L'INTELLIGENCE DES ECRITURES
L'évangile selon saint Marc (6)
Le lion de saint Marc6 - La deuxième étape. A - De l'institution des Douze à leur envoi en mission. (3, 13 à 4, 35) A partir d'ici, le groupe des disciples prend consistance : Jésus institue des Douze. Et ce groupe des Douze est constitué pour être avec Jésus et faire ce qu'il fait. A partir de cette constitution du groupe, on avance vraiment dans le déroulement du livre. On va voir maintenant Jésus et ses disciples se distinguer d'une part des adversaires, d'autre part de la foule. C'est l'aspect nouveau de cette étape.
1 - Le groupe Jésus-disciples face aux adversaires.
Ces adversaires sont de deux sortes : la parenté de Jésus, qui essaie de le reprendre en mains, et les scribes venus de Jérusalem. Rassemblement curieux !
D'abord la parenté (3, 20-21). Ils veulent s'emparer de Jésus car ils le prennent pour un fou. Vient ensuite l'attaque des scribes venus de Jérusalem. Ceux-ci pensent qu'il est possédé du démon. Jésus leur règle vite leur compte : ils blasphèment contre l'Esprit, ce qui est le péché impardonnable. (3, 23-30). Alors la parenté veut mettre son projet à exécution. Ils font appeler Jésus. Mais Jésus prend ses distances (3, 31-33) : sa vraie famille, c'est la foule, dans la mesure où elle est autour de lui dans une attitude d'écoute. Mais jusqu'ici, les disciples ne se distinguent pas de la foule bienveillante.
2 - Jésus et ses disciples face à la foule.
Nous voici au chapitre 4, où apparaît la distinction entre les disciples et la foule. Marc présente cette distinction à travers deux épisodes : l'enseignement en paraboles (4, 1-34) puis une série de quatre miracles à l'intention des disciples (4, 35 - 5, 43) Aujourd'hui, on étudie l'enseignement en paraboles. (4, 1-34)
A - Les paraboles.
Double enseignement : l'un à la foule (ce sont les paraboles), l'autre aux disciples : c'est l'explication des paraboles.
* L'enseignement en paraboles.
Relisez le texte (4, 1-34) et remarquez les choses bizarres : la foule presse Jésus, on monte sur un bateau, on prend de la distance, puis Jésus, de la barque, parle à la foule restée sur la berge. Il raconte la parabole du semeur. Et brusquement, au verset 10, "quand Jésus fut à l'écart..." Où est-on ? A la fin du chapitre, Marc enchaîne : "Ce jour-là, le soir venu, Jésus dit : passons sur l'autre rive". Où est-on ? Peu importe pour Marc. Au mépris de la mise en scène, Marc place un aparté entre Jésus et ses disciples avant de reprendre la suite des paraboles prononcées devant la foule. Il y a donc un double discours, l'un adressé à la foule, et l'autre, en aparté, qui est l'explication faite aux disciples des paraboles adressées à la foule. Jésus en donne lui-même la raison : "A vous le mystère du Règne de Dieu est donné, mais pour ceux du dehors, tout devient énigme pour que tout en regardant ils ne voient pas, et que tout en entendant, ils ne comprennent pas, de peur qu'ils ne se convertissent et qu'il leur soit pardonné." (4, 10-12) C'est bien dur à entendre, cela, n'est-ce pas ! Deux points surtout nous choquent : le "pour qu'ils ne comprennent pas", et la discrimination que semble faire Jésus entre ses disciples et "ceux du dehors".
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* Drôle de théologie !
"Pour qu'ils ne comprennent pas !" Cette expression a paru tellement dure à Matthieu et à Luc qu'ils se sont arrangés pour y mettre des bémols. Tous deux ont carrément supprimé la dernière phrase : "de peur qu'ils ne se convertissent..." et Matthieu n'écrit pas "pour que...", mais "parce que..."
Mais chez Marc, comment comprendre ce "pour que" ? Ce n'est pas facile, les exégètes nagent un peu. Il semble que Marc utilise un matériau très ancien, qui remonte aux communautés judéo-chrétiennes, un targum palestinien, c'est-à-dire la version araméenne des Ecritures, en usage en Palestine au temps de Jésus. Donc, pour comprendre ce texte, il faut se remettre dans la mentalité juive de l'époque. Pour un juif de l'époque, il n'y a pas lieu d'être choqué devant un secret qu'on lui cache pour qu'il ne comprenne pas. Pour lui, c'est une façon de s'exprimer : rien de ce qui arrive, même au pécheur, n'est étranger au plan de Dieu. Dans cette mentalité, on ne distingue pas le "parce que" du "pour que", on ne fait pas le détail entre ce qui revient à Dieu er ce qui relève du libre choix de l'homme. A propos du Pharaon, on peut dire équivalemment "Pharaon endurcit son coeur" ou "Dieu endurcit le coeur de Pharaon". Ce qui veut dire qu'on ne peut pas cataloguer, dans nos actions, la part de Dieu et la part de l'homme. Nous sommes en présence d'une théologie très fruste , certes, de la liberté et de la grâce. C'est impensable pour nous, hommes du XXIe siècle.
* "A vous le mystère du Règne de Dieu est donné".
Comment comprendre cette parole de Jésus, qui oppose les disciples, à qui il est donné de comprendre, et "ceux du dehors", pour qui tout devient énigme ?
Jésus veut dire que vous (les Douze), vous avez reçu une révélation, comme une clé, mais il faut encore que Jésus leur apprenne à s'en servir. Pour ceux du dehors, tout est énigme, ils ne peuvent pas comprendre parce qu'ils n'ont pas la clé. Cette clé, c'est le secret du Règne de Dieu. Ce qui suppose que l'action de Dieu n'est pas lisible à l'oeil nu, que pour la percevoir dans les signes où elle se manifeste, il faut une illumination.
Les paraboles, dans cette perspective, sont un essai d'acheminer vers le secret du Royaume de Dieu, mais le secret lui-même est donné. Ceux qui ne l'ont pas reçu restent avec la parabole qui les laisse à mi-chemin.
Ceux du dehors, qui sont-ils ? A première vue, cela semble être la foule, opposée aux disciples. Mais à lire de près l'évangile de Marc, ce n'est pas aussi simple : parfois Jésus l'appelle pour lui dire certaines choses ou la prendre à témoin. La foule n'est donc pas purement et simplement rejetée. La foule, chez Marc, n'est jamais hostile à Jésus, sauf à Jérusalem et seulement lorsqu'elle est manipulée par les autorités religieuses. Mais alors, qui sont "ceux du dehors" ? Ce sont essentiellement ceux qui restent en dehors de la foi. Et même des disciples. Parfois Jésus les critique vertement : "Mais regardez donc. Vous avez des yeux pour ne pas voir, des oreilles pour ne pas entendre." C'est-à-dire : vous êtes en train de devenir "ceux du dehors". La fontière entre "ceux du dedans" et "ceux du dehors" passe au coeur de chacun d'entre nous.
* Une distanciation entre Jésus et ses disciples.
Pour la première fois, l'évangile de Marc souligne l'inintelligence des disciples : "Vous ne saisissez pas cette parabole ? Comment comprendrez-vous alors toutes les paraboles ?" (4, 13) Ainsi s'inaugure le débat entre Jésus et ses disciples. Le drame qu'on perçoit dans ce livre se noue entre tous les personnages. Ici commence à apparaître une distanciation entre Jésus et ses disciples. Jusqu'ici, ils étaient absolument solidaires face aux adversaires. Maintenant qu'ils sont bien distingués de la foule, commence à apparaître une faille entre eux et Jésus.
Ce thème de l'inintelligence des disciples reviendra fréquemment. Et Marc nous laissera, sur ce point, dans l'incertitude : on ne saura pas comment cette crise sera résolue. Marc nous dit l'incompréhension des disciples, mais ne nous dira pas un jour qu'ils ont enfin compris. Le suspense dramatique est maintenu : nous sentons bien qu'il nous concerne.
(à suivre, le 18 février 2003)
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