L'INTELLIGENCE DES ECRITURES

 

L'EVANGILE SELON SAINT LUC (8)

( 16 mars 2004 )

LE PARDON

C'est Dieu qui pardonne. Encore faut-il que ce pardon soit reçu par l'homme pécheur. Et pour cela, il faut de sa part une conversion. "Convertissez-vous" : c'est le début de la prédication de Jésus. Dans l'évangile de Marc, il y a un cas où Jésus déclare à un malade (le paralysé) : tes péchés sont pardonnés. Sans qu'il y ait une démarche de la part du pécheur. Chez Luc, il y a quelques autres cas, assez rares, où Jésus donne ainsi le pardon. Cette discrétion s'explique : ce n'est qu'à la fin des temps qu'il y aura pardon définitif. Les exemples de pardon qu'on trouve dans l'évangile de Luc sont donc essentiellement des signes, des promesses du pardon définitif. Nous allons regarder 6 textes où Luc nous parle de pardon accordé.

1 - Jean-Baptiste annonce le pardon en Jésus-Christ.

Jean-Baptiste ne pardonne pas. Il prêche un baptême de conversion en vue du pardon des péchés. Luc, en cela, suit Marc. Retenons deux textes où il en parle.

Le Benedictus (Luc 1, 67-79)est sans doute à l'origine une liturgie de l'Église primitive célébrant le salut pascal en Jésus Christ. Salut accordé dans la maison de David pour que nous puissions servir le Seigneur dans la justice et la sainteté. Puis une strophe définit la mission de Jean Baptiste, qui est désigné comme prophète du Sauveur (Tu marcheras devant...) Jean ne donnera pas le pardon des péchés, mais la connaissance du salut qui va être donné dans le pardon des péchés. Il est le prophète du pardon.

Ensuite, dans son évangile, Luc insiste surtout sur la description de cette conversion. Et de façon très concrète, Jean indique des exemples de la manière de se convertir, selon les situations sociales (Luc 3, 10-14). Il s'agit de partager fraternellement, de vivre dans la justice, sans exploiter, sans violence, sans voler. Luc est très soucieux du réalisme de cette conversion en vue du pardon des péchés. Jean-Baptiste doit préparer les gens à accueillir le pardon. Seul Jésus pardonne.

2 - Le paralytique pardonné (5, 17-26)

Les trois synoptiques racontent cette guérison. Quelques remarques : d'abord, ce récit de miracle a pour but d'illustrer un enseignement. Le miracle est le signe du pardon, la pointe du texte est de montrer que Jésus a le pouvoir de pardonner les péchés. Le pardon apparaît un peu comme en surcharge dans ce texte. Il est "pris en sandwich" dans le récit de miracle. Si on l'omet, on obtient un récit de miracle qui tient parfaitement.

Luc commence par mettre en place les personnages, l'auditoire, les docteurs de la loi, et Jésus en train d'enseigner. Voilà donc des gens qui apportent un paralysé sur un brancard. Trop de monde ! On le monte sur la terrasse, on découvre le toit et "à travers les tuiles" on descend le paralysé aux pieds de Jésus. On voit bien que Luc est grec : il n'y a pas de tuiles sur les maisons en Palestine.

Ensuite, le récit du pardon. On assiste à un phénomène très biblique de solidarité : Jésus voit la foi du groupe et cette foi les rend capables de recevoir le miracle comme un signe de Dieu. "Tes péchés te sont remis" : Luc emploie un passif qui, dans la langue du temps de Jésus, est généralement une manière de dire que c'est Dieu qui agit. Pourquoi ? Pour éviter de prononcer le nom de Dieu. Donc, en bon français, on pourrait traduire : "Dieu te pardonne tes péchés."

Dans l'esprit de Jésus, cela signifie que la fin des temps est arrivée, que le Règne de Dieu est là. Oui, il est là... mais il n'y est pas encore. Il faudra d'abord la Pâque. Difficile à comprendre ? Pour Jésus, le Règne de Dieu, c'est le pardon des pécheurs... et ce pardon nous laisse pécheurs. Nos péchés sont pardonnés... et nous avons toujours à nous faire pardonner. Paradoxe de la vie chrétienne, qui repose sur la certitude que le salut est en Jésus Christ, qu'il est en marche, mais qu'il ne sera accompli qu'au dernier jour.
Réaction des scribes et des pharisiens :
"Il blasphème ! Qui peut enlever les péchés, sinon Dieu seul ?" Et ils n'ont pas tort. C'est la première fois dans l'histoire de l'humanité qu'un homme ose dire "Tes péchés sont pardonnés". Jésus lit dans leurs pensées et dans leurs coeurs. Luc le signale très souvent. "Pourquoi discutez-vous dans vos coeurs ?" Jésus va donc donner un signe visible de son pouvoir en commandant au paralysé de se lever et de marcher. "Aussitôt il se leva..." D'où stupeur et crainte chez tous les assistants.

Ce récit est le seul récit commun aux trois synoptiques où Jésus annonce le pardon. On a 30 récits de miracles, mais très peu de récits de pardon. Des prophètes ont fait des miracles, mais aucun n'a osé dire "Tes péchés sont pardonnés".

3 - La pécheresse (7, 36-50)

Luc est le seul à nous faire ce récit. Dans quel contexte ? Jean, de sa prison, a envoyé ses disciples lui demander : "Es-tu celui qui doit venir ?" Jésus fait l'éloge de Jean-Baptiste, avant de critiquer ses interlocuteurs, qui n'ont pas plus écouté Jean l'ascète que Jésus lui-même, caricaturé comme un buveur et un glouton. Jésus se présente comme l'ami des pécheurs. La venue de la pécheresse et le refus des pharisiens viennent illustrer ses propos et son propre comportement avec les pécheurs.
Un pharisien invite Jésus à sa table. Trois fois, Luc signale une telle invitation : c'est donc qu'il y a des pharisiens sympathisants. Chez Matthieu, ils sont toujours des ennemis. Normal, quand on sait le contexte historique dans lequel ont été écrits les évangiles, Matthieu pour une communauté d'origine juive rejetée par les pharisiens qui ont réorganisé le judaïsme après la catastrophe de 70, alors que Luc est dans l'entourage de Paul, lui-même ex-pharisien.
Jésus entre donc chez le pharisien et s'allonge sur le lit. On mangeait couché, à la mode gréco-romaine, dans les repas un peu solennels. Arrive cette femme, connue dans la cité comme pécheresse. Elle s'introduit là, où elle risque d'être rejetée. Et elle pleure, tournée vers Jésus, car sa simple présence lui révèle à la fois son péché et l'amour que Dieu a pour elle. Elle vient donc manifester son repentir, publiquement. Qu'elle apporte du parfum n'a rien d'extraordinaire dans ces pays. Mais ce qui est extraordinaire, c'est qu'elle ne le verse pas sur la tête, mais sur les pieds de Jésus, et ensuite qu'elle essuie ses pieds avec ses cheveux. Signe extraordinaire d'amour et d'humilité.
A la réaction du pharisien, Jésus répond par une parabole : les deux débiteurs. L'un doit une somme extraordinaire. 500 deniers, c'est deux années de travail. L'autre, dix fois moins. Le créancier remet leur dette à tous les deux. D'où la question : "Quel est celui qui l'aimera davantage ?" Réponse naturelle de Simon : "Celui à qui on a remis la plus grosse dette." Notez bien que l'amour est la conséquence du pardon et non pas sa cause. Au départ, il y a le pardon. "Cette femme a beaucoup aimé parce qu'il lui a été beaucoup pardonné."
Il reste à faire la comparaison - l'opposition - entre l'attitude de la pécheresse et celle du pharisien. Si on te pardonne beaucoup, tu aimeras davantage. En Jésus, cette femme a trouvé quelqu'un qui la comprenne, qui la respecte. Jésus ne lui a pas dit "Je te pardonne tes péchés", mais simplement "Tes péchés sont pardonnés." Jésus n'a été que le signe grâce auquel cette femme s'est convertie. C'est lui qui a été la révélation de la pureté, de la justice et de l'amour. Jésus est la révélation de l'amour de Dieu. Il ne lui reste qu'à renvoyer cette femme en lui disant
"Ta foi t'a sauvée ; va en paix.". Car c'est une question de foi. Il nous est difficile de croire que nous sommes aimés.

4 - Trois paraboles (Luc 15)

Le contexte. Les pharisiens et les scribes s'indignent de ce que Jésus fait bon accueil aux pécheurs et mange avec eux. Communion avec les pécheurs, même dans les repas. Luc continue : "Alors Jésus leur dit cette parabole..." Les pécheurs recherchent quelque chose, ce qui ne veut pas dire qu'ils sont pleinement convertis. Le pardon ne leur est pas donné automatiquement. Mais l'enseignement de Jésus vise le terme de cette rencontre et le pardon qui leur sera donné.
Trois paraboles : la brebis perdue, la pièce de monnaie qu'une femme recherche, le fils perdu : tous trois seront retrouvés. Dans les trois cas, il s'agit d'une réflexion sur le mystère de la conversion et du pardon. Dans les trois histoires, ça se termine par la joie de retrouver ce qui était perdu. "Réjouissez-vous avec moi", disent le berger comme la femme. Et le père de l'enfant prodigue dit deux fois "il faut se réjouir." Il y a donc un refrain : quatre fois, la joie de retrouver ce qui était perdu scande ce texte. Il y a aussi comme une progression : une brebis sur cent, une drachme sur dix, un fils sur deux. Retrouver un fils c'est bien plus important que de retrouver une brebis ou une pièce de monnaie.
Après les deux premières paraboles, un mot d'explication :
"Il y a joie dans le ciel pour un seul pécheur qui se convertit." La pensée de ce texte est donc bien claire : il s'agit de se réjouir de la conversion. La joie tient au pardon et la conversion est comme une conséquence du pardon. Dieu trouve sa joie à chercher ce qui était perdu. Soulignons encore le contraste entre les deux premières paraboles et la troisième. La brebis et la pièce de monnaie, il faut aller les chercher. C'est toujours Dieu qui cherche ; c'est lui qui envoie son Fils chercher. Par contre, dans la troisième parabole, le père ne fait rien. Il laisse partir son fils. Cela ne veut pas dire qu'il ne l'aime pas, mais il respecte sa liberté. Dans le fils décide de revenir, c'est parce qu'il a connu la faim et la misère. Le père se contente d'attendre. Alors, et seulement à ce moment-là, il se met à courir, à s'agiter. Pas un mot sur le passé de son fils. Les deux premières paraboles étaient celles de la recherche, la troisième, celle de la conversion, du retour. Jésus met ainsi face à face les deux libertés qui jouent dans le pardon : la recherche du père qui va chercher le pécheur et la recherche du pécheur qui va à la rencontre de l'accueil du père. Rencontre de deux libertés. Le pardon n'est pas quelque chose d'humiliant : il est respect mutuel.

5 - Zachée 19, 1-10

L'histoire de Zachée est également propre à Luc. Il la situe au cours de la montée à Jérusalem. Jésus vient de guérir un aveugle ; il traverse Jéricho, et Zachée veut le voir. Or Zachée est méprisé dans cette ville : il est le chef des publicains. Non seulement c'est donc un "collaborateur", mais également un voleur : il avait acheté cher sa fonction et c'était lui qui fixait arbitrairement ce qu'on appelle aujourd'hui "l'assiette de l'impôt". Pourquoi cherchait-il à voir Jésus : Intérêt ? curiosité ? Recherche religieuse ? En tout cas, Jésus répond à sa curiosité astucieuse en s'invitant chez lui. Une fois de plus, "il va loger chez un pécheur !" Quel scandale !

De la part de Zachée, pas un mot de regret, pas un regard sur son passé. C'est un homme efficace : immédiatement il prend de bonnes décisions : partage et charité. L'intelligence de la charité. Conclusion de Jésus : "Aujourd'hui le salut est entré dans cette maison." Le mot "pardon" n'est pas prononcé, mais celui, plus grand, plus important, de "salut".

Nous avons là un récit de conversion. Du désir de voir Jésus à une certaine attirance, puis à un repentir plus ou moins conscient : en tout cas, il y a une générosité foncière. Et la simple présence de Jésus dans sa maison, sans un mot, va provoquer le "dégel" de son coeur.

6 - Le bon larron 23, 35-40

L'épisode du bon larron prend tout son sens à cause du contexte. Jésus est cloué à la croix, et tout le monde se moque de lui. Luc, dans son évangile, insiste sur l'appellation "roi des Juifs" qu'il met par ironie dans la bouche des chefs religieux, puis des soldats, comme sur l'inscription placée au-dessus de la tête du crucifié et enfin dans la bouche d'un des deux malfaiteurs : "Si tu es le roi des Juifs, sauve-toi et nous avec !" On se moque lourdement de ce roi pitoyable. Luc ajoute ici l'épisode du bon larron. Lui aussi parle de royauté, mais pas pour se moquer : "Souviens-toi de moi quand tu viendras dans ta royauté." Jésus lui répond alors : "Aujourd'hui, tu seras avec moi dans le paradis."

Le larron est le type même de celui qui se convertit. Pécheur, il avoue son péché, il accepte même sa condamnation ; et en même temps il proclame l'innocence de Jésus. C'est un témoignage extraordinaire de foi. Jésus ne lui dit pas "Ta foi t'a sauvé", mais sa réponse dit la même chose. Bossuet écrit : "Aujourd'hui - quelle promptitude - avec moi - quelle compagnie ! - dans le paradis - quel repos !"

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