L'INTELLIGENCE DES ECRITURES
Nouvelle série : Saint Paul en son temps (4)
Qui était saint Paul ? Que lui apporta sa formation juive et grecque ? Comment écrivait-on à l'époque ? Qui vivait alors à Corinthe, Antioche, Ephèse ? Et comment y vivait-on ? Comment circulait-on ? Quelles étaient les grandes philosophies ? Quelle était la condition de la femme ? Autant de questions qui vont nous permettre, en 6 séquences (chaque quinzaine) de situer Paul en son temps.
(Vous trouverez aux archives les séquences précédentes.)
1 - Paul à Athènes.
Quittant Thessalonique, Paul passe à Bérée. Tout va bien jusqu'à ce qu'arrivent les Juifs de Thessalonique. Paul est obligé, une fois de plus, de s'enfuir. Silas et Timothée restent sur place. Paul arrive à Athènes. Paul ne mentionne qu'une fois le nom d'Athènes dans ses lettres (1 Thessaloniciens 3, 1). Luc, par contre, nous a laissé un tableau très soigné de l'activité de Paul à Athènes. Il y situe la confrontation entre le message évangélique et la sagesse païenne.
A l'époque, Athènes n'est plus grand chose, politiquement. Soumise à Rome depuis - 168, elle a le statut de ville alliée. Mais c'est dans le domaine des arts, de la culture, de la philosophie qu'Athènes garde la prééminence. En philosophie, il existe encore de nombreuses écoles. Luc ne retient que les Epicuriens et les Stoïciens. Paul s'est trouvé souvent confronté à leurs théories. Je vous les présente.
* Les Epicuriens.
Epicure est né au temps de la conquête de la Grèce par les Macédoniens. plus précisément par Philippe, le père d'Alexandre. Jusque là, le système social et politique, c'est la cité. D'un seul coup, l'homme se trouve devant un horizon brusquement élargi. C'est la faillite des institutions traditionnelles. Epicure cherche le bonheur du sage dans l'absence de trouble (l'ataraxie) et dans le plaisir. Pour cela, il faut dissiper toutes les fausses craintes qui pèsent sur l'homme : peur du destin, de la mort, des dieux. Epicure n'est pas athée. Pour lui, les dieux vivent dans des espaces éthérés, mais n'interviennent pas dans le cours de ce bas monde régi par les lois implacables du hasard et de la nécessité. Le monde s'explique à partir d'atomes crochus, qui tombent dans le vide et fortuitement s'accrochent les uns aux autres pour un temps. Mais Epicure lui-même pratique les cultes traditionnels et pense que les dieux acceptent l'amitié des sages qui partagent leur détachement vis-à-vis du monde (Ataraxie). A la mort, l'âme, formée d'atomes subtils, se dissout. Aussi n'y a-t-il rien à redouter après la vie. La mort n'est qu'une chimère. Elle n'est rien tant que la vie subsiste, et lorsqu'elle arrive, l'âme n'est plus. Ainsi elle n'a point d'empire, ni sur les morts, ni sur les vivants. Epicure invite au plaisir. C'est pourquoi on en a fait le patron des libertins et des jouisseurs. Mais c'est un contresens : le plaisir que prône Epicure est le fruit austère d'une vie détachée où l'homme vise à se contenter du strict nécessaire en compagnie de quelques amis. Par contre, il ne manque pas d'Epicuriens pour qui la vie n'a d'autres buts que la bonne chère et les amours sensuels. Horace les appelle "les pourceaux d'Epicure"). Lire Paul, 1 Corinthiens 15, 32.
* Les Stoïciens.
Le fondateur de cette philosophie, Zénon, est contemporain d'Epicure. Il adopte des positions diamétralement opposées. Zénon, né à Chypre, est un étranger. Son système philosophique vise à mettre l'homme en harmonie avec le cosmos et à en faire un citoyen du monde. "Nous ne devons pas vivre en cités et en peuples et nous séparer les uns des autres en usant chacun d'un droit propre, mais nous devons considérer tous les hommes comme nos concitoyens." Dans son système, tout est étroitement lié : logique, physique, morale, métaphysique, tout se rattache à la conception du Logos divin qui pénètre tout l'univers et assure la cohésion de l'ensemble. Le Logos, c'est un souffle de feu, la source du dynamisme des êtres. La morale consiste pour l'homme à vivre selon la nature, à se conformer à la loi suprême du cosmos. C'est une religion du "consentement". Alors qu'Aristote jugeait l'esclavage naturel, l'esclave étant un simple outil animé, Zénon, au contraire soutient la dignité de chaque homme en raison de cette étincelle du Logos divin présente en lui. L'esclave véritable n'est pas celui qu'on pense, mais celui qui est esclave de ses désirs et qui accepte les entraves des nécessités extérieures. Pour être libre, il faut se détacher, non seulement de ce qui est mauvais,mais de tout ce qui est indifférent. "Seul, le sage est roi." Cette doctrine contribuera à l'adoucissement des conditions de l'esclavage dans le monde gréco-romain, mais pas à sa suppression. Cependant, il a apporté un vrai progrès de l'humanité.
Saint Paul empruntera au stoïcisme le développement sur les membres du corps (1 Corinthiens 12, 14-26). C'est une morale de l'effort, de la maîtrise de soi, ce qui plaira beaucoup aux latins. Le précepteur de Néron, Sénèque, un contemporain de Paul, lui-même stoïcien, écrit : "La liberté consiste à placer notre âme au-dessus des injures...Que les raisons de se réjouir viennent de soi tout seul." Sur la mort et la survie, la doctrine stoïcienne a évolué : notre monde n'a qu'une durée limitée. Au bout d'un certain temps, le cosmos se dissoudra dans une conflagration générale, puis reprendra un cycle semblable au premier. La survie de l'âme ? Au maximum jusqu'à cette conflagration générale, plus ou moins longue selon le tonus qui maintient la cohérence de ses éléments. Mais pour les gens du commun, l'âme se dissipe dans l'atmosphère au moment de la mort. Le bonheur du sage consiste dans la contemplation des astres. Religion astrale en même temps que philosophie de la providence, de l'ordre et de l'effort. C'est dans ce cadre philosophique que les Pères de l'Église exprimeront leur foi. Simplement, au culte de la raison et de l'effort, ils substitueront la religion de la grâce.
* Le discours de Paul à l'aréopage (Actes 17, 22-31).
Paul n'a pas l'air d'avoir apprécié les chefs-d'oeuvre de cette ville-musée. Pour lui, c'étaient de viles idoles. Par contre, il est pris par le charme de cette population accueillante, avide de nouvelles et férue de beaux discours. Paul prêche la résurrection : il apparaît donc comme un prédicateur de divinités étrangères. Il est invité à s'expliquer devant le conseil de l'aréopage (un peu comme le conseil de l'Université). il se met en frais d'éloquence. Il commence par flatter. On peut faire une double lecture de ce discours : ou bien c'est un exposé philosophique qui s'inspire du stoïcisme (citations d'Epiménide et Aratos), ou bien on y voir un discours typiquement biblique : la descendance de l'humanité à partir d'un seul homme et la critique des idoles faites de mains d'hommes. En fait, dans la recherche de Dieu qui caractérise les philosophes grecs, Paul voir un pressentiment de cette recherche à laquelle le Dieu de la révélation invite les hommes pour leur communiquer la vie. Le discours est donc à lire sur les deux registres. Cette apologétique savante échoue lamentablement : l'idée de résurrection apparaît comme un non-sens, un refus de l'ordre du cosmos. (Celse se moquera en parlant "d'une chair, pleine de ce qu'on ne saurait décemment nommer"). Aussi, les auditeurs de Paul lui déclarent : "Nous t'entendrons là-dessus une autre fois". Paul échoue devant les sages : ils n'ont pas sondé le fond de la détresse humaine.
2 - Paul à Corinthe.
Déprimé par son échec à Athènes (1 Corinthiens 2, 3... "J'étais auprès de vous dans un état de faiblesse, d'inquiétude et de crainte.." lire la suite), Paul décide de se rendre à Corinthe. Il passe par l'isthme où se déroulaient tous les deux ans les "Jeux Isthmiques" en l'honneur de Poséidon, dieu de la mer (Lire 1 Corinthiens 9, 24-27).
* La ville de Corinthe domine l'isthme du même nom. C'était à l'époque, avant que l'isthme ne soit creusé, une route dallée de 6 kilomètres de long (le diolkos) qui permettait aux bateaux de passer du golfe Saronique au golfe de Corinthe dans faire le tour du Péloponnèse. Les barques étaient hissées sur des chariots spéciaux ; les bateaux une fois déchargés de leur cargaison glissaient sur des rouleaux de bois : on les tirait avec des cordes. Dominant l'isthme, était l'Acrocorinthe, "le verrou de la Grèce", d'après Strabon, citadelle imprenable en temps de guerre, et en temps de paix, lieu de pèlerinage des fidèles d'Aphrodite, la déesse de la guerre, invoquée par les femmes pour que leurs époux se montrent vaillants contre l'ennemi - et aussi déesse de l'amour qu'on priait pour être féconde. Les prêtresses (elles étaient 1 000 "hiérodules") vendaient leurs charmes pour la gloire de la déesse et l'entretien de son temple. Elles n'étaient pas de vulgaires prostituées (il y en avait un bon nombre dans les quartiers des deux ports). Les hiérodules étaient des personnages officiels : elles avaient des places réservées au théâtre.
A l'époque de Paul, de la Corinthe des temps classiques, il ne restait guère que le temple d'Apollon avec ses admirables colonnes doriques. Il y en a encore sept aujourd'hui debout, seules rescapées des nombreux tremblements de terre de cette région. Mais la ruine, ce fut en 146 avant J.C : jaloux de la prospérité économique de Corinthe, le sénat de Rome avait fait détruire de fond en comble la ville et interdit de la rebâtir. Les gens qui n'avaient pas pu s'enfuir furent massacrés sur place ou vendus comme esclaves. C'est Jules César qui, en 44 avant J.C., décida d'ériger une colonie sur le champ de ruines : des colons latins d'abord puis rapidement, des gens qui viennent de partout. On a parlé de 500 000 habitants. C'est exagéré. Il n'empêche que Corinthe redevient une grande ville avec une forte proportion d'esclaves. Ville bien organisée : des archontes, un conseil et l'assemblée du peuple (ecclésia). Ville commerçante, entre l'Asie Mineure et l'Europe occidentale.
En plus des grands temples d'Apollon et d'Aphrodite, il y avait six sanctuaires dédiés à d'autres divinités grecques, dont Asclépios, le dieu-guérisseur, plus vingt statues dressées à ciel ouvert, cinq temples ou espaces sacrés réservés aux dieux (seigneurs) des religions à mystères. C'est dans de telles enceintes qu'avaient lieu des repas sacrés en l'honneur des dieux (d'où le cas de conscience posé en 1 Corinthiens 10, 20-22). C'est donc dans cette ville mi-romaine mi-grecque que Paul va se fixer pour un fructueux apostolat.
* Durée du séjour de Paul.
On a deux renseignements dans les Actes.
- A son arrivée à Corinthe, Paul travaille chez Aquilas et Priscille, un couple d'artisans juifs expulsés de Rome à la suite d'une décision de l'empereur Claude (rapportée par Suétone : "Il expulsa de Rome les Juifs qui faisaient de l'agitation sous l'impulsion de Chrestus (ou Christus ?, le i et le è se prononcent de la même façon à l'époque). Il s'agit peut-être du Christ : il y aurait donc eu une première pénétration de la foi à Rome, bien avant la venue de Pierre et Paul, sans doute en 48-49. La mesure d'expulsion de Claude n'a pas dû avoir beaucoup d'effets. Paul trouvera de nombreux compatriotes quelques années pus tard, quand il arrivera à Rome.
- Vers la fin de son séjour à Corinthe, Paul est traduit par les Juifs devant le tribunal du proconsul Gallion (Actes 18, 12). Ce Gallion nous est connu. Frère de Sénèque, le philosophe précepteur de Néron, c'est un homme affable. Mais on ne sait pas trop bien à quelle date il fut proconsul en Achaïe (Corinthe). On a une inscription monumentale à Delphes : c'est une lettre de Claude à un successeur de Gallion, assez mutilée. La lettre date de la première moitié de l'année 52. D'après les calculs des spécialistes, on peut en déduire que la comparution de Paul devant Gallion a eu lieu pendant l'été 51. Comme les Actes disent qu'il est resté plus de dix-huit mois, on peut donc calculer : arrivée à Corinthe pendant l'hiver 49 - départ pendant l'été 51.* Les phases de l'apostolat de Paul à Corinthe.
- Auprès des Juifs. Comme à l'accoutumée, Paul se rend d'abord à la synagogue. L'emplacement nous est connu grâce à une inscription trouvée près de l'arc de triomphe, en plein centre ville. Paul, déprimé, trouve du travail chez Priscille et Aquilas. Arrive alors Timothée, porteur de bonnes nouvelles de Thessalonique (1 Thessaloniciens 3, 7-8). Les épreuves auxquelles Paul fait allusion, c'est l'opposition de plus en plus vive qu'il rencontre à la synagogue (Actes 18, 6-7). C'est dans ces circonstances qu'il écrit aux Thessaloniciens une lettre d'action de grâce et d'encouragement comportant un des passages les plus durs contre les Juifs qui partout s'opposent à la prédication aux païens (1 Thessaloniciens 2, 14-16)
- Auprès des païens. Chassé de la synagogue, Paul s'installe chez Titius Justus. Il va maintenant prêcher aux païens. Ca marche. Il a une vision qui le réconforte (Actes 18, 9-10). C'est Luc qui parle de cette vision. Paul est très réticent pour parler de ses grâces mystiques. Il ne les met pas sur le même plan que l'apparition sur le chemin de Damas. Il ne lui est arrivé qu'une seule fois de lever le coin du voile (2 Corinthiens 12, 1-6). C'était il y a quatorze ans, donc en 42-43 lors de sa retraite à Tarse, ou à Antioche, en tout cas avant son premier voyage.
Paul a comparu devant Gallion, sur la grande place publique où se trouvait l'estrade du proconsul. On a retrouvé l'emplacement : c'était une construction monumentale en pierre, comme à Rome. Gallion envoie promener tout le monde (Actes 18, 15), peut-être indice du mépris profond des Romains pour les Juifs. Son frère Sénèque, parlant des Juifs, écrit : "Les coutumes de cette nation très criminelle ont pris une telle force qu'elles sont à présent reçues en tout pays. Les vaincus ont imposé leur loi aux vainqueurs." Luc ne s'intéresse pas aux sentiments personnels de Gallion. Il constate simplement que, pour lui, les Chrétiens se rattachent au judaïsme et donc peuvent bénéficier du statut de religion autorisée. Cela se comprend. A cette époque-là, en Grèce, les associations tiennent une place considérable en Rome a pour habitude de respecter les coutumes régionales, tant qu'elles ne vont pas contre la sûreté de l'État. On comprendra mieux l'organisation de l'Église primitive quand on aura étudié la nature de la vie associative de la société d'alors.
3 - Les confréries religieuses dans le monde grec.
Au temps de Paul, chaque ville grecque avait de nombreuses associations. Les unes à caractère professionnel (les orfèvres d'Ephèse, par exemple, en Actes 19, 25) sous la protection d'une divinité, un peu comme les corporations françaises au Moyen Age et leurs saints patrons. D'autres à caractère sportif (les éphèbes fréquentaient le gymnase) ou artistiques (les hommes de théâtre sous la protection de Dionysios, par exemple). D'autres enfin avaient un caractère directement religieux, sans exclure l'aspect récréatif.
Toutes ces associations étaient basées sur le volontariat. On y entre de plein gré ou on s'y retrouve dans un petit cercle d'amis. Les plus anciennes associations religieuses regroupaient les membres d'un même dème (fraction de tribu) pour honorer une même divinité. A partir du IVe siècle avant J.C. apparaissent au Pirée des associations d'étrangers regroupées pour honorer leur dieu national, Cybèle pour les Phrygiens, Bendis pour les Thraces. Les confréries les plus populaires étaient celles qui avaient pour but un pique-nique, où chacun apportait sa part. C'était à la fois sacrifice aux dieux et partie de plaisir. On se cotisait dans un but social et récréatif. La cagnotte pouvait aider à l'affranchissement d'un membre de la confrérie, ou à aider un autre à se monter en ménage, mais aussi à payer les réjouissances qui accompagnaient le sacrifice annuel.
A l'époque de Paul, le mélange entre citoyens et étrangers devient courant. Même les esclaves, qui étaient exclus du culte de la cité, deviennent membres des confréries populaires. Hommes et femmes se mêlent, alors qu'avant les femmes ne sortaient pas du gynécée. Certaines associations (l'Aphrodite syrienne par exemple) étaient dirigées par des prêtresses. Les enfants peuvent être admis avec cotisation à moitié-prix. Les plus grosses associations ne dépassent pas la centaine de membres. La plus grosse connue avait 93 associés, 59 hommes et 34 femmes.
Un inconvénient : on ne se sentait pas liés. On changeait d'association comme on voulait. Seuls les Juifs étaient très exigeants pour l'admission et le sérieux de la fréquentation. Paul, de même, sera très exigeant (1 Corinthiens 12, 2). Il craint toujours qu'on retourne aux cultes extatiques, en particulier le culte de Dionysios où hommes et femmes, dans une course échevelée et des danses de nuit, cherchaient une certaine ivresse. C'est d'ailleurs pourquoi Paul recommande aux femmes une attitude digne dans l'assemblée (1 Corinthiens 11, 5...)
4 - La composition sociale de la communauté de Corinthe.
Extrême diversité dans son recrutement. Juifs et païens se côtoient, comme dans toutes les communautés fondées par Paul. Luc parle de Crispus, chef de la synagogue qui se convertit avec sa famille (18, 8). Les éléments juifs sont la minorité. Ils soulèveront la question des viandes offertes aux idoles : elles sont entrées en contact avec les démons, donc doivent être absolument interdites. Paul prendra une position plus nuancée (1 Corinthiens 8 et 10, 20...)
La plupart des convertis sont d'origine païenne. Pour eux, la fréquentation des prostituées ne tirait pas à conséquence. "Nous avons des amies pour notre plaisir, des concubines pour le soin quotidien de nos corps, et des épouses pour avoir des enfants légitimes et savoir en bonnes mains l'administration de notre maison", écrit le Pseudo-Démosthène. L'enseignement de la résurrection faisait difficulté, alors que c'était facile à admettre or les Juifs, surtout ceux qui étaient d'origine pharisienne.
Du point de vue ethnique, il y avait une grande variété. Corinthe était une ville cosmopolite : des latins dans l'administration (plusieurs chrétiens de Corinthe portent des noms romains : Titius Justus, Aquilas, Priscilla, Fortunatus. Mais le nom ne suffit pas à indiquer l'origine ethnique. Aquilas est originaire du Pont (en Asie Mineure). Les Grecs étaient nombreux, comme les commerçants et les esclaves originaires du Levant. La majorité des provinces orientales de l'empire se trouvent représentées dans la communauté chrétienne, "Nous avons tous été baptisés dans un seul Esprit pour être un seul Corps, Juifs ou Grecs, esclaves ou hommes libres" (1 Corinthiens 12, 13) Cela n'allait pas de soi.
Sur le plan social, de même, grandes différences. Une majorité de petites gens, débardeurs du port et esclaves, "gens de rien". Les "gens de Chloé" sont des esclaves ou des affranchis employés par cette riche commerçante. Il y a, dit Paul, ceux qui s'empiffrent et ceux qui n'ont rien à manger. Paul prêche la liberté chrétienne, ce qui doit trouver des résonances chez les esclaves, bien qu'il leur conseille d'accepter leur sort ( 1 Corinthiens 7, 21-22). Mais il y a aussi des gens fortunés..Ils font parler d'eux par des procès scandaleux (1 Corinthiens 6, 1-8). Ils réclament une sagesse, et Paul leur parle comme à des enfants qui ne sont pas encore capables d'assimiler la folie de la croix. Il y a aussi, parmi les gens fortunés, ceux sur qui Paul peut compter : Priscille et Aquilas, qui ont des comptoirs à Rome, Ephèse et Corinthe, Chloé, Crispus, chef de la synagogue, Gaïus, qui reçoit l'Église dans sa maison, Eraste, le trésorier de la ville. Ces convertis, très divers constituent l'originalité de la communauté de Corinthe. C'est ce qui explique son dynamisme, mais aussi les tensions douloureuses. Paul leur adresse de violentes remontrances (1 Corinthiens 1, 13) avant de les inviter à pratiquer l'agapè comme vertu suprême.
5 - Esclaves et affranchis.
Dans le monde gréco-romain, l'esclavage joue un rôle économique essentiel. C'est aussi la tare la plus sinistre de cette civilisation. Au début du monde grec et romain, esclaves et serviteurs constituent la "maison" régie par le chef de famille. Ce sont les guerres de conquêtes qui favorisèrent l'esclavage, ruinant en même temps la classe des petits paysans. Pour Aristote, l'esclave n'est pas un homme, mais une sorte d'outil animé. L'esclave est né pour la servitude, comme le citoyen pour la liberté. Par contre, Zénon et les Stoïciens, en reconnaissant que l'esclave est aussi un homme, favorisèrent une lente évolution des moeurs. C'est à Rome que la condition des esclaves fut la pire. Caton l'Ancien dicte la conduite du bon chef de famille : "Boeufs qui prennent de l'âge, vieux chariots, vieilles ferrailles, esclaves âgés, esclaves malades et tout ce dont on n'a pas besoin, qu'il les vende. Le père de famille doit avoir une âme de vendeur, non d'acheteur."
Au temps de Paul, les situations sont différentes selon les catégories d'esclaves. Le plus dur, c'est ceux qui travaillent dans les grands domaines de la campagne, dans les mines, dans les carrières. Une deuxième catégorie, les esclaves publics : ce sont les fonctionnaires de la ville ou de l'empire. Ils ont des postes très variés, les uns pour les gros travaux d'entretien (bains publics ou aqueducs), les autres ont des emplois administratifs. Ces derniers touchent un pécule dont ils peuvent transmettre les 2/3 par legs. Quant à la situation des esclaves domestiques, elle dépend du maître et de son humeur. Rien de commun de l'un à l'autre.
Certaines catégories d'esclaves peuvent être affranchis. La plupart du temps, l'esclave payait, non pas à son maître, mais à un dieu. Cet argent était reversé au maître, la transaction bénéficiant de la garantie divine. On a retrouvé 1 200 actes gravés sur le mur du sanctuaire de Delphes. Ils datent de 201 avant J.C. jusqu'à 90 après J.C. Tous montrent que le dieu (Apollon) était censé racheter l'esclave et le garder sous sa protection. Sous l'Empire, un autre mode d'affranchissement apparaît : par testament, le maître indique que les esclaves doivent être affranchis après sa mort.
Paul semble prendre son parti de l'esclavage : "Esclaves, obéissez en tout à vos maîtres d'ici-bas". Il faut nuancer. Lire la Lettre à Philémon. Les chrétiens sont alors une infime minorité dans l'empire. Faut-il prêcher la révolte aux esclaves ? On va au massacre. Se rappeler Spartacus. D'autant plus qu'à cette époque-là, ça remue en Palestine dans le monde juif : la grande guerre de libération va survenir quelques années plus tard.
Mais surtout, comme les Stoïciens, Paul pense que le pire esclavage, c'est celui des passions. Et de cet esclavage-là, on ne peut se débarrasser seul (en cela, il diffère des stoïciens) Il y faut l'intervention du Christ qui donne la liberté selon l'Esprit. Dans le Christ, "il n'y a plus ni esclaves ni hommes libres". Les uns et les autres ont les mêmes droits et les mêmes devoirs. Les esclaves doivent se considérer comme "affranchis du Seigneur" et les hommes libres comme "esclaves du Seigneur". Aux maîtres chrétiens de comprendre que leurs esclaves ne sont pas livrés à leurs caprices. Paul souhaite que les maîtres chrétiens affranchissent les esclaves, mais il s'attache surtout à former leur conscience pour qu'ils prennent d'eux-mêmes la décision (Lettre à Philémon). Il ne leur donne pas d'ordres.
6 - La condition féminine d'après saint Paul.
Voilà un dossier explosif ! On accuse Paul d'être misogyne, d'être responsable de la dévalorisation de la sexualité et de l'antiféminisme dans l'Église. Voici, aujourd'hui, quelques jalons seulement. Un jour, peut-être, j'entreprendrai une réflexion plus approfondie.
- Il faut d'abord savoir quelle était la condition de la femme dans le monde juif et le monde gréco-romain de l'époque. A la rencontre de ces deux mondes Paul donne un enseignement qui répond à des situations concrètes.
- Il s'agit de distinguer entre les directives commandées par l'actualité et les principes doctrinaux. Il faut également dégager les textes eux-mêmes des commentaires ultérieurs qui ont pu les durcir.
- En ce qui concerne les principes, Paul est très ferme : il y a égalité fondamentale de l'homme et de la femme dans le Christ, comme celle de l'homme libre et de l'esclave, du Juif et du Grec, du barbare et de l'homme civilisé (Galates 3, 28 - Colossiens 3, 11). Or cela n'allait pas de soi à cette époque-là, même si les stoïciens apportaient un certain progrès. De ces principes, Paul fait l'application au mariage : il y a parfaite réciprocité de droits et de devoirs entre les conjoints (1 Corinthiens 7, 3-5, 10-6). On ne trouve rien de cela chez les rabbins. Et dans le monde gréco-romain, l'émancipation de la femme (dans la haute société) joue dans le sens d'une dislocation de la famille, avec la multiplication des divorces, alors que Paul proclame l'indissolubilité du mariage.
- Pourtant, Paul n'est pas allé jusqu'au bout des principes qu'il émettait. Il prescrit la "soumission" de la femme à son mari (Ephésiens 5, 22 - Colossiens 3, 18), sous prétexte que l'homme est le "chef" (la tête) de la femme. On discute le terme grec "hypotassein" (placer sous) où l'idée d'ordre domine. Il y a des soumissions dégradantes (celle de l'esclave) et d'autres qui ennoblissent (l'Église soumise au Christ). Et il y a l'amour. Le monde antique invitait l'homme à bien diriger sa maison. Paul invite l'homme à aimer sa femme comme le Christ a aimé l'Église. C'est autre chose !
- Le voile sur la tête (1 Corinthiens 11, 2-16) n'est pas signe de subordination, mais marque du pouvoir qu'a la femme de prophétiser à l'assemblée. Mais le développement de Paul est fort obscur et se ressent des conceptions du temps.
- Sur le plan de la sexualité on reproche à Paul d'avoir maintenu les vieux tabous. Bien au contraire ! Paul sauve l'acte sexuel de la banalité, de l'insignifiance, de la dégradation. Il y voit un don de la personne (1 Corinthiens 6, 12-20) Il s'oppose aux gens de Corinthe pour qui l'union avec une prostituée était un acte aussi indifférent que le manger et le boire. Paul voit dans l'union des corps un engagement personnel. A la femme-objet, il oppose la femme-personne.
- Mais il prône le célibat ? (1 Corinthiens 7). C'est qu'il y avait à cette époque deux tendances à Corinthe : l'une qui prônait la virginité au mépris du mariage, l'autre qui disait : tout est permis. Paul cherche à tenir le juste milieu : condamner ceux qui ne veulent plus du mariage (1 Timothée 4, 3), mais accueillir avec faveur ceux qui désirent la virginité pour le service de Dieu.
En fait, Paul a bénéficié du concours dévoué de nombreuses femmes. Il leur a reconnu des fonctions importantes (nous l'avons vu dans notre deuxième séquence). Quant aux consignes restrictives qu'il leur adresse, elles s'expliquent à cause du contexte : la règle du voile, par exemple, simplement parce que seules, les prostituées de Corinthe allaient sans rien sur la tête, avec de longues chevelures. A cause des bacchanales également. Mais il y a aussi le silence prescrit aux femmes dans les assemblées ? Il y a contradiction entre 1 Corinthiens 11, 5, où Paul reconnaît aux femmes le droit de prophétiser en public, et 1 Corinthiens 14, 34..., où il leur refuse ce droit. Il va même plus loin en 1 Timothée 2, 11 : il motive son ordre par la faute d'Eve qui a fait tomber Adam. Est-ce par crainte des "faux docteurs" qui trouvent de chauds partisans parmi les femmes riches et désoeuvrées (1 Timothée 5, 13) ? Mais par ailleurs, toujours dans la même lettre, Paul confie aux femmes un tas de responsabilités : il y a les diaconesses, les veuves, les femmes d'expérience. Le dossier est à étudier à la double lumière de la théologie et de l'histoire. Restent les grands axes de sa pensée : restauration des rapports humains dans le Christ, primauté de l'amour, du don, sur le désir, sens religieux du mariage, valeur charismatique du célibat.
Au bout de 18 mois passés à Corinthe, après sa comparution devant Gallien, Paul décide de regagner Antioche. Il prend la mer, à la fin de l'été, fait une rapide visite à Ephèse où il promet de revenir et se rend à Jérusalem. Puis il prend ses quartiers d'hiver à Antioche. (Actes 18, 18-22)
A suivre, le 28 octobre.
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