L'INTELLIGENCE DES ECRITURES

 

L'EVANGILE SELON SAINT LUC (5)

( 3 février 2004 )

Après avoir relu la troisième partie de l'évangile de Luc, nous en arrivons, dans une quatrième partie, à la montée vers Jérusalem. C'est la partie la plus originale de l'oeuvre de Luc. Dix chapitres (9, 51 à 19, 28). Grâce à quelques notices concernant l'itinéraire emprunté, Luc fait le lien entre des enseignements, des exhortations, des controverses. On y trouve relativement peu de faits. Par contre, les données sur le mystère de Jésus sont abondantes. On pourrait y chercher une unité à partir d'une phrase qu'on trouve dans le récit de la Transfiguration : "Ils parlaient de son "départ" qui devait avoir lieu à Jérusalem." (9, 31) Nous lisons aujourd'hui quelques extraits de ces dix chapitres.

4 - 1. La mission de Jésus (12, 49-53)

Ces paroles où Jésus parle de sa mission sont placées à la fin d'une série d'enseignements aux disciples (à partir de 12, 22). Il s'agit d'être vigilants dans l'attente du Seigneur. Ensuite, on trouve un appel aux foules, leur recommandant de discerner le sens du temps présent (12, 54-56). Il faut se convertir en raison du jugement qui vient (12, 57 à 13, 9). Le contexte est donc nettement eschatologique, tourné vers la fin des temps, et implicitement, christologique.

Le petit passage (12, 49-53) forme une unité parce qu'il groupe trois paroles où Jésus définit sa mission en parlant de lui-même à la première personne, ce qui est assez rare. Il est probable que ces trois paroles (dont on retrouve des extraits chez Marc et Matthieu) étaient au point de départ indépendantes les unes des autres et que Luc les a regroupées parce qu'elles étaient des passages en "je", comme disent les spécialistes.

Ces trois paroles sont difficiles à interpréter, parce qu'on ignore le contexte originel. Dans la première, Jésus dit qu'il est venu allumer un feu sur la terre, et il ajoute son désir de voir ce feu prendre vraiment. Donc, c'est qu'il n'est pas encore allumé. Et de quel feu s'agit-il ? On peut penser au jugement final qui purifie les élus et extermine les impies. Mais il est possible également que Luc pense au feu de la Pentecôte : pour lui, l'Esprit est le don de Jésus à son Eglise. Puis, au verset 50, Jésus parle d'un baptême à recevoir. Il a reçu le baptême de Jean, par lequel il est entré en solidarité avec un peuple pécheur. Mais le baptême dont il parle ici est autre chose. Il semble qu'il s'agit d'une épreuve par laquelle il doit passer pour la purification de son peuple, donc de la passion. Quant au verset 51, comprenons que si Jésus doit passer par l'épreuve, ceux qui le suivent le doivent aussi. La paix qu'il est venu apporter n'est pas une paix facile. Elle demande une décision personnelle de foi. Du même coup elle provoque la division de ceux auxquels elle s'adresse.

Ainsi les diverses paroles de Jésus regroupées dans ce passage présentent plusieurs aspects de sa mission : sa tâche eschatologique de réalisateur du peuple saint, le préalable douloureux de la passion, la prise de position qu'il exige de ceux qui croient en lui et doivent pour cela affronter les déchirements les plus douloureux.

4 - 2. Le prophète voué à la mort. (13, 31-33)

Nous sommes dans la deuxième section de la montée à Jérusalem (chapitres 13 à 17). Plusieurs fois, Luc présente des annonces du refus de Jésus par Israël et de l'appel des païens. On vient alors lui rapporter qu'Hérode Antipas cherche à le faire mourir. Bizarre, quand on sait qu'à d'autres endroits de l'évangile, Luc présente Hérode non comme un ennemi de Jésus, mais simplement "curieux de voir" le Maître. Mais cela n'a pourtant rien d'invraisemblable. Hérode a déjà tué Jean Baptiste et si nous lisons Actes 4, 27, nous verrons que, d'après Luc, Hérode et Pilate se sont unis contre Jésus. Et voilà qu'ici, ce sont des pharisiens qui viennent avertir Jésus . Pour Luc, à la différence des autres synoptiques, les pharisiens ne sont pas tous contre Jésus. Il y en a qui sont bienveillants, qui l'invitent même à manger.

La première partie de la réponse de Jésus s'adresse à Hérode : celui-ci n'est qu'un renard, pas un lion ni un loup, donc pas dangereux. Jésus n'a pas peur de lui et il va continuer sa mission. Une mission brève ("trois jours", c'est-à-dire un temps court, dans la langue de Jésus. Bientôt le Maître sera "achevé", au double sens du terme : il aura fini son travail, et il sera mis à mort.

La deuxième partie de sa réponse oublie Hérode, mais précise l'annonce de la mort de Jésus (v. 33). Il ne s'agit plus ici de sa mission, mais uniquement de son terme, toujours à bref délai. "Il faut" que Jésus continue sa marche vers Jérusalem, et là il doit mourir comme tout prophète. Ce sont là deux termes caractéristiques de Luc : d'une part Jésus est un prophète, porteur de la parole de Dieu, d'autre part il va mourir comme un prophète, signant de son sang son témoignage.

Pour commenter cette annonce, Luc place ici l'apostrophe de Jésus à Jérusalem qui tue les prophètes. Cette apostrophe prolonge le verset 33 : Jésus est venu rassembler tous les enfants d'Israël. Mais la cité infidèle a refusé son salut. Dieu va abandonner son Temple. Jésus va disparaître et on ne le reverra qu'à son avènement à la fin des temps. Ici apparaît tout le sens que Luc donne au titre de "prophète" quand il l'applique à Jésus : il signifie ses miracles, son témoignage, sa mort.

4 - 3. Le jour du Fils de l'homme. (17, 22-37)

 Au début de la 3e section de la montée à Jérusalem, Luc présente plusieurs enseignements sur l'avènement du salut : la présence du Règne de Dieu (17, 20-21), la venue finale du Fils de l'homme "en son jour" (17, 22-37), l'invitation à prier sans cesse dans l'attente confiante de ce jugement, malgré son délai (18, 1-8)

Matthieu et Marc n'ont qu'un seul discours de Jésus sur la fin des temps. Luc en a deux, aux chapitres 17 et 21. Nous regardons de plus près celui de 17, 22-37. Avec quelques ajouts, il ressemble à celui de Matthieu 24.

Quatre parties :
* versets 22-25 : Avant le jour du Fils de l'homme, le désir de voir ce jour et la déception de l'attente ; les fausses annonces de sa présence ; son avènement triomphal et inopiné ; le préalable de la passion.
* versets 26-30 : l'avènement inattendu, comparable aux jugements de Dieu dans le Déluge et la ruine de Sodome.
* versets 31-33 : Exhortation, tout sacrifier pour être sauvé.
* versets 34-37: Fondement de l'exhortation, chacun sera jugé personnellement ; on n'échappera pas plus au jugement que le cadavre aux vautours.

On trouve donc dans ce texte beaucoup moins un tableau décrivant le jugement final qu'une proclamation de sa venue soudaine et surtout une exhortation à être prêt à l'affronter. Comme en plusieurs autres passages de son oeuvre, Luc exclut une venue trop rapide du jugement. L'expérience lui a fait découvrir la durée de l'Église.

Le trait le plus important de ce passage est l'attribution à Jésus du titre de Fils de l'homme. Sur ce point, Luc ne s'écarte guère de Matthieu et de Marc. Il place toujours ce titre dans la bouche de Jésus (sauf en Actes 7, 56). Il l'utilise comme les autres synoptiques pour exprimer les trois mêmes fonctions de Jésus :
* son rôle "eschatologique", lié au jugement à la fin des temps.
* son rôle historique, dans sa mission terrestre avec ses pouvoirs, sa fonction de signe et de sauveur, sa pauvreté et la contestation que lui opposent ses adversaires.
*sa passion voulue par Dieu.

Quelques traits sont pourtant propres à Luc dans l'emploi du titre de Fils de l'homme :
*il est seul à l'utiliser pour indiquer la présence de Jésus aux siens dans l'Église après Pâques (
22, 69).
*il ne le montre qu'une fois employé dans l'Église après Pâques, sur les lèvres d'Etienne mourant. Il suit ici sans doute une tradition palestinienne.
* il ne le présente nulle part dans les révélations de l'enfance.

Ces faits permettent quelques interprétations.
* Luc voit dans ce titre une désignation traditionnelle de Jésus, remontant au Maître lui-même.
* Il y voit une formule palestinienne, sans emploi dans le monde hellénistique où elle est difficilement intelligible (Paul ne l'utilise jamais).
* il l'emploie lui-même pour marquer l'unité du mystère de Jésus dans les diverses phases de sa mission : sa vie terrestre, où il est le seul à se dire sauveur (19, 10), sa passion, son rôle de ressuscité dans l'Église, sa venue eschatologique.
* l'absence de ce titre dans les révélations de l'enfance semble que Luc lui attache moins d'importance qu'à ceux de "Fils de Dieu", de "Seigneur", et de "Christ, Fils de David."

4 - 4. La parabole du prétendant qui va se faire investir (19, 11-27)

Cette parabole est encadrée par deux salutations messianiques adressées à Jésus, l'une par l'aveugle de Jéricho (Fils de David, 18, 38-39), l'autre par la masse des disciples ("le roi qui vient  au nom du Seigneur", 19, 37-38). Ce contexte suggère déjà une visée messianique dans la parabole.

Celle-ci trouve un équivalent chez Matthieu dans la parabole des talents. Mais le texte de Luc diffère profondément de celui de Matthieu par son contexte et par sa teneur. A la parabole telle qu'elle est présentée dans Matthieu, Luc ajoute une série d'éléments qui constituent l'histoire du prétendant allant se faire investir. Cette histoire semble démarquer celle d'Archélaüs allant demander à Rome l'investiture royale après la mort de son père Hérode le Grand en l'an 4 avant notre ère (d'après le récit de Flavius Josèphe). On a proposé diverses hypothèses pour expliquer les rapports des deux textes : deux paraboles différentes à l'origine (en tout ou en partie) ? Une seule parabole qui serait celle de Luc, abrégée dans Matthieu, ou de Matthieu, développée par Luc. Beaucoup pensent qu'il faut attribuer à Luc le développement de la parabole originelle, dont le texte de Matthieu serait plus proche.

La parabole de Matthieu a une visée toute morale : il faut faire fructifier son talent. Celle de Luc, sans supprimer cette leçon, fait passer au premier rang l'intronisation royale de Jésus, fondement de son rôle de juge eschatologique. Archélaüs avait été chercher son investiture à Rome auprès d'Auguste. Jésus, désigné par sa naissance pour la royauté (1, 32-33), doit "partir" (9, 31) pour obtenir son intronisation plénière. Il la trouve auprès du Père dans sa résurrection dont la mort est le préalable. Quand Archélaüs était parti à Rome pour obtenir d'Auguste la confirmation du testament d'Hérode qui le désignait pour la royauté, il était suivi par une ambassade de 50 juifs qui venaient demander à Rome la suppression de la royauté hérodienne et le rattachement direct de leur pays à l'Empire romain. Maintenant Jésus va être refusé par Jérusalem, par son peuple et tout spécialement par les dirigeants d'Israël. Archélaüs était finalement revenu de Rome avec le pouvoir sur la Judée. Josèphe ne dit pas qu'il se soit vengé de ceux qui s'étaient opposés à son investiture, mais il montre par ailleurs sa cruauté et sa tyrannie. Le verset 24 de la parabole va dans ce sens. Luc doit appliquer ce trait à la ruine de Jérusalem, car il insiste sur celle-ci et la présente comme le châtiment du refus de Jésus par la cité.

Ainsi la parabole de Luc, à la différence de celle de Matthieu, est toute centrée sur l'investiture royale de Jésus. Celle-ci a pour préalable le "départ" du Christ, que provoque le refus d'Israël. Mais Jésus reviendra investi de la puissance royale, pour accomplir le jugement. Nous retrouvons ici, sous d'autres images le même enseignement qu'en Luc 17, 22-37.

Notez enfin la fonction de la parabole dans son contexte. La montée à Jérusalem s'achève. Jésus vient d'être salué comme Fils de David par l'aveugle de Jéricho. Il va entrer dans la cité sous les acclamations de ses disciples qui le proclament roi. Mais Jérusalem va le refuser, comme il vient de l'annoncer dans sa parabole. Voilà proclamé tout l'événement de Pâques, comme au début, l'épisode de Nazareth (4, 16-30) préfigurait de même le salut offert par Jésus et le refus d'Israël.

Voilà quelques textes qui permettent de saisir comment la montée à Jérusalem manifeste tout le mystère de Jésus. Le Maître vient à Jérusalem pour y mourir et y ressusciter. C'est ainsi qu'il va être intronisé dans sa royauté, déjà fondée sur sa naissance et sur la mission qu'il a reçue à son baptême.

(à suivre, le 17 février 2004)

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