L'INTELLIGENCE DES ECRITURES
L'EVANGILE SELON SAINT LUC (4) ( 20 janvier 2004 ) Tout évangile a pour but de nous révéler qui est ce Dieu qui s'est fait homme en la personne de Jésus. Luc, quant à lui, a voulu décrire cette révélation "en ordre" (1, 3). En fait, il la présente de façons diverses dans les diverses parties de son évangile. Aujourd'hui, nous lisons Luc 4, 13 à 9, 50 : dans cette partie, Luc présente la mission de Jésus en Galilée.
3-La mission initiale (4, 13 à 9, 50)
La première partie de la mission de Jésus se déroule en Galilée. Jésus prêche et surtout fait des miracles : sur les 18 récits de miracles que rapporte Luc, 14 se situent dans cette partie. D'abord, une grande scène d'ouverture (4, 16-30), pour caractériser le message de Jésus et la manière dont il est reçu. On retrouve la même chose dans les Actes des Apôtres, avec le récit de la Pentecôte. Puis, vous avez trois sections, la première et la troisième étant inspirées directement de l'évangile de Marc. C'est seulement à la fin de cette partie que les disciples commencent à percevoir le mystère de Jésus, dans la confession de Pierre et la transfiguration. Mais plusieurs scènes auparavant laissent entrevoir ce mystère. Nous les étudierons.
3-1 : La prédication inaugurale. 4, 16-30
Marc et Matthieu avaient condensé en un bref schéma cette prédication initiale. Luc en donne un exemple détaillé dans l'épisode de la prédication de la synagogue de Nazareth. La construction de ce récit emprunte à Marc (6, 1-6), mais Luc emprunte à d'autres sources. Il est probable que Luc a construit toute la scène à partir de données traditionnelles pour ouvrir son récit par une présentation du message de Jésus et de l'accueil qu'il rencontre.
Pour notre recherche, cette scène est pleine de sens. Jésus commence à prêcher un jour de sabbat, dans une synagogue, comme Paul fera plus tard (Actes 13, 14-41, par exemple) : c'est montrer que l'Évangile s'appuie sur les promesses de l'Ancien Testament. Jésus définit sa mission à partir de l'oracle d'Isaïe 61, 1-2, qu'il accomplit "aujourd'hui". Comme le prophète, il a reçu l'Esprit pour proclamer la bonne nouvelle aux pauvres, pour apporter aux malheureux la liberté et la lumière. Mais il n'est pas un prophète comme les autres : il a reçu l'onction de l'Esprit en plénitude ; avec lui commence le temps de la grâce. Cette présentation du message de Jésus est très significative. Matthieu avait condensé le message dans l'appel à la conversion, Marc dit de même et ajoute que Jésus proclame la bonne nouvelle de Dieu et l'accomplissement du temps. Luc parle comme Marc de bonne nouvelle et d'accomplissement de l'Ecriture, mais le centre du message n'est plus le Règne, c'est la personne même de Jésus.
Devant cette annonce, la réaction des gens de Nazareth est négative. Ils butent sur cette personne de Jésus qu'ils croient connaître. Ils demandent des miracles comme s'ils y avaient droit à titre de compatriotes. Jésus conteste ce droit en s'appuyant sur l'exemple d'Elie et d'Elisée qui laisse déjà entrevoir le salut des païens. Il reconnaît que sa patrie ne l'accueille pas. On cherche à le tuer. Toute la scène préfigure la démarche de Jésus auprès de son peuple qui le tuera.
Ainsi Jésus se classera parmi les prophètes. Comme ceux-ci, il a sur lui l'Esprit du Seigneur, il porte le message du salut. Mais il est bien plus qu'un prophète car il est lui-même l'objet de ce message? Pour lui, ce message est plus important que ses miracles, alors que pour ses auditeurs, c'est le contraire. De là, le refus d'Israël qui le conduira à la mort.
3-2 : La résurrection de Naïm 7, 11-17
Tout miracle est une manifestation du mystère de Jésus, un signe de sa puissance de salut. Il apporte un salut individuel, physique et temporel qui annonce dans un fait le salut universel, total et définitif. Quelques récits de miracles soulignent particulièrement l'aspect de révélation de Jésus. Aujourd'hui nous nous contenterons de lire le récit de Naïm.
Celui-ci est propre à Luc qui le place ici pour préparer la parole de Jésus : "les morts ressuscitent." Ce récit présente tous les éléments du schéma classique des récits de miracle : la réalité du mal (le jeune homme est bien mort, toute la foule l'a constaté et le conduit à la tombe), l'intervention de Jésus par une parole simple, la manifestation de la guérison (le jeune homme s'assied et parle), la réaction religieuse de la foule (la crainte, la gloire rendue à Dieu). Comme dans les autres récits de miracles, ces traits font ressortir le pouvoir "personnel" de Jésus (il ne prie pas), la réalité du salut qu'il opère, la reconnaissance dans son action de l'intervention divine.
Quelques traits de ce récit sont propre à Luc : le titre de "Seigneur" donné pour la première fois à Jésus, l'insistance en finale sur l'action de Dieu, et aussi les ressemblances littéraires entre ce récit de Luc et celui de la résurrection, par Elie, du fils de la veuve de Sarepta (1 Rois 17, 10-24, surtout dans le texte de la Septante). Ces ressemblances sont d'autant plus frappantes qu'elles se retrouvent dans deux autres miracles rapportés par Luc : un enfant "unique" en 8, 42, l'esprit du mort "revenu" en 8, 55. A la fin du récit de Naïm, tous reconnaissent Jésus comme "un grand prophète" : la veuve de Sarepta dira à Elie : "Tu es un homme de Dieu". C'est d'ailleurs souvent que dans son évangile Luc marque des ressemblances entre Jésus et Elie.
Ces divers traits expriment la pensée de Luc. S'il appelle ici Jésus "le Seigneur" pour la première fois, c'est pour souligner la puissance exceptionnelle qu'il manifeste ici. La reconnaissance finale de la "visite" de Dieu marque l'action divine en Jésus. L'évocation d'Elie montre que Luc voit Jésus comme le prophète puissant en oeuvre et en parole. Davantage, il voit Elie comme le "type" de Jésus, celui qui le préfigure. Car le prophétisme de Jésus est unique. Seul en effet le Sauveur porte à leur accomplissement définitif la parole et l'oeuvre de salut.
Quelques versets plus loin (7, 22) Jésus va présenter la résurrection des morts dans une liste de miracles qui répond aux annonces des prophètes et montrer en ces miracles les signes du salut présent. Le dernier signe est que les pauvres entendent la bonne nouvelle, comme l'avait annoncé Isaïe 61, 1. Luc a déjà cité ce fait comme la première tâche de Jésus. Il est clair qu'il y voit le premier signe du temps du salut, plus important, plus significatif que la résurrection des morts .
3-3 : La confession de Pierre 9, 18-22
Chez Marc, la confession de Pierre est le tournant de la mission de Jésus, le passage de la première à la deuxième partie de l'évangile. Chez Luc, la construction est plus complexe. Cet épisode apparaît vers la fin de la première partie de la mission comme une conclusion partielle, une première approche du mystère de Jésus par les disciples.
Luc n'a pas de parallèle à Marc 6-8 ni à Matthieu 14-16. Il présente cet épisode après son unique multiplication des pains, ce qui offre une curieuse rencontre avec Jean : chez celui-ci en effet la scène correspondante (Jean 6, 67-71) conclut le chapitre du miracle de la multiplication des pains.
Le récit de Luc est proche de Marc-Matthieu, mais avec quelques traits originaux. Il s'ouvre par une prière de Jésus, comme pour le baptême et le choix des Douze, ce qui marque l'importance de l'événement. Jésus commence par demander ce que les foules disent de lui (Chez Marc et Matthieu, on dit "les hommes") Les disciples énumèrent les opinions déjà rapportées à Hérode en 9, 7-8. Puis Jésus exige que les disciples se prononcent personnellement sur son mystère et c'est Pierre qui répond. Ses paroles varient d'un évangile à l'autre : "Tu es le Christ", écrit Marc. Luc écrit : "Le Christ de Dieu", ce qui n'est pas une formule biblique. La Bible disait "Le Christ du Seigneur." La formule de Luc, il la reprendra en 23, 35. Elle est plus solennelle que celle de Marc, elle indique un rapport étroit entre Jésus et Dieu, tout en évitant l'appellation "Fils de Dieu" que Luc n'utilise jamais avant la résurrection. Nous avons donc ici une première approche du mystère de Jésus. De même que chez Marc, Jésus ne félicite pas Pierre, à l'inverse de Matthieu. Il ne refuse pas le titre de Christ, mais il commande sévèrement de le taire. Et Luc enchaîne sur l'enseignement de Jésus : il lui faudra beaucoup souffrir, être tué et ressusciter. Marc fait de même, mais pas pour les mêmes raisons. Chez Marc, il s'agit du "secret messianique". Pour Luc, il y a un mystère, c'est celui de la souffrance du Messie. Ce message est caché aux disciples "pour qu'ils ne le comprennent pas." Marc et Matthieu concluent cet épisode par la protestation de Pierre et le dur reproche que Jésus lui adresse. Luc ne reproduit pas ces versets. Peut-être parce qu'il a trop de vénération pour l'apôtre ?
Ainsi, au terme de la première partie de la mission, où Jésus s'est manifesté par sa parole et ses miracles, les disciples, dont Pierre est la voix, commencent à entrevoir le mystère de leur Maître. Ils dépassent leur incertitude première et les opinions des foules. Ils saluent Jésus comme le Christ, intimement uni à Dieu. Jésus cherche à les faire entrer davantage dans son mystère en leur parlant de sa souffrance et de sa mort. Mais les disciples ne sont pas encore prêts à l'admettre.
3-4 : La Transfiguration 9, 28-36
Dans les trois synoptiques, cet épisode est lié à la confession de Pierre. Les trois récits comportent les mêmes éléments : la montée de Jésus sur la montagne avec les trois intimes, sa manifestation lumineuse, l'apparition de Moïse et d'Elie, les paroles de Pierre dépassé par l'événement, la manifestation divine dans la nuée et la parole divine, le retour à Jésus seul, le silence ultérieur des disciples. Cette scène apocalyptique, pleine de réminiscences bibliques, présente une expérience des disciples. Elle est une révélation de Jésus, une anticipation de la gloire pascale. La parole de Dieu répond à la confession de Pierre.
Le récit de Luc conserve cette structure, mais y ajoute quantité de traits nouveaux. Une fois de plus, Luc note que Jésus était en prière. Il ne parle pas de transfiguration (métamorphose), un terme grec qui a des résonances païennes. Il préfère dire le changement de l'apparence du visage de Jésus et, plus loin, sa "gloire". Ces termes évoquent le récit du Sinaï où le visage de Moïse fut "glorifié". Mais en même temps, Luc pense au ressuscité : la vision présente anticipe la révélation de Pâques.
Moïse et Elie apparaissent : Luc précise qu'ils sont "vus en gloire". Il est seul à préciser également le contenu de leur conversation avec Jésus : "Ils parlaient de son départ (exode) qui devait avoir lieu à Jérusalem." Ce départ est à la fois la mort de Jésus et son "enlèvement" dans la gloire.
Après les réflexions saugrenues de Pierre ("Il ne savait pas ce qu'il disait"), se produit la théophanie : Dieu se manifeste dans la nuée et la parole. Luc introduit ici quelques nuances. Jésus est qualifié d'Elu, comme à la croix (23, 35).
En finale, les trois évangélistes montrent Jésus seul. Matthieu et Marc disent que Jésus a interdit à ses disciples d'en parler. Luc se contente de dire qu'ils n'en ont pas parlé.
Luc a pour projet de présenter Jésus comme le nouveau Moïse , c'est-à-dire le guide du peuple de Dieu vers le salut. On peut le voir aussi comme le Serviteur de Dieu humilié dont parle Isaïe. Déjà Jésus possède la gloire que manifestera la résurrection, mais il ne l'atteindra en plénitude que par sa mort. Les disciples ne semblent pas comprendre ce mystère. Ils ne le saisiront que dans la lumière de Pâques. Il leur reste un long chemin à faire.
( à suivre, le 3 février)
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