous). Chez Matthieu et Luc, la tentation porte sur le mode concret de la mission de Jésus, sur les privilèges qu'il pourrait tirer de sa situation de Fils de Dieu. Jésus refuse de profiter de cette condition pour échapper à la faim, à la mort, à la condition humaine, pour parvenir sans peine à sa royauté. Luc introduit quelques nuances : il juge sataniques les royautés de ce monde (silence sur les rois d'Israël dans sa généalogie). Pour lui, la tentation suprême de Jésus serait d'échapper à la mort. La passion apparaît chez lui comme le prolongement de la tentation, l'assaut suprême de Satan contre Jésus; (Cf 1 Corinthiens 2, 8)

CONCLUSION

Ici s'achève l'introduction de l'évangile. L'évangile de l'enfance a montré le mystère de Jésus défini en toute clarté par les messages des anges et des prophètes. Les scènes mystérieuses du prélude à la mission ont montré, dans la conscience même de Jésus, son appel par le Père et sa victoire radicale sur le mal.

Maintenant Jésus va entreprendre sa tâche. L'Évangile va montrer, de l'extérieur, comment il s'est manifesté dans sa parole et son action et comment les hommes ont peu à peu approché vers l'intelligence de son mystère.

(A suivre, le 20 janvier 2004)

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