L'INTELLIGENCE DES ECRITURES
L'évangile selon saint Marc (7)
Le lion de saint Marc7 - La deuxième étape (suite). B - Quatre miracles (4, 35 à 5, 43) Aussitôt après les paraboles, quatre récits nous montrent des actes extraordinaires exécutés par Jésus : la tempête apaisée, le possédé du pays des Géraséniens, la guérison de l'hémorroïsse et la résurrection de la fille de Jaïre. Ces quatre actions se situent au cours d'un voyage : Jésus traverse le lac, il apaise la tempête, sur la rive païenne, il guérit le possédé. Puis on revient en territoire juif. Jaïre appelle Jésus pour sa fille, et sur le chemin, la femme est guérie, avant que Jésus ne ressuscite l'enfant.
Voilà une singulière accumulation de faits durant ce trajet. Chez Marc, on est toujours en mouvement. On a l'impression que Jésus est toujours pressé. Il n'y a pas une minute à perdre. On a dans le récit une contraction des lieux et une contraction du temps. Du point de vue historique, le déroulement des faits est assez invraisemblable. C'est donc que Marc a une autre raison de vouloir nous les présenter dans la même journée. Laquelle ?
On tient peut-être la réponse si l'on remarque que les témoins de ces quatre actions sont les disciples. Ce ne sont pas des miracles pour la foule, mais pour eux.
C'est évident pour la tempête : seuls, les disciples en sont témoins. Ce sont eux encore qui accompagnent Jésus lors de la guérison du possédé. La foule n'est pas là. Elle les rejoindra plus tard, attirée par l'histoire des porcs. Elle n'aura rien vu de l'événement, constatant seulement le résultat. De retour en terre juive, la foule est là, bien présente quand Jaïre vient demander la guérison de sa fille. On se met en route et sur le chemin, secrètement, une femme vient toucher son vêtement. Jésus questionne : "Qui a touché mes vêtements ?" Les disciples s'étonnent : la foule presse Jésus. Et pourtant nous assistons à une sorte de tête à tête entre Jésus et la malade guérie, comme s'il n'y avait personne pour les entendre. La foule est là, comme absente ; elle ne participe pas. On arrive chez Jaïre, Jésus fait sortir tout le monde, il ne garde avec lui que les parents et Pierre, Jacques et Jean. Nous avons donc là une série d'actes de puissance à l'intention des disciples.
Qu'est-ce qu'il y avait donc à comprendre dans ces quatre miracles ? Passons sur la tempête apaisée et la guérison du possédé et arrêtons-nous particulièrement à un épisode asez difficile : l'histoire de l'hémorroïsse et de la fille de Jaïre. Deux miracles étroitement imbriqués. Pourquoi ?
oOo Commencez par vous poser quelques questions en lisant le texte (5, 21-43) :
1 - la guérison de l'hémorroïsse. Le récit des versets 25-29 pourrait-il se suffire ? Qu'ajoutent les versets 30-34? En quel sens ces versets obligent-ils à reconsidérer le fait raconté en 25-29 ?
2 - la résurrection de la fille de Jaïre : qu'est-ce qui change entre les versets 22-24 et 35-36 ? En quoi l'insertion des versets 25-34 favorise-t-elle le passage d'une perspective à l'autre ?
3 - pourquoi le secret en 5, 37-43 et pas en 5, 18-20 ?
4 - Dans le contexte de 4, 35 à 5, 43, qu'est-ce que les disciples ont à apprendre ?
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1 - La guérison de l'hémorroïsse.
Deux parties faciles à repérer : un miracle classique, suivi d'un dialogue entre Jésus et la femme.
A - Un miracle classique.
Le récit de ce miracle pourrait se suffire à lui-même. Il est du genre "miracle à succès" tel qu'on pouvait en raconter de nombreux selon Marc 3, 10 : "Il en avait tant guéris que tous ceux qui étaient frappés de quelque mal se jetaient sur lui pour le toucher". On trouve de tels récits dans les histoires païennes : le guérisseur possède une certaine force d'ordre physique. C'est comme si Jésus était chargé d'une énergie miraculeuse qui se propage de sa personne à ses vêtements. Difficile à croire, mais cela n'étonnait pas les premiers lecteurs de Marc. Ici le trait va être utilisé dans un sens particulier : si la femme ne fait que toucher son vêtement à la dérobée, c'est parce qu'elle tient à se cacher. Elle a honte de sa maladie qui d'ailleurs la met en état d'impureté légale. Ce trait a son importance pour le dialogue qui va suivre. De même la mention des nombreux médecins qui lui ont coûté beaucoup d'argent sans la guérir : ce n'est pas uniquement un trait de malice de la part de Marc. Il veut souligner la puissance de Jésus face à l'échec des médecins. A la rigueur, le récit pourrait s'arrêter là.
B - Une guérison volée.
La deuxième partie du récit (5, 30-34) donne une portée très différente à ce qui précède. Jésus a conscience d'avoir opéré une guérison. Là encore, on n'est pas loin des textes païens : comme dans ces textes, l'auteur du miracle a conscience de la force qui sort de lui.
Mais ici Jésus veut absolument faire sortir de l'anonymat celle qui s'est approchée en se cachant. Il l'oblige à se faire connaître et il entre avec elle dans une relation personnelle. La femme se sent prise en faute. Est-ce parce qu'elle a enfreint la loi du Lévitique en touchant quelqu'un alors qu'elle est en état d'impureté légale ? Marc ne semble pas s'intéresser à cet aspect de la conduite de la femme : s'adressant à des lecteurs romains, il ne prend pas la peine de leur expliquer cette coutume juive. Il reste que la femme a peur, lorsque Jésus demande qui l'a touché. Elle a volé sa guérison, va-t-elle la perdre ? C'est bien là le problème qui est traité ici : une guérison volée, ce n'est pas dans l'esprit de l'évangile. Il va falloir que sa guérison lui soit redonnée, au terme d'une démarche de foi. Quand Jésus lui dit : "Sois guérie de ton mal", on pourrait s'étonner : elle est déjà guérie. Mais il n'y a pas d'incohérence : sa guérison lui est redonnée dans la foi. La femme, en se confiant à Jésus, s'est dégagée d'une foi encore primitive, faisant bon ménage avec la magie, et elle a cheminé vers une foi pleine, qui est une relation personnelle à Jésus sauveur. Le texte de Marc emploie deux mots pour indiquer ce que Jésus apporte à la femme : elle est guérie, et elle est sauvée. Le mot grec traduit pas "sauver" en français signifie d'abord la guérison. Mais il va beaucoup plus loin, dans la perspective des chrétiens après Pâques. Pour eux, le salut est une réalité beaucoup plus plénière que la simple guérison. Ici, la femme reçoit plus qu'elle ne cherchait.
2 - La résurrection de la fille de Jaïre.
Jaïre avait déjà une foi très forte, puisque sa fille était "près de mourir" et qu'il demande à Jésus de la faire vivre. Elle est au seuil de la mort, aucun moyen humain ne peut plus rien. Et voilà qu'elle meurt. La foi de Jaïre est alors mise à l'épreuve par l'incrédulité de ceux qui lui annoncent l'événement. Mais Jésus lui-même vient au secours de sa foi : "Sois sans crainte, crois seulement".
Quand Jésus entre avec Pierre, Jacques et Jean, non seulement la mort est constatée, mais elle est déjà célébrée: agitation, des gens qui pleurent, qui poussent de grands cris. Personne ne fait attention à Jésus. Seul, le père a foi en lui. Jésus dit : "l'enfant n'est pas morte, elle dort". Et Marc de préciser qu'elle était bien morte, que "les gens se moquaient de lui". Nous lecteurs, nous savons ainsi que la mort, quand Jésus vient, n'est plus la mort, mais le sommeil. Les gens de l'Ancien Testament comme les Grecs employaient un euphémisme pour parler des morts. On disait "les dormants". Mais ce n'était qu'une façon de parler. Avec Jésus, l'expression va prendre toute sa réalité : on s'endort, mais pour se "réveiller". C'était cette confiance dans le réveil de sa fille qui était demandée à Jaïre.
3 - Un crescendo dans la foi.
L'insertion de la guérison de l'hémorroïsse dans le récit de la résurrection de la fille de Jaïre est un procédé destiné à guider la foi des lecteurs. Nous sommes invités, nous aussi, à croire à la puissance de résurrection de Jésus. A comprendre que la foi, non seulement guérit les malades, mais même tue la mort, permet de réveiller les morts. Nous avons ici une catéchèse de la foi en la résurrection. Et puisque la foi n'est pas demandée à la fillette, mais à son père, nous pouvons comprendre qu'on peut croire, non seulement à notre propre résurrection, mais à celle des morts en général. Il y a donc dans ce récit un crescendo. On passe de la foi originelle de Jaïre, puis de la foi primitive de la femme, encore guidée par un calcul intéressé, à la seconde foi de cette femme, toute marquée par sa relation personnelle à Jésus, et enfin à la foi plénière de Jaïre, foi en celui qui ressuscite les morts. C'est vraiment la foi qui est au centre de ce double épisode.
Mais c'est une foi qu'il faut tenir secrète. Jésus, sans cesse insiste là-dessus. Que personne ne le sache. Si on compare ces récits avec des récits de guérisons dans la littérature païenne, on est frappé, d'abord, de voir que, dans les deux cas, le guérisseur opère à l'écart de la foule. Ceci pour indiquer que la puissance surnaturelle doit s'exercer dans un espace sacré, loin des regards indiscrets. Lire, dans le même sens, le récit de la guérison par Pierre d'une femme à Joppé (Actes 9, 36-42) Mais ce qui est destiné primitivement à préserver l'espace sacré, chez Marc, est mis au service de sa théorie du secret messianique. Autre trait commun avec les récits païens : Jésus "prend la main de l'enfant". Les faiseurs de miracles attachaient une grande importance aux contacts physiques. De même, la parole de Jésus "Talitha qoum", qui fait aux lecteurs l'impression d'une formule d'étrange résonance, ressemble à ces formules magiques prononcées en langue étrangère par les faiseurs de miracles païens. Ici, c'est moins bizarre, puisque Marc traduit immédiatement. Et surtout Marc insiste sur la foi personnelle en Jésus, qui est demandée aux bénéficiaires des miracles.
Une autre notation, par contre, ne correspond pas au modèle païen. Le guérisseur païen tient à la publicité postérieure au miracle. Dans l'évangile de Marc, Jésus, au contraire, impose le silence. Cela paraît étrange : comment masquer une résurrection ? La consigne, sans doute, s'adresse moins aux témoins directs du miracle qu'aux lecteurs de Marc, à nous aujourd'hui, comme pour nous dire : attention, le moment n'est pas encore venu de dévoiler la véritable identité du Fils de Dieu. Avant la croix, il ne faut pas que cela se sache.
4 - Tout, à la lumière de Pâques
Nous avons donc quatre miracles : la tempête apaisée, la guérison du possédé, la guérison de l'hémorroïsse et la résurrection de la fille de Jaïre, qui se déroulent dans la même journée, sans discontinuité. Quel est le lien interne de ces récits ? Le miracle de la tempête apaisée se situe sur le chemin qui mène en terre païenne. La mer se soulève pour empêcher Jésus d'y aller. Mais Jésus interpelle la mer, en une sorte de cri de guerre : "Silence,tais-toi !", qui rappelle l'exorcisme dans la synagogue de Capharnaüm (1, 25). Cela n'a rien d'étonnant : dans la tradition biblique, la mer est une puissance de chaos, hostile à Dieu, l'instrument du démon, qui veut empêcher Jésus d'aller chez les païens, parce que dans cette terre païenne le démon se trouve bien et revendique d'y rester.
Qu'est-ce que les disciples ont à apprendre ? Simplement qu'il faut croire en Jésus envers et contre tout. Ils ont eu peur parce qu'ils n'avaient pas la foi, mais ils vont découvrir la puissance de Jésus sur la mer, sur le démon, et bientôt sur la mort elle-même. Le possédé guéri voudrait suivre Jésus : qu'il reste chez lui, dans son pays, car c'est là qu'il y a du travail, anticipation du travail missionnaire auquel seront appelés les disciples.
La catéchèse de Marc se place de plus en plus sous le signe de Pâques. Elle montre le reflux de la lumière de Pâques sur la vie de Jésus. Mais cela n'est encore révélé que dans le secret, à l'usage des disciples et du lecteur chrétien.
(à suivre, le 4 mars)
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