THEOLOGIE "POUR LES NULS"

CETTE ANNEE 2004 :

Le mystère de la Rédemption.


Colmar : Retable d'Issenheim

7e séquence : Justifiés ? Rachetés ?

( juillet 2004 )

Résumé des premières séquences :

1 - La lutte pour la vie, contre la nature hostile, puis pour s'organiser en société. L'homme rencontre des obstacles capables de ruiner tous ses efforts. (janvier 2004)

2 - Dans cette lutte s'enracine le mal humain : essentiellement mal de la relation, né de la défiance, engendrant la jalousie et le meurtre. (février 2004)

3 - La Bible nous révèle la profondeur de ce mal : tout homme, en venant au monde, participe à cette mentalité collective, porteuse à la fois de soupçon destructeur et d'espérance constructrice (mars 2004)

4 - Jésus, par sa mort sur la croix, nous révèle tout l'amour de Dieu. Tout ce qui était à l'envers, il le remet à l'endroit. (avril 2004)

5 - Nous commençons une démarche historique : toutes les civilisations, toutes les religions présentent le salut comme une nécessité. Commençons par la Grèce et ensuite le Judaïsme. (mai 2004)

6 - Dans le Nouveau Testament, si les textes les plus anciens ne parlent guère du salut, par contre, les textes les plus récents élaborent toute une amorce du salut en Jésus Christ.

I - JUSTIFICATION

1 - Dieu justicier ou Dieu justifiant ?

Que de mots en "ion" pour dire l'expérience que nous faisons d'un salut de Dieu : justification, rédemption, expiation, satisfaction, compensation, libération, réconciliation... Comment dire, par des "notions", une expérience de Dieu ? Mais d'abord, quelle image de Dieu avons-nous derrière la tête ? Un Dieu justicier ou un Dieu justifiant.

Regardons par exemple la liturgie du baptême. Quelle distance entre le rituel mis en place par le concile de Trente, promulgué par Paul V en 1614, qui est resté en vigueur jusqu'en 1968, et le rituel promulgué par Paul VI en 1969, après le concile Vatican II ! Bien sûr, on baptise toujours "au nom du Père et du Fils et du Saint Esprit." Mais les points d'insistance sont différents. Dans le premier rituel, on multiplie les exorcismes : le baptême apparaît d'abord comme purification du péché. Dans le nouveau rituel, cela demeure, mais l'accent est mis davantage sur le mystère pascal. La profession de foi de l'ancien rituel faisait demander par le prêtre : "Croyez-vous en Jésus Christ, son Fils unique, notre Seigneur, qui est né et qui a souffert la Passion ?" Il n'est pas question de la résurrection. Evidemment le rituel de 1969 a rétabli l'intégrité du Credo : le prêtre demande si on croit en Jésus Christ, qui est né, qui a souffert la Passion, qui est ressuscité, est monté aux cieux...

Autre exemple. Le Catéchisme national de 1947 définit la Rédemption comme "le mystère de Jésus Christ mort sur la croix pour racheter tous les hommes." Par contre, le "fonds commun" de 1967 nous apprend que "le mystère de Jésus mort et ressuscité pour nous s'appelle le mystère de la Rédemption." Il y avait donc comme une mise entre parenthèses, un passage sous silence de la Résurrection comme mystère du salut.

Comment a-t-on pu en arriver là ? Sans doute en insistant presque exclusivement sur la notion de mérite. Or seules la Passion et la mort de Jésus apparaissent comme "méritoires", et la Résurrection risquait d'être ramenée à un simple épilogue.

2 - Freud

L'homme moderne s'est chargé de faire le procès du Dieu que nous présentait toute une théologie, et aussi toute une piété et une sensibilité religieuse. Toutes les sciences humaines se sont mises au travail , dans le dessein de libérer l'homme. L'un des plus beaux exemples est celui de Freud. Quelle idée se faisait-il du Dieu des chrétiens ? Dans la critique qu'il fait de la théologie de l'expiation, ne fait-il pas la critique d'une théologie qui avait cours à son époque dans le christianisme ?

Freud imagine l'histoire de l'humanité à partir de ce qu'il perçoit dans l'histoire de l'individu : le "complexe d'Oedipe" et le rêve de la mort du père, autoritaire et jalousé. Il y aurait eu ainsi, à l'origine de l'humanité, un meurtre du père, perpétré par une horde de fils révoltés, frustrés qu'ils étaient de leurs désirs. Freud croit reconnaître dans la Bible, toujours refoulé, jamais vraiment conscient, ce meurtre primordial, qui aurait donné naissance à un sentiment diffus de culpabilité, une sorte de "péché originel". "Saint Paul, s'emparant de ce sentiment de culpabilité, écrit-il, l'a ramené à sa source préhistorique en lui donnant le nom de "péché originel" : un crime avait été commis envers Dieu, et la mort seule pouvait le racheter... Un Fils de Dieu, innocent de toute faute, avait pris à son compte la responsabilité de tous. Il fallait bien que ce fût un fils, puisque le meurtre avait un père pour victime."

Freud fait preuve de beaucoup d'imagination. D'ailleurs, saint Paul n'a jamais parlé de "péché originel". Et Freud caricature la religion juive. Mais ce qui importe pour nous, c'est le Dieu de Freud : il pense que c'est le Dieu des chrétiens. Les chrétiens, à la suite de Paul, verraient le salut dans la mort du Christ : le Christ se substituerait à l'homme pour subir à sa place le châtiment d'une faute qui aurait mérité la mort. Reconnaissons qu'il y a des éléments chrétiens dans cette interprétation. Mais comment la théologie du salut et de la réconciliation ( "C'est Dieu qui en Christ réconciliait le monde avec lui-même", écrit saint Paul) a-t-elle pu devenir théologie de la répression et du châtiment ? Le Dieu qui, depuis le début, sauve le peuple qu'il aime, malgré tous ses refus successifs serait-il devenu, avec le christianisme, un Dieu qui depuis le début attend réparation, compensation, vengeance ? Freud ne se fait-il pas l'écho de tous les contre-sens d'une théologie et d'une sensibilité chrétienne sur la justice de Dieu ? Car l'enjeu, c'est bien la justice de Dieu, de Dieu lui-même en tant qu'il est juste. Avec cette idée de châtiment suspendu au-dessus de nos têtes jusqu'à ce qu'il retombe sur un innocent, ne lui avons-nous pas substitué la logique de notre justice à nous ?

II - REDEMPTION

1 - Quelqu'un a payé !

Les mots rédemption et rachat (redimere = racheter) sont des termes juridiques. Ils évoquent le rachat des esclaves et l'idée de la rançon. Saint Paul utilise l'image : "Quelqu'un a payé le prix de votre rachat : ne devenez pas esclaves des hommes." Mais à qui payer cette rançon ? Pas à Dieu, comme s'il exigeait une réparation. C'est lui qui livre son Fils pour nous. Ce que Paul veut dire, c'est que se crée un lien nouveau avec le Christ. Comme si le Christ payait pour nous acheter. "Vous avez été achetés un grand prix", écrit-il dans 1 Corinthiens 6, 20. Pierre dit la même chose : 1 Pierre, 1, 17-20.

C'est la même idée d'acquisition et de lien qu'expriment les verbes hébreux de la Bible que nous traduisons par "racheter". "Padah" est un terme de droit commercial qui signifie acquérir en payant une rançon, d'où délivrer, racheter. Lire 2 Samuel 7, 23. Isaïe de même parle du Seigneur "qui a racheté Abraham." En fait il s'est lié avec lui. Un autre verbe hébreu, c'est gaal, d'où vient le mot goël, le rédempteur. Dieu est le goël de son peuple, en ce sens qu'il répare, qu'il prend en mains les intérêts de ceux qui lui appartiennent, protecteur de la veuve et de l'orphelin. Ce qui est souligné, c'est le lien, la solidarité voulue.

La rédemption est donc le lien que Dieu a voulu avoir avec nous. Elle est bien avant le péché. La rédemption, c'est l'alliance promise, souvent refusée par l'homme (c'est le péché) et de nouveau proposée. Dieu vient nous chercher, nous libère, parce que nous lui appartenons, et pour que nous lui appartenions. La justice de Dieu n'est pas vengeance. Elle est oeuvre de salut : c'est la justice qui sauve, l'activité par laquelle Dieu veut nous rendre justes. En nous transformant, nous convertissant, en remplaçant notre coeur de pierre par un coeur de chair. Lorsque David avoue son péché, il ne parle pas du châtiment, mais de l'inébranlable fidélité du Dieu de l'alliance. Dieu est juste, cela veut dire qu'il respecte l'engagement qu'il a pris librement à l'égard de son peuple.

2 - A notre place ?

"Pour nous les hommes et pour notre salut" : Est-ce que cela veut dire qu'on prend un homme pour un autre, à sa place ? Le geste du Père Kolbe, qui prend la place d'un père de famille dans le bloc de la mort est une admirable parabole de la rédemption. Il s'identifie à Jésus crucifié. Il prend sur lui la mort, pour que l'autre vive. Mais Jésus est-il mort à notre place ? Jésus est mort : cela veut dire d'abord qu'il a assumé notre condition humaine jusqu'au bout, simplement. Il est mort, comme chacun de nous mourra un jour. Alors, la mort de Jésus ? S'agit-il de la "seconde mort", la mort éternelle, la damnation ? Certains théologiens l'ont prétendu : Jésus la vit à notre place. Témoin son cri : "Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m'as-tu abandonné ?" Mais en quoi la perdition du Christ pourrait-elle nous sauver ? Je ne peux accepter une théologie du châtiment. Dieu n'est pas un SS qui régit un camp de la mort !

"Pour nous", d'abord, cela veut dire "en notre faveur". Comme on dit de quelqu'un qu'il est "mort pour la France", ou qu'il n'a vécu que pour ses enfants. "Pour nous" a également un sens de substitution (Marc 10, 45). Mais il ne s'agit pas d'une substitution dans le châtiment. Jésus n'est pas mort à notre place, mais à notre tête. "Pour nous", pour donner un sens à notre vie. Là où la tête a passé, il faudra bien que tout le corps suive.

Rendre justice à Dieu, c'est donc d'abord le disculper de la mort de Jésus. Dans toute catéchèse, il nous faut donc veiller aux expressions toutes-faites qui risquent de présenter le Père comme celui qui veut la mort de son Fils, comme une espèce de "père-bourreau". Dieu n'est pas un Dieu qui veut la mort, mais un Dieu de la vie, par-delà notre mort. La résurrection est au centre du mystère du salut. Elle est le salut.

3 - Dieu, celui qui donne.

Lisons le discours de Paul à Antioche de Pisidie (Actes 13, 13-43). Paul rappelle toute l'histoire du salut, toute l'aventure de Dieu avec son peuple, jusqu'au don du Christ. Remarquez les verbes employés, verbes dont Dieu est le sujet, un Dieu qui ne se lasse pas d'intervenir : il choisit, il fait grandir, il fait sortir, il nourrit, il distribue, il donne, il suscite, il res-suscite. Le salut, pour Israël, c'est de reconnaître qu'il est l'objet d'un certain nombre d'initiatives de Dieu. Dieu qui sans cesse en rajoute, jusqu'à l'envoi de Jésus lui-même, dont David n'était que l'image, lui qui était "un homme selon son coeur". Donc, non pas un Dieu qui attend réparation, mais un Dieu qui sans cesse fait grâce. Jésus est le terme et l'accomplissement de ce don gracieux de son amour.

Et pourtant, demeure la réalité dramatique du péché. Le péché, c'est ce par quoi, depuis l'origine, l'homme refuse le salut de Dieu. Dans le même discours de Paul, à côté des verbes de salut dont Dieu est le sujet, il y a les verbes dont l'homme est le sujet, et qui marquent comme un refus, une rupture. Doutant de Dieu, le peuple a réclamé un roi. Puis les Juifs ont méconnu Jésus, ils ont demandé à Pilate de le supprimer. Remarquez donc que c'est comme péché qu'est ici comprise la mort de Jésus. C'est le fait des habitants de Jérusalem et de Pilate. Dieu n'y est pour rien. Il semble même, dans ce texte, avoir perdu l'initiative. Et le salut, précisément, c'est Dieu qui reprend l'initiative. Au verset 30 : "Mais Dieu l'a ressuscité des morts." La Bonne Nouvelle, la promesse tenue jusqu'au bout, la voilà : c'est la résurrection : "Nous aussi nous vous annonçons cette Bonne Nouvelle : la promesse faite aux pères, Dieu l'a pleinement accomplie à l'égard de nous, leurs enfants, quand il a ressuscité Jésus." Ici vraiment le salut apparaît bien comme la perfection de l'alliance, inaugurée dans le Fils et qui sera pleinement réalisée en tous ceux qui, avec lui et en lui, s'entendront dire à leur tour : "Tu es mon fils. Moi aujourd'hui je t'ai engendré."

(à suivre, début août 2004)

          Retour au sommaire