L'INTELLIGENCE DES ECRITURES

 

L'EVANGILE SELON SAINT LUC (6)

( 17 février 2004 )

5 - Jérusalem

Nous en arrivons à la dernière partie de l'évangile de Luc, toujours avec notre dessein initial d'y découvrir quelque chose du "mystère de Jésus". Donc, nous ne lisons que quelques extraits de cet évangile. Dans cette dernière partie, on peut distinguer trois sections :
*
19, 29 à 21, 38 : l'activité de Jésus à Jérusalem.
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22-23 : la passion de Jésus
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24 : le jour de Pâques à Jérusalem.

I - L'activité de Jésus à Jérusalem .

Dans cette première section, nous regarderons particulièrement l'épisode de l'entrée de Jésus à Jérusalem : dans cet épisode, Luc se démarque des autres synoptiques.

I - 1 : L'entrée de Jésus à Jérusalem - 19, 29-48

Les quatre évangiles rapportent cet événement. Assez proche de Marc, Luc en diffère parce qu'il fait de l'expulsion des vendeurs du Temple la conclusion de l'entrée messianique de Jésus. Il offre aussi quelques légers contacts avec Jean 12, 13 (le titre de "roi"), 12, 17 (la mention de miracles), 12, 19 (réaction des pharisiens). Luc est original dans ses versets 35, 37-38 qui évoquent le récit du sacre de Salomon : on peut voir en ce roi le type du Messie, parce qu'il est le fils de David et que son nom signifie "le pacifique".

Trois "approches" successives, avant l'entrée finale au Temple :

* Verset 29 : organisation du cortège.

* Verset 37 : Luc tient à marquer l'opposition (qu'on retrouve tout au long de son évangile) entre les partisans du "roi" et les pharisiens. La "masse des disciples" acclame Dieu pour les miracles du Maître. Elle bénit Jésus comme "le roi qui vient au nom du Seigneur" (pas d'Hosanna ni de référence à David). L'acclamation finale, "Paix dans le ciel et gloire au sommet des cieux" fait penser au chant des anges à Noël , mais elle situe la paix dans le ciel, auprès de Dieu qui peut seul la donner. Tout s'achève sur la gloire de Dieu comme en Matthieu et Marc. Ainsi les disciples proclament leur foi : en Jésus ils reconnaissent le roi Messie qui apporte le salut de Dieu.
En face de ces croyants, les pharisiens apparaissent pour la dernière fois chez Luc (v. 39). Ils traitent respectueusement Jésus de "Maître". Ils ne l'attaquent pas, mais ils l'invitent à faire taire ses disciples. Est-ce une protestation ou une invitation à la prudence ? En tout cas, c'est qu'ils ne croient pas à la royauté messianique de Jésus. Celui-ci refuse de désavouer ses disciples, alors que, dans l'épisode de la confession de Pierre, il leur avait interdit d'affirmer publiquement sa royauté. Aujourd'hui, c'est tout autre chose : sa venue à Jérusalem est une visite royale. Et quand Jésus parle des "pierres qui crieront", il semble qu'il y ait là une allusion à la ruine de Jérusalem.

* Verset 41 : Jésus avance encore dans son approche. Il est maintenant face à face avec Jérusalem. D'après les synoptiques, il n'y a pas encore prêché. Or, il se trouve que Jésus reproche à la ville de n'avoir pas su reconnaître en sa venue la voie de la paix. Il décrit sa ruine, et il donne la cause de celle-ci : Jérusalem a refusé le salut que Dieu lui offrait dans la visite royale de Jésus. Cet oracle est propre à Luc. Ecrit après 70, il décrit la destruction de la capitale et il veut surtout montrer dans la venue de Jésus l'occasion que Dieu offrit à celle-ci pour son salut, occasion qu'elle a refusée.

Enfin Jésus arrive au Temple, le but de toute sa marche. Il vient de se présenter en roi, dans un cortège analogue à celui de Salomon, en proférant sa sentence sur la ville infidèle. Maintenant il manifeste le sens de sa royauté : il restaure le Temple dans sa fonction de maison de prière pour Israël (et non pour les païens, comme en Marc 11, 17). Il s'y installe pour y enseigner "chaque jour". Il n'est pas le Messie politique de l'espérance nationaliste, mais le roi qui vient visiter son peuple pour assurer le culte de Dieu et pour proclamer sa parole.

I - 2 : Autres textes

 Les chapitres 20-21 présentent plusieurs autres aspects du mystère de Jésus.

En réponse à la question des membres du Sanhédrin sur l'autorité qu'il assume, Jésus se solidarise avec Jean-Baptiste, le prophète (20, 1-8).

Il ajoute la parabole du fils bien-aimé assassiné (20, 9-19), où il assimile la mort de Jésus à celle des prophètes ; mais il est le seul à présenter Jésus avec la double fonction de pierre fondamentale et de pierre d'achoppement.

La question de Jésus sur le Christ Seigneur de David (20, 41-44) suggère, comme chez Marc et Matthieu, la transcendance de sa messianité.

Dans le discours eschatologique (21, 8-36), les trois synoptiques annoncent le retour de Jésus à la fin des temps. Mais Luc marque le délai de cette fin (versets 9 et 12) et la distingue plus nettement que Marc et Matthieu de la ruine de Jérusalem (v. 20-24)

II - La Passion de Jésus (chapitres 22-23)

Comme Marc et Matthieu, Luc consacre à la passion de Jésus un long récit qu'il ouvre, comme eux, par les deux actes qui lui donnent sens : le conseil des autorités juives qui décident de tuer Jésus, et la dernière Cène, où Jésus donne sa vie pour l'Alliance. Même schéma chez les trois synoptiques, qui sont rejoints par Jean à partir de l'arrestation de Jésus. Ensuite, tous les quatre présentent la même suite de scènes jusqu'à celle du tombeau ouvert au matin de Pâques. Cette construction uniforme provient sans doute d'une source très ancienne.

Chacun des évangélistes a pourtant ici son originalité par ses données et sa rédaction. C'est particulièrement le cas de Luc. Son récit présente tellement d'éléments propres et une pensée si caractéristique que bon nombre de critiques ont jugé qu'ici il abandonnait la source Marc pour suivre une autre source continue tout au long de la Passion. C'est une hypothèse. Quoi qu'il en soit, Luc a profondément retravaillé ses données et y a introduit une intelligence très personnelle du mystère.

II - 1 : La dernière Cène (22, 14-38)

Jésus explique le sens qu'il donne à sa mort dans le geste prophétique de l'offrande du pain et du vin.

C'est le même fait qui est rapporté dans les trois synoptiques, mais Luc est extrêmement différent de ses parallèles
* par sa formulation du geste eucharistique, plus proche de celle de Paul dans 1 Corinthiens
11, 23-25.
* par la présentation de ce geste (v. 19-20) avant l'annonce de la trahison de Judas (v. 21-23), à l'inverse de Matthieu et Marc.
* par le regroupement de nombreux éléments sur la dernière Pâque (v. 15-18), la leçon du service de Jésus (v. 24-27), une promesse aux Douze (v. 28-30), des avis à Pierre et aux disciples pour l'épreuve qui vient (v. 31-38). Ces faits posent la question des sources de Luc, comme on l'a dit plus haut. La formule eucharistique (v.19-20) est proche de celle de Paul.

Le texte, dans sa forme actuelle, constitue une unité littéraire : un discours d'adieu, un testament de Jésus, qui prélude aux grands discours après la Cène qu'on lit dans Jean 13-17. On y trouve la pensée de Jésus sur sa mort , ainsi que les avis et leçons qu'il en tire pour les "apôtres", c'est-à-dire pour l'Église ultérieure.

Luc est le seul à présenter la dernière Cène comme un repas pascal (v.15-18) et à marquer ainsi une intention de Jésus : il a désiré manger cette Pâque avant de mourir ; ce sera pour lui la dernière en attendant que ce rite prophétique soit "accompli" dans le Royaume de Dieu. Quant à la formule eucharistique, elle s'écarte de celles de Marc et Matthieu. Les paroles sur le pain précisent deux points : le corps du Christ est donné "pour vous", ce qui confère apparemment à sa mort l'aspect d'un sacrifice, et même d'un martyre. Les disciples devront répéter ce geste "en mémoire de moi" : c'est une Pâque nouvelle qui est ici instituée. Les paroles sur la coupe annoncent l'alliance nouvelle, qui constitue le nouveau peuple de Dieu. Cette alliance se réalise "dans le sang" de Jésus, ce qui donne à sa mort l'aspect d'un sacrifice d'alliance comparable à celui du Sinaï.

La leçon de Jésus aux apôtres qui se disputent le premier rang répond, verset par verset, au texte de Marc 10, 42-45 et Matthieu 20, 25-28. Mais Luc présente le rôle de Jésus comme celui du serviteur dans l'abaissement volontaire, sans présenter l'idée d'expiation. Sa pensée est proche du texte de Philippiens 2, 7-8. Et comme en Philippiens, on retrouve le même contraste entre la première leçon d'humilité et la promesse de l'exaltation. Jésus, héritier du Royaume, promet aux Douze d'y festoyer à sa table et de participer à son pouvoir royal, parce qu'ils auront communié à ses épreuves. Pour Luc, la passion est la voie de la gloire.

Dans les annonces qui suivent, quelques traits encore décrivent le rôle de Jésus : il a déjà prié pour que la foi de Pierre ne défaille pas ; il va être "mis au nombre des criminels". On est donc, dans ces chapitres, en présence de plusieurs interprétations de la mort de Jésus, de plusieurs "théologies" :
* avant que ses adversaires ne le tuent, Jésus donne sa vie pour les siens.
* l'aspect sacrificiel de cette offrande de sa vie est appuyé par l'évocation des sacrifices de la Pâque et de l'Alliance.
* Luc marque plus que les autres l'aspect humain de service et d'abaissement, sans évoquer l'aspect expiatoire.
* cet abaissement volontaire conduit Jésus et les siens à la gloire du Royaume qui est l'accomplissement de la Pâque et de l'Alliance.

II - 2 - Au Jardin des Oliviers. 22, 39-46

Après l'espérance, la paix, la majesté de la dernière Cène où Jésus révèle le sens sacré de la coupe du salut, sa prière au mont des Oliviers montre l'aspect douloureux que cette coupe présente pour lui. Ici apparaît toute la vérité de son humanité, ce qui le fait notre frère, notre Sauveur au plus creux de notre détresse.

Luc tire de ce récit une leçon pour les disciples en l'encadrant par deux exhortations à prier pour ne pas céder à la tentation (v. 40 et 46). Du même coup, il suggère que Jésus nous a donné l'exemple en triomphant de la tentation par la prière. Et il exprime cette tentation en présentant face à face la volonté du Père et celle du Fils. (v. 42)

Dans cette épreuve, Jésus est vrai homme. Le Père ne répond à sa prière que par l'envoi d'un ange. Ce dernier est un trait d'abaissement, non de merveilleux : il évoque le récit d'Elie dans son découragement (1 Rois 19, 7-8). Dans ce combat douloureux, Jésus est bouleversé jusqu'à suer le sang. Mais à la fin il est debout, préoccupé seulement des siens.

II - 3 - Devant le Sanhédrin. 22, 66 à 23, 1.

Ici, souvent le récit de Luc est très proche de celui de Marc et Matthieu. Notons cependant quelques différences. Et d'abord, chez Luc, la comparution devant le Sanhédrin a lieu le matin, et non la nuit. Il n'y a qu'une comparution, alors que Marc et Matthieu notent deux comparutions, l'une la nuit et l'autre le matin. Luc ne parle ni de faux témoins ni d'une parole de Jésus sur la ruine du Temple. Surtout, Luc centre toute la scène sur la mission de Jésus. Il distingue les titres de Christ (v. 67) et de Fils de Dieu (v. 70), qui sont unis chez Marc et Matthieu. Notez le parallèle avec Jean 10, 24-36.

Le Sanhédrin demande à Jésus : "Es-tu le Christ ?", en pensant à un destin nationaliste du Messie annoncé. Jésus répond, mais avec plusieurs réserves que seul Luc a noté : il lui est inutile de répondre parce qu'on ne le croira pas, sa messianité ne peut être accueillie que par la foi : la messianité est équivoque, s'il interroge, on ne lui répondra pas (certains manuscrits ajoutent : "et vous ne me relâcherez pas.") Jésus est sans illusion sur l'issue du débat : il va à la mort.

Pourtant il répond au v. 69. Sans illusion sur son sort, mais il faut qu'il rende témoignage sur la mission que Dieu lui a confiée. Il en mourra comme les prophètes, mais il aura dit qui il est. Il ne reprend pas le titre de Christ, trop lourd d'équivoques. Il se dit Fils de l'homme et il annonce son intronisation prochaine à la droite de Dieu.

Le Sanhédrin lui demande alors "Tu es donc Fils de Dieu ?" Pour eux, l'expression "fils de Dieu" s'applique à beaucoup de gens, notamment à tous les rois (2 Samuel 7, 14). Pour Jésus, le titre a un sens plus strict : il est réellement le Fils de Dieu. Il sait qu'en acceptant ce titre, il signe sa condamnation à mort. De fait, le sanhédrin considère le débat comme terminé. On conduit Jésus à Pilate, qui seul peut prononcer la sentence de mort.

II - 4 - Autres textes

 Comme autres textes éclairants sur le mystère de Jésus, on peut noter :

* 23, 27-91 : la pitié humaine de Jésus pour Jérusalem qui se perd en le rejetant, et pour les femmes et les enfants de cette ville.
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23, 24 : sa prière pour les responsables de sa mort, avec l'excuse de leur ignorance.
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23, 37.38.42 : le regroupement de toutes les mentions de la royauté de Jésus : cette royauté, au-delà de tout triomphalisme charnel, est définie par sa puissance de salut.
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23, 46 : son recours filial au Père, à qui Jésus adresse sa dernière parole terrestre, comme sa première (2, 49)

III - Le jour de Pâques

Les quatre évangiles placent au terme de la passion la découverte du tombeau ouvert au matin de Pâques. Puis ils divergent largement au-delà de cet épisode sur les témoins, le lieu et la date des apparitions pascales.

Luc, dans le livre des Actes, déclare que Jésus est apparu pendant quarante jours à ses disciples. Mais dans son évangile, il groupe tout en un seul jour, y compris l'Ascension. Tout se passe à Jérusalem. Il décrit tout en trois scènes, profondément unifiées par leur lieu, leur date et leur message : la passion était une nécessité, et la résurrection est fondée à la fois sur les paroles de Jésus et sur les Ecritures.

III - 1 - Le tombeau ouvert - 24, 1-12

L'épisode présente plusieurs traits christologiques : Jésus est désigné comme "le Seigneur Jésus" et "le Vivant", ce qui évoque un titre divin de l'Ancien Testament. On se réfère à la parole de Jésus comme à une prophétie comparable à celles de l'Ecriture (v. 6-8).

III - 2 - Les disciples d'Emmaüs - 24, 13-25

C'est une catéchèse. Une véritable pédagogie de la foi au Christ ressuscité. Il conduit les disciples à dépasser le scandale de la croix par le recours à l'Ecriture, c'est-à-dire à l'intelligence de la loi du salut par l'épreuve. Il enseigne aux membres de l'Église qu'ils peuvent en tous les temps rencontrer leur Maître ressuscité dans les Ecritures et la fraction du pain.

III - 3 - L'apparition finale aux Onze - 24, 36-53

Trois sections très logiquement enchaînées. Les témoins qui doutent d'abord, sont finalement convaincus de la réalité de la résurrection de Jésus (v. 36-43). Ils reconnaissent Jésus parce qu'ils le voient, l'entendent, peuvent le toucher, le voient manger. Le Ressuscité n'est donc pas un fantôme, son corps est réel. L'insistance de Luc sur sa réalité corporelle s'explique : il s'adresse à des Grecs dont la pensée dualiste a grand peine à admettre la résurrection des corps. Mais il ne faut pas lui prêter une représentation "matérialiste" du corps du ressuscité. Il montre sa condition radicalement nouvelle quand il applique à ces "apparitions" le vocabulaire des manifestations divines de l'Ancien Testament : il est présent, il se donne à voir, il devient invisible, il s'élève vers le ciel.

Une fois établie la réalité mystérieuse de la résurrection de Jésus, les disciples vont accéder à la signification de l'événement, accueillir le message de Pâques (v. 44-49). Jésus leur en donne d'abord la clé : "il fallait" que les Ecritures s'accomplissent comme il l'avait déjà dit dans sa vie terrestre. Maintenant l'événement de Pâques leur "ouvre" les Ecritures. Suit l'énumération des articles du kérygme, de la proclamation à toutes les nations, que l'on retrouve tout au long du livre des Actes dans la prédication apostolique : la passion et la résurrection du Christ annoncées dans les Ecritures, la prédication de la conversion en vue du pardon des péchés, la fonction de témoins assignée aux apôtres. Ceux-ci devront porter le message à toutes les nations à partir de Jérusalem, comme va le montrer le livre des Actes. Pour accomplir cette tâche, les disciples doivent recevoir l'Esprit que Jésus va leur envoyer : qu'ils restent à Jérusalem pour l'attendre.

Ainsi l'Évangile arrive à sa conclusion (v. 50-53) : il s'agit d'une dernière révélation, la vision de l'Ascension qui manifeste la gloire du ressuscité. Alors que les Actes placent l'Ascension quarante jours après Pâques, Luc, dans son Evangile la place le jour de Pâques, de façon purement artificielle (un jour de plus de 36 heures) parce que Luc veut y montrer l'unité indivisible de l'événement . L'Ascension manifeste pleinement la gloire du Ressuscité, sa seigneurie divine.

La résurrection achève de révéler le mystère de Jésus : il est le Christ annoncé par les prophètes, glorifié par-delà la mort, Seigneur divin invisible à jamais présent à son Eglise, où il accorde le pardon à tous les hommes.

(à suivre, le 2 mars)

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