L'INTELLIGENCE DES ECRITURES
L'évangile selon saint Marc (9)
Le lion de saint Marc9 - La troisième étape (suite). De la mission des Douze à la Profession de Foi de Pierre ( 6, 6 à 8, 26) 2 - Encore une multiplication des pains (8, 1-9)
Il y a beaucoup de ressemblances entre les récits des deux multiplications des pains. Il y a aussi quelques différences. La plus voyante est celle des chiffres. Ici, 7 pains et 7 corbeilles de surplus et environ 4 000 personnes. Ces petites variantes sont significatives. Au lieu de paniers, on parle ici de corbeilles. Le sens est le même, mais indique l'origine du récit : panier est utilisé surtout par les Juifs, alors que corbeilles est un mot grec. Disons pour faire simple que le premier récit est d'origine judéo-chrétienne, mûri dans le terroir palestinien, alors que le second a mûri dans le terroir pagano-chrétien. Mais alors, pourquoi deux récits aussi semblables ? Simplement parce qu'il y a, à l'origine des deux récits, une seule tradition qui s'est diversifiée selon les milieux par lesquels elle est passée avant d'arriver à Marc. Celui-ci a recueilli les deux formes et a voulu créer un effet de redoublement. Il pensait lui-même qu'il y avait eu deux miracles distincts. Voir 8, 18-20.
Mais d'autres différences entre les deux récits nous indiquent cette double origine, palestinienne et grecque, d'un même événement. Par exemple à propos du geste du Christ qui prend les pains et "prononce la bénédiction" (en grec "eulogein" dans le premier récit) ou qui "rend grâce" (en grec "eucharistein" dans le second récit). Il est remarquable qu'on retrouve les deux verbes dans les récits de la Cène : eulogein chez Matthieu et Marc, eucharistein chez Luc et Paul. Les deux mots désignent le même rite juif : le père de famille, avant de manger, prononce une bénédiction. Quoiqu'il en soit des mots employés et de leur origine, on a là des références à l'Eucharistie, dans les deux récits de multiplication.
Un autre petit détail va aussi dans le même sens. "Si je les renvoie chez eux à jeun, dit Jésus, ils vont défaillir en chemin, et il y en a qui sont venus de loin". Ces termes font penser à deux textes de l'Ancien Testament. D'abord à l'histoire des habitants de Gabaon (Josué 9, 6 et 9) qui prétendent "venir de loin" alors qu'ils habitent à 4 ou 5 kilomètres et qui, par ce stratagème, non seulement sont épargnés par les envahisseurs hébreux, mais sont intégrés au peuple de Dieu sans y avoir droit. Et dans Isaïe 60, 4, il y a cette distinction entre "ceux qui sont près " et "ceux qui sont de loin". Dans les deux cas, anticipation du rassemblement des païens dans l'unique peuple de Dieu.
Enfin, on se pose la question : "Et les sept". Sept pains, sept corbeilles, et non plus douze. Or, il se trouve que les Sept étaient le petit groupe (on les appelle à tort les diacres), autour duquel était organisée la communauté des chrétiens d'origine grecque de Jérusalem. Ces Sept (Actes 6) sont les premiers à avoir pratiqué l'évangélisation des païens (après Pierre à Césarée, cependant). Leur institution avait été, dans l'Église primitive, un éclatement de la structure première d'une communauté judéo-chrétienne groupée autour des Douze. Alors, peut-être, ce deuxième récit de la multiplication des pains est issu de la réflexion d'un milieu d'orientation hellénistique inspiré par les Sept. D'un milieu d'origine païenne, les premiers convertis au christianisme.
Un seul miracle ou deux miracles ? Marc pensait probablement qu'il y en avait eu deux. La question qu'il met dans la bouche de Jésus : "Souvenez-vous : lorsque j'ai rompu les pains pour les cinq mille...At lors des sept pains pour les quatre mille..." (8, 18-20) le prouve. Mais Marc insiste non sur le fait qu'il y a eu deux miracles, mais sur le fait que, malgré le redoublement, les disciples n'ont pas compris.
Marc, en présentant deux miracles, tient à insister sur le fait que la table est ouverte à tous. Replaçons le texte dans son contexte : Jésus vient du Liban (les territoires de Tyr et de Sidon) vers la Mer de Galilée, en plein territoire de la Décapole , en pleine terre païenne. C'est là que Jésus guérit un sourd-bègue, puis qu'il multiplie les pains. Ensuite, il change de rive du lac et se trouve face à face avec des pharisiens, donc en terre juive. On retrouve là la préoccupation missionnaire de Marc. On retrouve aussi l'intérêt de Marc pour la formation des apôtres. Jésus leur apprend à ouvrir leurs horizons. Il leur apprend qu'ils ont à leur disposition tout ce qu'il faut pour nourrir la foule et qu'ils n'ont pas le droit de se cantonner à un secteur particulier : ils doivent aller aussi chez les païens. Ouverture à une mission universelle.
3 - Le pain des enfants partagé aux païens.
Dans l'épisode de la femme qui vient demander à Jésus de guérir sa fille (7, 24-30), Marc note un certain nombre de précisions qui sont omises par Matthieu : cette femme est païenne, de la région de Tyr. Matthieu ne le dit pas, puisque pour lui Jésus n'a été envoyé "que pour les brebis perdues de la maison d'Israël". L'intérêt de cet épisode est de nous conserver une parole de Jésus sur le pain : Jésus accepte de faire partager "le pain des enfants", c'est-à-dire réservé aux Juifs, par "les petits chiens", les païens. Ceci est important si on se souvient que le grand débat de l'Église primitive, celui auquel Paul s'est heurté toute sa vie, tourne autour de la question de la nourriture. C'est le grand obstacle à la fraternisation entre chrétiens d'origine juive et païens convertis : doit-on observer les prescriptions alimentaires de la tradition rabbinique ? Aussi Marc est-il heureux de rappeler que Jésus a laissé entendre que le pain dont il veut rassasier les foules, s'il est d'abord (verset 27) destiné à Israël, sera un jour partagé à tous, même à ceux qui viennent "de loin"
Le même thème se retrouve en 8, 14-21, dans le dialogue entre Jésus et ses disciples après la seconde multiplication des pains. Jésus leur demande de prendre garde au "levain des pharisiens et à celui d'Hérode." Le levain était considéré comme source d'impureté et de corruption et symbolisait pour les rabbins les mauvaises inclinations des hommes. Il désigne ici les mauvaises dispositions des pharisiens qui refusent de croire et demandent un signe extraordinaire (8, 11-12) et d'Hérode qui a une opinion bien arrêtée sur Jésus (6, 14-16). Les disciples risquent de partager ces mauvaises dispositions s'ils restent rebelles aux efforts de Jésus pour leur manifester le sens authentique de la mission à laquelle il veut les associer. De fait ils ne comprennent pas, et croient que Jésus leur reproche de ne pas avoir acheté de pains ! Jésus leur répond : "Vous n'avez donc rien compris ! Vous vous demandez si vous avez encore du pain pour vous, alors que vous en avez même pour les autres ! Rappelez-vous la multiplication des pains : il y avait des restes. Il y en a d'autres à nourrir et vous avez de quoi faire..."
4 - La guérison du sourd-bègue (7, 31-37)
On demande à Jésus d'imposer la main au malade, et voilà qu"il lui mit les doigts dans les oreilles". Un contact physique. Chez Matthieu, on ne parle guère de contacts physiques : la parole de Jésus suffit. Par contre, en milieu hellénistique, on trouve couramment ces contacts physiques. Donc ici, chez Marc, d'abord Jésus prend le malade "loin de la foule, à l'écart". Technique courante dans les récits de miracles chez les Grecs : il va y avoir un événement transcendant. Après avoir touché les oreilles du malade, Jésus lui "touche la langue" avec de la salive. On retrouve la salive pour l'aveugle de Bethsaïde (8, 23) et pour l'aveugle de naissance (Jean 9, 6). C'est un moyen de cure fréquemment utilisé pour les miracles païens. Tacite raconte comment l'empereur Vespasien guérit un aveugle en humectant de salive ses orbites. Donc ces récits de miracle chez Marc s'enracinent dans un milieu sociologique bien précis.
Ensuite Jésus "lève son regard vers le ciel" : ici, on retrouve la manière juive de raconter les miracles opérés par les rabbins. C'est la puissance divine qui va opérer le miracle. Puis Jésus "soupire". Il ne s'agit pas de compassion pour le malade, mais d'un mouvement profond d'appel à Dieu, avec la conscience d'une tâche difficile. On trouve le même soupir dans certains récits de miracles païens. Jésus est donc décrit sous les traits d'un faiseur de miracles comme il en existait beaucoup à l'époque. Ce Jésus nous déconcerte, mais il est bien enraciné dans les moeurs du temps. Nous serions certainement déconcertés si un film pris sur le vif nous présentait Jésus tel qu'il a été.
Au verset 37, le texte généralise la portée du miracle en citant l'Ancien Testament : "Il a bien fait toutes choses : il fait entendre les sourds et parler les muets". C'est un moyen de faire comprendre que la clé de la lecture chrétienne est à chercher dans l'Ancien Testament. On cite en effet ici le prophète Isaïe ( 35, 3-6) dans la traduction grecque de la Septante, en usage chez les Juifs de la diaspora, en pays païen. Le texte s'est donc formé dans une communauté de païens convertis, ce qui explique que le récit ressemble à des récits païens. Nous pouvons reconnaître en Jésus le Sauveur de la fin des temps.
Si on se situe au niveau de la rédaction de l'évangile de Marc, on constate qu'il y a quatre miracles, et quatre seulement, où Jésus impose la consigne de silence : le lépreux, l'enfant morte, le sourd-bègue et l'aveugle de Béthsaïde. Or ce sont précisément les signes que Matthieu présente comme la preuve que Jésus est le Christ. Aux envoyés de Jean-Baptiste qui lui demandent de la part de leur maître s'il est vraiment "celui qui doit venir", Jésus répond en citant Isaïe : "les aveugles voient, les boiteux marchent, les lépreux sont guéris et les sourds entendent, les morts ressuscitent..." Chez Matthieu , ces miracles sont opérés ouvertement, mais chez Marc on n'a pas le droit d'en parler. Pourtant, pour deux miracles, Marc indique explicitement que leurs bénéficiaires ont parlé et que cela s'est su. Pourquoi ? Sans doute parce que Marc tient à signaler quelle était la popularité de Jésus. Il y a conflit entre deux tendances : il veut manifester qu'en Jésus le Royaume de Dieu s'est approché, mais en même temps, il ne faut pas que la foule en tire la conclusion que Jésus est le Messie, car ce titre est trop ambigu. Il faut qu'il soit purifié, démythologisé par la mort sur la croix : le Messie, c'est le Crucifié. De toutes façons, même si la consigne du silence n'est pas respectée, la foule ne conclut rien sur la personne de Jésus : simplement, elle admire son oeuvre. Seuls les disciples en arrivent à la conclusion : "Tu es le Christ". Et aussitôt Jésus leur enjoint de ne rien divulguer.
Guérison du sourd-bègue, guérison de l'aveugle de Bethsaïde : mais ce sont les disciples à qui reproche d'être sourds et aveugles, de ne pas entendre et de ne pas voir. Leur coeur est endurci, expression hébraïque qui veut dire qu'ils sont dans des dispositions telles qu'ils ne peuvent comprendre. Ils restent étanches à la compréhension de la volonté divine. L'évangile parlera également de "la dureté de votre coeur", et Jésus leur dira : "Etes-vous sans intelligence ?" Les yeux, les oreilles, le coeur : tout cela va ensemble dans le langage biblique. Jésus leur fait des reproches, et en même temps il guérit un sourd et un aveugle, ce qui devient le signe de la guérison spirituelle des disciples. Ils deviennent capables de dire : "Tu es le Messie".
Mais leur guérison n'est pas complète : ils vont se révéler aussi fermés au nouvel enseignement que Jésus leur donnera "sur le chemin du Fils de l'homme". Ce sera la suite de notre étude, dans quinze jours.
( à suivre, le 1er avril )
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