L'INTELLIGENCE DES ECRITURES
L'évangile selon saint Marc (3)
Le lion de saint Marc3 - "Ne vous trompez pas de messie !" Voici maintenant une autre lecture possible de l'évangile de Marc. On pourrait l'intituler "Attention, ne vous trompez pas de Messie !" C'est comme un drame qui se joue sous nos yeux.
"Commencement de l'évangile de Jésus, Christ, Fils de Dieu." C'est ainsi que débute le livre. Quand Marc parle d'évangile, il ne s'agit pas du livre, mais littéralement d'une bonne nouvelle (en grec : eu-angellion. Angellion, c'est la nouvelle, et l'ange, en grec angelos, c'est le facteur). Autrement dit : voici comment a commencé la bonne nouvelle de Jésus, qui est Christ (mot grec équivalent au mot Messie en hébreu), et qui est fils de Dieu".
Dès le début, nous voilà renseignés : ce Jésus dont il est question, c'est le Messie, et c'est Dieu lui-même. Quelques versets plus loin, ce n'est plus Marc, c'est Dieu lui-même qui révèle à Jésus son identité : "Tu es mon fils, mon bien-aimé."
Puis Jésus commence sa mission. Il annonce que le Règne de Dieu est proche et il en donne les signes : il guérit les malades et chasse les démons. Donc : il se bat contre le mal. Mais curieusement, l'appellation de "Fils de Dieu" n'est plus prononcée que par des démons. Et à chaque fois, Jésus les fait taire. Mais personne, dans l'assistance, n'a l'air d'y prêter attention.
Les hommes, pourtant, s'interrogent : "Qui est-ce ?" Il donne un enseignement nouveau, il parle avec autorité, il commande aux esprits mauvais et ils lui obéissent... le vent et la mer lui obéissent. Certains commencent à donner des éléments de réponse : "C'est Jean-Baptiste qui est ressuscité... c'est Elie qui est revenu sur terre... c'est un prophète." Tout cela est déroutant. Nous savons, nous, depuis le début, qu'il est Fils de Dieu. Mais ensuite seuls les démons le déclarent et Jésus les fait taire? Les hommes, donc, s'interrogent.
Il y a pourtant un titre qui n'est pas interdit. Le seul. Il ne se trouve pas dans la première phrase de l'évangile. Jésus est "le fils de l'homme". A deux reprises, Jésus s'attribue ce titre, mais c'est bien énigmatique.
A partir du chapitre 8 apparaît quelque chose de nouveau. Les disciples rapportent les opinions des gens, puis au nom de tous, Pierre déclare : "Tu es le Christ". Voilà la réponse des disciples à la question qu'ils se posaient après la tempête apaisée : "Qui est donc celui-ci ?" Or Jésus interdit de le dire. Il exige le secret. Pourquoi ? Parce que "le fils de l'homme" doit souffrir, mourir et ressusciter. Le titre de Messie est interdit pour l'instant, tant que Jésus n'aura pas accompli son destin de fils de l'homme : passer par la passion-résurrection. Les disciples risquent d'être ébranlés par cette déclaration déroutante. Alors c'est Dieu lui-même qui intervient : à la Transfiguration, il s'adresse à Pierre, Jacques et Jean pour leur dire : "Celui-ci est mon Fils bien-aimé". Au baptême, Dieu s'était adressé à Jésus seul. Cette fois, il s'adresse aux trois disciples : "Vous ne vous êtes pas trompés. Ecoutez-le". Mais il ne faut pas le dire "jusqu'à ce que le fils de l'homme soit ressuscité d'entre les morts."
Alors on monte à Jérusalem. A Jéricho, l'aveugle, par deux fois, appelle Jésus "Fils de David", ce qui veut dire pratiquement Messie. Jésus entre à Jérusalem. il est acclamé : "Béni soit le règne qui vient, celui de David notre père." Il est reconnu par les petits comme le descendant de David qui vient prendre possession de son royaume. Il est refusé par les autorités religieuses. "Qui t'a donné l'autorité pour faire ce que tu fais ?"
Puis Jésus est arrêté. Voici maintenant la question officielle, posée par le grand-prêtre sous une forme solennelle : "C'est toi, le Christ, le Fils du Dieu béni ?" La question reprend les deux titres de la première phrase du livre. Pour la première fois, Jésus parle clairement de son identité Il déclare : "Je le suis". Il accepte donc le titre de Christ et de Fils de Dieu pour se désigner lui-même. Et il se hâte d'ajouter : "Vous verrez le fils de l'homme siéger à la droite de la Puissance et venir sur les nuées du ciel." Jésus s'attribue les prérogatives divines : il jugera le monde.
Il y a enfin la réponse de l'homme. Jésus meurt et c'est un païen qui déclare : "Celui-ci est vraiment fils de Dieu." A partir de ce moment, nous dit Marc, vous pouvez dire que Jésus est le Christ, le Fils de Dieu, parce que vous l'avez vu mourir. Jusque là, c'est un secret.
oOo Pourquoi ce secret ? Pourquoi Jésus n'a-t-il pas, par exemple, profité de la révélation des esprits mauvais pour dire : "Voyez qui je suis en vérité" ? Parce que c'était le plus gros danger. Jésus risquait, en faisant connaître au début sa véritable identité, de tout faire dérailler. Les Juifs attendaient le Messie, certes, mais ils s'en étaient faits une idée bien précise : un descendant de David, un chef de guerre, un roi, opérant miraculeusement une révolution politique ; chassant les Romains, pour rétablir l'indépendance politique et la prospérité économique, pour punir les collaborateurs et rétablir la justice. Or Jésus est bien le Messie, mais - et c'est là son drame - il ne va pas employer les moyens de la puissance. Il va passer par la Passion et la mort. Et le Règne de Dieu qu'il prêche n'est pas la royauté que les Juifs imaginent. Donc, se proclamer Messie trop tôt, c'était embarquer les foules sur une fausse piste. Comment faire pour amener les gens à accepter la véritable identité du Messie ? A accepter un Messie souffrant ? Dans la seconde partie de l'évangile, Jésus révèle progressivement qui il est. Mais cette révélation d'un Messie qui doit passer par la mort avive l'opposition des chefs juifs. On est au coeur du drame.
Jésus ne correspond pas à l'idée qu'on s'est fait du Messie : il a déçu tout le monde. C'est un imposteur, un danger public, donc, il doit mourir. Et c'est la scène dramatique du jugement. Jésus sait qu'il est condamné d'avance. Il n'y a donc plus d'ambiguïté possible. Aussi, il déclare clairement qui il est : Messie, fils de Dieu. Mais il faudra que ce soit un païen qui, au pied de la croix, après sa mort, reconnaisse enfin Jésus pour celui qu'il est vraiment : Fils de Dieu.
oOo A travers ce drame, Marc continue de nous interpeller : "Attention ! Ne vous trompez pas de Messie !" Il faut être prêts à mourir à l'idée que vous vous en faites pour l'accueillir tel qu'il est.
Quel est le danger, pour nous, hommes de ce début du 3e millénaire ? Nous croyons au Christ, Fils de Dieu. Mais si on oublie qu'il est le Crucifié, on risque de sombrer dans une espèce de mythologie. Le danger n'est pas illusoire. On a redécouvert le Christ Ressuscité, on met l'accent sur le Christ invisible, sur sa présence active dans la marche des événements, dans le progrès de l'humanité. On risque d'identifier Règne de Dieu et progrès de l'humanité. Faisons attention quand on dit : "Le Christ est là, dans telle action ; il est là, au coeur du monde". Ce peut être vrai, mais celui qui est présent au coeur du monde, c'est le Crucifié.
Dans les idéologies modernes sur le progrès de l'humanité, qui avance, envers et contre tout, vers un avenir merveilleux, il y a des relents de messianisme, mais d'un messianisme "horizontal" : on attend cette réussite d'une force obscure, au coeur du monde. Le croyant est tenté de mettre une étiquette : cela, c'est le règne de Dieu à l'oeuvre. Marc nous rappelle que Jésus, Christ, Fils de Dieu, n'est pas une étiquette qu'on peut mettre sur n'importe quoi. Il est un Fils de Dieu déconcertant. Son histoire est une histoire d'homme, pas de magicien. Elle passe par la passion, la souffrance et la mort. Et ce n'est qu'à partir de la Passion-Résurrection qu'on peut la comprendre.
Le disciple ne peut pas vivre n'importe quoi, comme Jésus n'a pas vécu n'importe quoi. Il a été fidèle à sa mission, et celui qui veut le suivre doit nécessairement emprunter la même trajectoire : refus des moyens de la puissance, esprit de service, accueil des petits, lutte contre toutes les forces du mal.
Jésus rejeté par ceux qui avaient mission de le révéler : quel drame !
Il ne faudrait pas que ce drame se continue aujourd'hui.
Attention ! Ne nous trompons pas de Messie !(à suivre, le 7 janvier 2003)
Retour au sommaire.