L'INTELLIGENCE DES ECRITURES

 

 L'évangile selon saint Marc (8)

 
Le lion de saint Marc

 

8 - La troisième étape.

De la mission des Douze à la Profession de Foi de Pierre ( 6, 6 à 8, 26)

1 - La mission des Douze 6, 6 - 13

Ce récit correspond à celui de l'appel des Douze en 3, 13-19. Il les avait appelé pour être avec lui. Maintenant, il les envoie "deux par deux, leur donnant autorité sur les esprits mauvais."

Dans ce texte, Marc fait preuve de liberté en rapportant les paroles de Jésus : il commence par les résumer ( ne rien prendre pour la route, etc.) avant de passer au style direct : "si vous entrez dans une maison,demeurez-y", etc.

Remarquez également la grande place qui est faite au refus d'accueil. Matthieu, lui, fait part égal entre accueil et refus d'accueillir. Marc mentionne à peine l'accueil, pour enchaîner aussitôt : "Si on refuse de vous accueillir..." On a l'impression que la mission s'accomplira difficilement. La communauté de Marc a dû rencontrer beaucoup de difficultés dans son activité missionnaire. Comme si Marc voulait dire : "Ne vous effrayez pas, c'était prévu". Comparez avec le texte de Matthieu (10, 5-16)

Marc insiste enfin sur la nécessité d'être "des troupes légères". Rien à emporter, sauf un bâton, pas de pain, pas de besace. Il y a une exigence de légèreté, de dépouillement qui va très loin. Il faudra, dira-t-il plus tard, tout quitter, "maison, frères, soeurs, mère, père, enfants, champs".

Vient alors la conclusion : "Ils partirent...ils chassaient les démons... ils faisaient des onctions d'huile à beaucoup de malades et ils les guérissaient (6, 12-13). C'est exactement ce qu'ils avaient vu faire à Jésus. On retrouve les deux aspects :
* ils proclament le message. Marc précise : "Ils proclamèrent qu'il fallait se convertir". C'est la même chose que Jésus en 1, 14-15).
* ils donnent les mêmes signes : expulsent les démons et guérissent les malades. Il y a une seule précision supplémentaire : l'onction d'huile. Sans doute réminiscence d'une pratique en usage dans certaines Eglises primitives. Jacques en fait mention dans sa lettre (5, 14) Les signes sont là pour confirmer la prédication.

Curieux : le seul pouvoir qui est donné aux disciples est un pouvoir que nous n'exerçons pas, du moins ordinairement : celui de chasser les démons. Aujourd'hui, ces miracles nous gênent. Notre attitude fait contraste avec celle de nombreuses sectes qui, elles, consomment du miracle en abondance. Alors, les sectes ne seraient-elles pas plus proches de Marc que nous ? C'est comme s'il y avait deux tendances, à côté des spécialistes de la prédication, il y aurait des spécialistes des miracles. Une fringale de miracles peut être fort malsaine, mais nous ne sommes peut être pas assez attentifs au fait que la prédication de l'Évangile doit avoir des répercussions sur l'équilibre humain. L'Évangile est une puissance d'action contre le règne du mal. Le missionnaire n'est pas un représentant de commerce qui cherche à vendre un produit. Il est quelqu'un qui combat contre des adversaires. Et on n'est pas sûr d'être bien accueilli. Il y a une opposition à la mission. Elle ne vient pas seulement de personnes qui refusent. Elle vient de ce que nous appelons "le péché du monde". Pas un péché personnel, mais une mentalité commune.

INTERMEDE : Hérode, Jésus et Jean Baptiste, l'ambiance dramatique de la mission.
( 6, 14-29)

Pendant que les disciples sont en mission, la scène est vide. Marc la remplit avec deux morceaux : l'opinion d'Hérode sur Jésus et le meurtre de Jean-Baptiste.

"Le roi Hérode entendit parler de Jésus..." Les Douze sont en mission, donc on va forcément parler de Jésus un peu partout. Le thème de la popularité de Jésus revient ici. Au début, on allait vers lui pour l'entendre, le voir faire des miracles. Maintenant, on se pose des questions sur lui et on essaie d'y répondre. Les uns pensent que c'est Jean-Baptiste, d'autres Elie, d'autres encore un prophète. Le roi Hérode est mis en vedette parce qu'il a son opinion : "ce Jean que j'ai fait décapiter, le voici qui est ressuscité". Bonne occasion de raconter le meurtre de Jean-Baptiste. Mais pourquoi le faire ici ? Luc situe cet épisode à la fin de la prédication du Baptiste : il en finit avec Jean avant de passer à Jésus. Ici la tradition sur le Baptiste semble empiéter sur celle de Jésus. Pourquoi ? Sans doute parce qu'il y a la même atmosphère. On vient de rappeler que la mission comporte des risques. En voilà un bel exemple avec Jean Baptiste. Quand reviendra le thème de l'identité de Jésus (8, 27-31), ce sera pour introduire l'annonce de la Passion. Le parallèle s'esquisse entre Jean et Jésus. Voir, plus loin, 9, 12-13 et 11, 29-30.

2 - La table ouverte. 6, 30 à 8, 26

Deux séries de 5 épisodes qui se correspondent :

A - Première multiplication des pains 6, 30-44

A - Deuxième multiplication des pains 8, 1-9

B - Les disciples traversent le lac 6, 45-52

B - Traversée du lac 8, 10

C - De ce côté-ci du lac. Gennesareth 6, 53-56

C - Dans la région de Dalmanoutha 8, 10-12

D - Dans le pays de Tyr et de Sidon. Entretien sur le pain 7, 24

D - de l'autre côté du lac. Discussion sur le pain 8, 14-21

E - Jésus guérit un sourd-bègue 7, 31-37

E - Guérison de l'aveugle de Bethsaïde 8, 22-26

Curieux : on retrouve dans l'évangile de Jean la même succession des trois premiers récits. Et les deux séries de Marc se retrouvent chez Matthieu. Luc, lui, ne raconte qu'une multiplication des pains, puis on passe directement à la profession de foi de Pierre. Chez Marc, cet ensemble forme la plaque tournante du livre. On va regarder de près quelques passages de cet ensemble.

A - Première multiplication des pains. 6, 30-44.

* Jésus, les apôtres et la foule (30-34) : une introduction longuement développée.
Les apôtres, rentrant de mission, rapportent tout à Jésus. Il leur propose de venir à l'écart, tellement il y avait de monde : ils n'avaient même pas le temps de manger. Jésus et ses disciples jouent ici avec la foule une sorte de jeu à cache-cache. Pas moyen de se cacher ! Finalement, on est bien obligé de s'en occuper. Pas le temps de se reposer. Cela pose bien quelques petits problèmes au point de vue de la vraisemblance historique et géographique. En principe, on va plus vite à traverser le lac en barque qu'à suivre la côte à pied. Nous avons ici un tableau reconstruit. Ce qu'il met en valeur ? On n'échappe pas à la foule. Quand elle est là, il faut s'en occuper.

* Jésus et ses "envoyés". C'est la seule fois où Marc emploie, pour désigner les disciples, le mot "Apôtres", qui signifie "Envoyés". Envoyés en mission, ils reviennent pour rendre compte. Et ce compte rendu est précis : "tout ce qu'ils ont fait en enseigné". Les deux aspects de la mission de Jésus lui-même. Jésus et les apôtres sont liés. Ces apôtres, ce sont les Douze. Jusqu'ici, Marc nous parlait toujours de Jésus avec les Douze et les disciples. A partir de cette mission, on ne parle plus des disciples. Ont-ils disparu ? En tout cas, le groupe, désormais se réduit aux Douze.

* Le portrait de l'apôtre. Marc semble bien faire ce petit portrait à la lumière de l'expérience missionnaire d'après Pâques. Au fond, quand nous relisons ce texte, nous nous apercevons que l'apôtre est le contraire d'un oisif. Au début du récit, on a l'impression qu'il voit bien ce qu'il y a à faire mais ne fait rien. Mais ensuite, Jésus les met au travail : "Donnez-leur vous-même à manger." Les voici au retour de la mission, et Jésus les remet au travail. Ils n'ont pas le droit de se refuser à la foule. Ils ont toujours quelque chose à faire pour elle.

* Jésus et la foule. D'abord, on s'aperçoit qu'il a pitié de ces gens. Qu'est-ce qu'il fait ? Il se met à les enseigner. Lors de la deuxième multiplication des pains, s'il a pitié, c'est parce qu'ils ont faim : il y a trois jours qu'ils sont auprès de Jésus. Dans Mathieu, c'est un sentiment de pitié : Jésus guérit beaucoup de malades. Ici, dans la première multiplication des pains, c'est parce qu'ils sont désorganisés. Ils ne forment pas un peuple. C'est pourquoi il commence par les enseigner. C'est une habitude de Jésus, que seul Marc souligne plusieurs fois. Et Marc souligne que c'est un trait du missionnaire chrétien : il est au service de la Parole. Il est fait pour enseigner.

* La Parole qui crée un peuple. Marc met un lien entre enseignement de la Parole et constitution d'un peuple. Ce n'est pas artificiel. Nous sommes en présence d'un troupeau sans berger, dispersé. Ce qui va en faire un troupeau organisé, c'est l'appel qu'il va entendre. Il y a donc en premier l'enseignement, la parole capable de rassembler, avant la nourriture corporelle.

* Le berger et le troupeau. Thème biblique. On le trouve chez Ezéchiel, dans le psaume 23, et il évoque le souvenir de l'Exode : Dieu est le berger qui conduit son peuple, qui le nourrit, qui le mène verts le repos de la terre promise. Ces trois thèmes se retrouvent dans le récit de Marc :
° Repos. Jésus le propose, mais il n'y a pas de repos pour les missionnaires. Le repos, c'est pour plus tard.
° Nourriture. Pas besoin d'insister.
° Le pasteur messianique : Jésus accomplit ce que devait faire le pasteur d'après les termes de l'Ancien Testament. Marc nous présente Jésus comme le pasteur de son peuple. Le nouveau Moïse.

* La Parole nourriture. C'est nouveau par rapport à l'Ancien Testament. Sauf dans certains textes des livres de Sagesse qui lient Parole de Dieu et nourriture. La Sagesse s'offre elle-même en nourriture. Jean surtout développera ces thèmes dans le discours sur le Pain de Vie (chapitre 6) Dans ce chapitre, la nourriture est la foi, puis ensuite l'Eucharistie. Se nourrir du corps de Jésus, c'est croire en lui.

* La communauté. Il semble que Marc utilise dans ce chapitre une catéchèse judéo-chrétienne qui, à partir de la multiplication des pains, en dégageait les apparentements avec les miracles du désert, l'annonce d'Ezéchiel, le festin de la Sagesse. C'est comme si Marc recomposait la scène reçue de la tradition en y ajoutant sa note personnelle : Jésus, en enseignant, est le berger qui constitue un peuple nouveau. La multiplication des pains n'est pas seulement un miracle, c'est un signe, un symbole. Le symbole de ce que fait une communauté quand elle s'assemble pour le repas, pour l'écoute de la Parole, autour du Pasteur qui est le sien, le Christ.

* Un peuple en bon ordre. Jésus donne des ordres à ses disciples pour que cette foule "comme un troupeau sans berger" soit organisée "par rangées de cent et de cinquante". On retrouve cette précision dans les écrits de Qumran où le peuple futur sera structuré en groupes de mille, cent, cinquante et dix. Dans le Livre d'Hénoch, les anges sont organisés selon le même système décimal. Marc, sans doute, veut nous montrer le nouveau peuple de Dieu rassemblé par son Berger selon le schéma idéal.

* Un repas où il y a des restes. Douze paniers, autant que d'apôtres. Ce thème des restes est important. Il signifie que la nourriture distribuée est inépuisable. On peut encore en nourrir d'autres. Il faut ramasser les restes, puisque d'autres ont faim. C'est la preuve que cette multiplication est symbole de quelque chose à refaire constamment, d'une nourriture qu'il faut mettre à la disposition d'autres. La table du Seigneur est une table ouverte à tous. Nous avons certainement là une catéchèse de l'Église judéo-chrétienne. Le récit est comme un miroir de ce qu'elle essaie de faire ; de ce que nous devrions être.

* Un repas eucharistique. L'allusion à l'eucharistie est bien reconnaissable dans ce récit. Il est tellement proche du récit de la Cène. Ainsi la communauté qui se réunit pour l'Eucharistie se remémore le miracle de Jésus nourrissant la foule et y trouve la définition de ce qu'elle est appelée à être : le peuple de Dieu de la fin des temps, réuni autour du nouveau Moïse, par le ministère apostolique.

On a ainsi dans ce texte deux grandes lignes d'interprétation : un enseignement sur le ministère apostolique (on voit Jésus former ses disciples, leur apprendre leur mission) ; et un enseignement sur Jésus lui-même : il se manifeste comme le pasteur du nouveau peuple dont la mission est de rassembler, d'instruire, de nourrir ce peuple.

(à suivre, le 18 mars)

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