L'INTELLIGENCE DES ECRITURES
Nouvelle série : Saint Paul en son temps (5)
Qui était saint Paul ? Que lui apporta sa formation juive et grecque ? Comment écrivait-on à l'époque ? Qui vivait alors à Corinthe, Antioche, Ephèse ? Et comment y vivait-on ? Comment circulait-on ? Quelles étaient les grandes philosophies ? Quelle était la condition de la femme ? Autant de questions qui vont nous permettre, en 6 séquences (chaque quinzaine) de situer Paul en son temps.
(Vous trouverez aux archives les séquences précédentes.)
Au printemps, Paul reprend la même route que lors de son deuxième voyage. Il visite les jeunes communautés fondées en Turquie (Galatie et Phrygie). Pour atteindre Ephèse, il traverse la Phrygie, région célèbre à l'époque par son culte frénétique pour Cybèle, mère des dieux, et pour Attis, son amant émasculé. Attis, exposé à sa naissance au bord du fleuve Sangarius en Phrygie, a été recueilli par Cybèle. A la suite d'aventures amoureuses, il s'émascule lui-même. Mort, puis ressuscité, il revient auprès de Cybèle qui en fait son inséparable compagnon et le promène à ses côtés sur un quadrige attelé de lions. Leur culte se célèbre au printemps (rites agraires destinés à réveiller l'esprit de la végétation). Ce culte se répand de Phrygie dans tout l'Empire. En 204, le Sénat de Rome fait venir la "pierre noire" de la déesse, mais prend des mesures pour empêcher les citoyens de prendre part aux processions : dans des danses tourbillonnantes, au son des cymbales, des crotales et des castagnettes, on invitait la foule à s'émasculer en l'honneur d'Attis. Paul fait allusion à ces rites quand, pour se moquer des "judaïsants", il les invite à se faire châtrer eux aussi. (Galates 5, 12)
1 - Ephèse.
C'est une étape importante dans la vie de Paul. A Ephèse, il a fondé une communauté florissante. Il a écrit plusieurs de ses lettres. Il a affronté la crise judaïsante. Son séjour à Ephèse va durer plus de deux ans. Ce n'est pas précis dans les Actes. Il faut faire des recoupements avec les deux lettres aux Corinthiens et à la lettre aux Philippiens pour reconstituer ce séjour.
* La ville.
C'est une très ancienne colonie grecques (XIe siècle avant J.C.), au débouché des routes continentales qui mettent en relation l'Occident et l'Orient. C'est alors un grand port, qui a été plusieurs fois recreusé. La dernière fois en 61, par les Romains : dragage considérable, un double canal y amène les bateaux de toute la Méditerranée. Aujourd'hui la mer est à 6 kilomètres de l'ancienne Ephèse. Un épais manteau de sable et d'alluvions recouvrait tout le site jusqu'aux fouilles qui ont débuté il y a un siècle.
Le destin de cette ville est particulièrement tourmenté. Dominée successivement par Crésus, roi de Lydie, puis par les Perses, puis par Alexandre et ses successeurs, les Diadoques. En 133, elle fut léguée à Rome par le dernier roi de Pergame, Attale III. C'était une ville libre, qui avait gardé son administration et ses assemblées : celle du peuple (Ecclesia), constituée de tous les hommes libres, et le "Conseil" (boulè) recruté parmi les familles de haut rang. A leur tête, les Archontes, vrais responsables de la ville. Un secrétaire (grammateus) joue un rôle essentiel (Actes 19, 35). Rome respecte l'autonomie de la cité à condition que l'ordre règne et que les impôts rentrent. Sous la république romaine, les impôts sont très lourds. Sous l'empire cela s'allège, et Ephèse renaît. On débarque au port de Coressos. Une large avenue (la voie Arcadienne) mène du port à la ville. Une porte monumentale à trois arcades en ouvre l'accès. On remonte l'avenue : à gauche se trouve l'agora romaine, puis le théâtre, l'un des plus beaux de l'antiquité : 24 000 places, une scène de 40 x 17 mètres ; entre la scène et les spectateurs, l'ovale de l'orchestre et l'avant-scène. Puis, après le théâtre, on trouve l'agora grecque,et le quartier résidentiel, au flanc de la colline.
* Les cultes.
D'abord, l'Artemision : le temps d'Artémis, l'une des sept merveilles du monde, qui fut maintes fois reconstruit au cours des âges. Sur une plate-forme de 109 x 55 mètres, le temple proprement dit mesure 44,5 x 26 mètres. 127 colonnes. Les plus grands artistes y ont travaillé, notamment Praxitèle.
Artémis, déesse orientale de la fécondité, n'a rien à voir avec l'Artémis grecque, soeur d'Apollon, (la Diane des Romains, déesse chasseresse). L'Artémis orientale est une déesse informe aux multiples mamelles. Sa statue en bois, noircie par le temps, est recouverte d'une feuille d'or, sauf la tête et le cou, les mains et les pieds. Elle est la mère des vivants.
Le clergé du temple est très nombreux. Au mois d'avril ont lieu de grandes cérémonies. Une grande procession conduit l'image de la déesse dans sa bonne ville. On chante : "Artémis, suzeraine, reine, dame, grande, très grande, guide et protectrice de la ville (Voir Actes 19, 34). Ephèse est une ville de pèlerinages, avec une population des plus variées, dont certains fugitifs, car dans l'Artemision, n respecte le droit d'asile, droit qui sera confirmé par Auguste. Donc repaire de brigands. Ajoutez la prostitution sacrée et enfin la magie (Actes 19, 19). Xénophon (au IIIe siècle avant J.C.) note déjà la présence, autour du sanctuaire, de devins capables de chasser les mauvais esprits. Par voir de conséquence, on y trouvera des exorcistes juifs (Actes 19, 11-17)
On trouve de nombreux autres temples à Ephèse : temples de toutes les divinités du monde grec et même, dans l'enceinte de l'Artemision, un temple dédié à Rome et à César. C'est là que les délégués des villes de la province d'Asie se réunissent chaque année pour élire l'Asiarque, chargé de présider les fêtes et de donner les jeux. Cette charge coûtait cher (voir Actes 19, 31). Paul deviendra l'ami des Asiarques, signe de la pénétration rapide du christianisme dans tous les milieux. A Ephèse, on trouve une importante colonie juive. Ses relations avec les Ephésiens seront souvent difficiles. On a une lettre d'Agrippa, gendre d'Auguste, de 14 avant J.C., où il ordonne qu'on laisse les Juifs d'Ephèse en paix, qu'ils aient le droit de collecter leurs impôts pour le Temple et que ceux qui les ont volés soient poursuivis, même dans l'Artemision. Voilà donc le contexte dans lequel va s'exercer le ministère de Paul.
* L'évangélisation d'Ephèse.
Quand Paul arrive à Ephèse, il y trouve déjà quelques disciples, sans doute convertis par Apollos (Actes 18, 24-28) qui est resté à mi-chemin entre la prédication de Jean-Baptiste et la pleine foi chrétienne. Priscille et Aquilas ont un comptoir à Ephèse. Ils emmènent donc Apollos avec eux à Corinthe pour parfaire sa formation. A Corinthe, Apollos parle si bien qu'une coterie se forme autour de lui (1 Corinthiens 1, 12), sans que lui-même l'ait recherché (1 Corinthiens 16, 12).
Paul rencontre donc les premiers disciples convertis par Apollos. Ils sont 12. Ils n'ont jamais entendu parler du Saint Esprit. Ils reçoivent donc de Paul le baptême selon l'Esprit (Actes 19, 1-7). Sur la mission de Paul à Ephèse, deux sources d'information qui ne s'accordent pas en tout. D'abord les Actes : c'est le plus facile. Essayons de reconstituer.
a - Prédication à Ephèse (19, 8-10). Deux périodes :
- dans la synagogue, durant trois mois. Très vite, survient une division entre les Juifs. Seule une petite minorité accueille l'Évangile.
- en milieu païen, pendant plus de deux ans. Paul loue une salle qu'il occupe pendant l'heure de la sieste (de 11 h à 16 heures). Il rencontre un certain succès (Actes 19, 11-20) jusqu'à
- l'émeute des orfèvres (Actes 19, 23-40). Vous remarquerez : le prestige religieux et commercial du temple d'Artémis ; l'organisation de la vie municipale et de souci de l'ordre public : l'hostilité des païens envers les Juifs ; l'attitude de Paul qui ne s'entête pas, mais se laisse guider par ses amis.
- Les projets de Paul (Actes 19, 21-22 et 20, 1). Luc raconte que Paul prépare son prochain voyage en Macédoine, qu'il envoie devant lui Timothée et Eraste, mais ne dit rien de ses relations tumultueuses avec Corinthe.
b - Les relations de Paul avec les Corinthiens. Paul, à Ephèse, suit la vie de la communauté de Corinthe. Ici se situent les deux lettres aux Corinthiens qui nous permettent de reconstituer l'histoire orageuse des relations de Paul avec les Corinthiens.
c - Aux portes de la mort. Paul, à ce moment, connaît de graves épreuves dont il nous parle en termes mystérieux. En 2 Corinthiens 1, 8 : "Nous voulons que vous sachiez le péril que nous avons connu dans la province d'Asie, qui nous a accablés à l'extrême, au-delà de nos forces a point que nous désespérions même de la vie." A quoi fait-il allusion ? On ne sait pas. Il ne s'agit sans doute pas de l'émeute suscitée contre lui. Mais quoi ?
d - Une captivité à Ephèse ? Beaucoup de critiques pensent qu'il s'agit d'une captivité à Ephèse et que c'est le cadre de la Lettre aux Philippiens. On aurait donc, écrits à ce moment-là : la 2e aux Corinthiens, la Lettre aux Galates et la Lettre aux Philippiens, qui ont des similitudes : notamment la polémique contre les judaïsants. La crise judaïsante se prépare. Elle va bientôt éclater au grand jour.
e - Réconciliation avec les Corinthiens. C'est vers la fin du séjour de Paul à Ephèse qu'il faut placer cette lettre "écrite dans les larmes" (2 Corinthiens 2, 3-4). Paul y dénonce les fauteurs de trouble, les super-apôtres qui se font passer pour ministres du Christ, alors qu'ils sont les auxiliaires de Satan (2 Corinthiens 11, 13). En même temps, Paul envoie Tite, avec l'espoir qu'il pourra arranger la situation parce qu'il est plus souple. De fait, la communauté se ressaisit et prend des mesures contre l'offenseur (2 Corinthiens 2, 6). Tite repart avec des nouvelles rassurantes et retrouvera Paul en Macédoine. C'est de là que Paul enverra une lettre apaisée. Pendant ce temps-là a éclaté la crise judaïsante, d'où naîtra la Lettre aux Galates puis, après mûrissement, la synthèse théologique de la Lettre aux Romains.
2 - La crise judaïsante.
Les premières difficultés sont apparues avec le problème de la circoncision des nouveaux convertis, ce qui a donné lieu à une explication franche au "concile" de Jérusalem. Puis il y a eu l'incident d'Antioche, dont nous avons parlé : ne peut-on pas manger à la même table que les païens convertis ?
Cette fois c'est plus sérieux, car les "judaïsants" suivent Paul à la trace, sèment le trouble dans les communautés qu'il a fondées et même s'efforcent de récupérer pour Israël les païens convertis. C'est avant tout dans la Lettre aux Galates que Paul réplique aux judaïsants. Mais on trouve déjà cela dans Philippiens 3, 2.
Il y a crise sérieuse chez les Galates. Jules César parlait déjà des "Gaulois inconstants". Il en est de même chez ces descendants des Celtes établis en Anatolie : ils ont montré empressement et délicatesse pour accueillir Paul. Mais voilà qu'ils se montrent crédules envers les judaïsants qui viennent leur proposer un modèle supérieur de sainteté, grâce à la circoncision. Paul, dédaigneusement, va assimiler toutes les pratiques privées à des rites païens : "Vous allez devenir esclaves, leur écrit-il alors que Dieu vous appelle à la liberté."
De la part des judéo-chrétiens, des motifs politico-religieux ont sans doute joué : c'est l'époque de la tension nationaliste en Palestine contre les Romains. Se manifeste un zèle (les Zélotes) politico-religieux qui veut rameuter tous les Juifs de la diaspora pour la cause. Pas facile d'y résister quand on est un chrétien d'origine juive. Paul va dissocier foi au Christ et attachement à Israël.
Autre cause d'opposition : la place du Christ dans l'histoire du salut, la signification de l'évangile par rapport à la Loi. Les judaïsants ont tendance à réduire le rôle du Christ, à en faire un prophète prêchant la conversion et qui a voulu guider le peuple vers une plus stricte observance de la Loi. Pour Paul, le Christ, c'est le Fils de Dieu grâce à qui nous sommes libérés, nous qui étions assujettis à la Loi. Avec lui, tout est nouveau. Ce qui importe, ce n'est ni la circoncision ni l'incirconcision, c'est la nouvelle création (Galates 6, 15). Jérusalem, ce n'est pas important. Ce qui compte, c'est la Jérusalem céleste : elle est libre (Galates 4, 26).
Les judaïsants s'en prennent à la personne de Paul : il est, disent-ils, un apôtre de second rang. Il n'a pas connu le Christ, il est un franc-tireur, qui ne fait pas référence aux "colonnes" de l'Église. Paul réplique, ce qui nous vaut de sa part une admirable autobiographie (Galates 1-2).
A Corinthe, Paul aura d'autres adversaires. Ce ne sont pas les mêmes en 1 Corinthiens et en 2 Corinthiens. Dans la première lettre, il y a eu Apollos, mais à son corps défendant. Il y a des divisions qui viennent des origines sociales et culturelles. Certains vantent le primat de la connaissance. Ce n'est pas encore la gnose, qui va bientôt débuter et que Paul attaquera plus tard dans les lettres à Timothée et à Tite. La gnose est un système dualiste qui oppose matière et esprit et présente toute une série d'êtres qui vont en dégradé entre Dieu et l'univers. Dans la deuxième lettre aux Corinthiens, Paul fait face à des adversaires venus du dehors. Il a des mots très durs contre eux. (2 Corinthiens 11, 13-14). Alors que lui, Paul, ne prêche que là où personne n'est passé, eux sont venus en intrus (10, 13-16). Ils font sonner haut leur titre de Juifs (11, 22). Paul ne se laisse pas impressionner. Ils se réclament du Christ ? Paul énumère les signes authentiques de l'apostolat (11, 23 -12, 13). Les adversaires de Corinthe ne parlent pas de circoncision, à la différence des judaïsants de Galatie. Pour eux, c'est un problème mineur. Mais ils sont admirateurs passionnés de Moïse, non seulement le législateur, mais le mystique (2 Corinthiens 3, 13-16). Ils sont sans doute dans la ligne de Philon d'Alexandrie. Moïse est supérieur à Jésus crucifié. Paul va rétablir les choses : Jésus est supérieur à Moïse dont le ministère était un ministère de mort (3, 6 - 4, 6). S'enorgueillir, dira-t-il ? Oui, mais pas de ses visions ou révélations. Seulement de sa conformité à la passion du Christ (11, 23)
3 - La collecte pour les saints de Jérusalem.
(Galates 3, 10 - 1 Corinthiens 16, 1-3 - 2 Corinthiens 8 et 9 - Romains 15, 25-27)
Rappelez-vous : au concile de Jérusalem, Paul a reçu la recommandation de ne pas oublier les "pauvres" de Jérusalem. Il ne s'agit pas des indigents, mais comme on disait "les pauvres de Jahveh", toute la sainte communauté de Jérusalem. D'autant plus que cette communauté est certainement très pauvre : les Galiléens montés à Jérusalem avaient perdu leur emploi. Avec l'achèvement des travaux du Temple le chômage sévit à Jérusalem. Cet envoi d'offrandes à Jérusalem pouvait signifier une reconnaissance de l'Eglise-Mère, un peu comme le didrachme que les Juifs versaient au Temple. Paul prend bien soin de donner une motivation propre à cette collecte (2 Corinthiens 9, 12-14) : "Ils prient pour vous, ceux que vous aidez. Et vous leur montrez l'exemple."
L'organisation de la collecte a causé beaucoup de tracas à Paul. Il invite les fidèles à préparer leur offrande chaque semaine, le premier jour (le dimanche = précieuse indication). Il admire la générosité des Philippiens, mais il fait des reproches aux Corinthiens, qui ont eu l'idée, mais ne la réalisent pas. Il prend toutes les précautions pour qu'on ne l'accuse pas de malversations : il choisit des hommes éprouvés pour collecter les fonds. Il n'ira lui-même à Jérusalem que si la somme en vaut la peine, et escorté de collaborateurs (2 Corinthiens 8, 20-24)
Paul passe l'hiver 57-58 à Corinthe, logé par Gaïus. C'est alors qu'il tire les leçons des crises précédentes. Il expose dans l'épître aux Romains les grandes lignes de l'histoire du salut : "Le juste vit de la foi." Il s'est montré dur envers les judaïsants, mais c'est parce qu'il éprouve "une grande tristesse et une douleur incessante" (Romains 9, 2). Il a accusé les Juifs de s'opposer à la conversion des païens, mais il reconnaît leur zèle pour la Loi. Le temps du retour du Seigneur approche. Il faut se hâter de prêcher l'évangile en tout lieu pour préparer sa venue. Paul projette d'aller à Rome, puis en Espagne (15, 24). Pour le moment, il lui faut porter à Jérusalem la collecte en signe d'unité. Mais comment sera-t-il accueilli ? En Romains 15, 30 et suivants, on devine de sombres appréhensions. On dirait que Paul pressent déjà sa captivité.
A suivre, le 11 novembre.
Retour au sommaire