26 - LA ROSE DE RONSARD

 Musique d’ambiance

Chers auditeurs de RADIO FLEURIE, Bonjour !

Vous êtes nombreux à attendre notre émission hebdomadaire consacrée au jardinage. Cette semaine, nous vous parlerons des roses, plus exactement d’une espèce particulière qui, apparemment, ne dure qu’une seule journée. En effet, nous venons de recevoir un appel angoissé d’un jardinier spécialisé dans la culture des roses, un certain Pierre de Ronsard. Pierre, c’est son nom et il habite le charmant petit village de Ronsard. Nous vous lisons sa lettre. Attention ce monsieur ne semble pas maîtriser très bien le français. 

Mignonne, allons voir si la rose
Qui ce matin avait déclose
Sa robe de pourpre au soleil,
A point perdu cette vesprée
Les plis de sa robe pourprée,
Et son teint au votre pareil.

Las ! voyez comme en peu d'espace,
Mignonne, elle a dessus la place,
Las, las ses beautés laissé choir !
O vraiment marâtre Nature,
Puisqu'une telle fleur ne dure
Que du matin jusques au soir !

Donc, si vous me croyez, mignonne,
Tandis que vôtre âge fleuronne
En sa plus verte nouveauté,

Cueillez, cueillez votre jeunesse :
Comme à cette fleur, la vieillesse
Fera ternir votre beauté.

Nous avons été émus à la lecture de cette lettre et avons voulu comprendre pourquoi cette variété de roses (il l’appelle Cassandre) vit si peu de temps. Nous avons immédiatement envoyé notre correspondant spécial sur les roses. C’est à vous.

 - Effectivement je me trouve au milieu d’un jardin de roses chez Monsieur Pierre, horticulteur. Que se passe-t-il ? Ce matin, vous étiez particulièrement fier de votre nouvelle rose « La Cassandre » mais ce soir, toutes ces roses sont fanées et ternies. Monsieur Pierre comment expliquez-vous ce phénomène ? 

Hélas, hélas, hélas. ! Ce matin, elles avaient la séduction de Vénus sortant de l’onde ; à midi, les diaprures et les moirures de leurs grâces irradiaient l’azur mais ce soir, leurs beautés ont disparu. 

- Des beautés perdues ?  

- Oui, perdues ! 

- Si elles sont perdues, peut-être quelqu’un les a-t-il retrouvées ?

 - Justement, je rentre du bureau des objets trouvés. Je leur ai dit que mes roses avaient égaré les plis de leur robe pourprée et que leurs joliesses et leurs vénustés avaient chut. Mais personne ne leur a rien ramené ; ils ont juste récupéré quelques objets sans valeur que nul ne viendra jamais réclamer et qui doivent être considérés comme définitivement perdus : du sang froid, des rêves et une vertu.

 - Donc la rose doit être considérée comme morte ?

 - Hélas, hélas, hélas ! Ce matin elle était divine : elle avait un calice presque aussi grand que celui d’un ministre des cultes, une corolle d’évêque, un pistil de cardinal, des anthères plantureuses presque papales.

 - Mais avez-vous songé à mettre de l’engrais

 - Quel engrais ?

 - Du crottin de cheval

 - Du crottin de cheval ! vous êtes d’un vulgaire. Pourquoi pas de la bouse de vache pendant que vous y êtes ? Sachez que pour amender le sol, dans ce petit coin de campagne, à Ronsard, je n’utilise que des produits sains et naturels : de l’azote nitrique, de l’azote ammoniacal, de l’azote uréique, de l’isobutylidène diurée et de l’anhydride phosphorique soluble dans le citrate d’ammonium neutre.

 - Je reconnais bien là votre fibre écolo. Oui, mais comment expliquez-vous cette vie éphémère ?

 - Peut-être me suis-je planté dans les proportions.

 - Vous avez appelé votre rose Cassandre ; c’est un prénom de jeune fille. N’y a –t-il pas personnification de la rose ? Je crois avoir découvert le pot aux roses : Cassandre, ne serait-elle pas une amourette cachée, n’y aurait-il pas anguille sous roche ?

 - Arrêtez !. Qu’allez-vous chercher des histoires de cœur ? Je sais que la presse people en a fait ses choux gras, ils ont parlé des « Amours de Cassandre » par-ci, des « Amours de Ronsard » par-là, que sais-je encore….s’ils savaient ce que je fais de leurs papiers…. J’ai crée Cassandre uniquement pour me faire du blé. J’estime que le taux de rentabilité interne de l’investissement sera de 11,5 % après impôt. J’atteindrai très vite le point mort ou, pour que nos auditeurs comprennent bien, le seuil de rentabilité. Je pense pouvoir dégager un excédent brut d’exploitation annuel de l’ordre 25 000 € alors que le besoin en fonds de roulement n’atteindra pas 5 000 €.  

- En attendant vous avez perdu de l’argent. 

- Oui, mais je reprendrai la culture d’une rose que j’appellerai « Hélène ». Mais puisque la vie est de courte durée, je vais prendre des vacances. 

Gérard

 

25 - PLEIN LA VUE 

   -        Pardon Monsieur, vous n’auriez pas vu tomber quelque chose ?

-      Non, je ne suis pas une tête en l’air.

-     Par mégarde, j’ai jeté un œil par la fenêtre, vous ne l’avez pas vu passer ? Il doit être facilement reconnaissable car c’est un œil au beurre noir.

-      Vous tenez à le revoir ?

-      Évidemment ! J’y tiens comme à la prunelle de mes yeux.

-      Je vois bien que vous avez le regard fuyant, mais je n’imaginais pas qu’il irait si loin.

 

On s’est mis à chercher à quatre pattes sur le trottoir, il faisait presque nuit et je n’y voyais qu’à moitié.

-      Il y a quelque chose qui brille là-bas !

-      C’est un œil de verre ;

-      Laissez tomber, si c’est en verre, ça ne rime à rien.

Tout à coup il me montre une grosse pierre.

-      Déplacez-là et allez jeter un œil.

-      Surtout  pas, je n’en ai plus qu’un.

-      Il a soulevé la pierre : un œil était bien là, tapi et qui nous épiait. Ce ne serait pas votre œil par hasard ?

-      Non. Ça y est, je le reconnais, c’est le mauvais œil, celui de Moscou. Il faudra avertir la DST.

Nous avons cherché, en vain. Nous avons bien trouvé un œil-de-bœuf, un œil-de-chat et des œils-de-pie mais rien qui ressemble à un œil humain.

 

-     Comment est-ce arrivé ?

-     Je regardais à travers la vitre et j’ai vu passer une jeune fille. Elle était si séduisante qu’elle m’a tapé dans l’œil.

-     C’est pour cela que vous avez un œil au beurre noir.

-     Non ! Je cuisinais un lapin chasseur aux marrons et je n’avais pas mis le couvercle sur la marmite, alors le lapin a tiré un marron et je l’ai reçu dans l’œil. Comme j’avais perdu de vue la fille, j’ai jeté un œil par la fenêtre.

-     Votre œil ne peut pas être au beurre noir puisque vous vous êtes rincé l’œil, c’est du propre ! Et à première vue, vous ne l’avez pas perdu !

-     Puisque je vous dis qu’il m’est sorti de la tête.

-     Laissez moi regarder …  vous avez bien les deux yeux en face des trous. Vous ne seriez pas, par hasard, pupille de la Nation ?

-     Si, pourquoi ?

-     Parce que vous avez le blanc des yeux bleu blanc rouge, ça crève les yeux. Vous croyiez avoir perdu un œil mais vous vous êtes mis le doigt dans l’œil.

-     Maintenant que vous me le dites, je vois la vie d’un autre œil.

 

Je suis quand même allé consulter un ophtalmologue. Il m’a regardé dans le blanc des yeux. Il m’a dit qu’à première vue mon œil avait subi un étirement :

-    La jeune fille en question a provoqué chez vous, une tentative de décollement de la rétine en direction de sa personne, et quand la rétine s’envole, il faut faire une greffe qui peut vous coûter les yeux de la tête car elle n’est pas à l’œil. Heureusement que vous ne portiez pas de lunettes.

-    J’aurais eu directement la femme au foyer ?

-    Non, avec des verres grossissants, vous auriez pu en prendre plein la vue ; mais attention, votre œil est fragile et pendant un moment, il vous faudra prendre des précautions, ne vous avisez donc pas de regarder la forêt toute proche.

-    Pourquoi ?

-    Parce qu’elle s’étend à perte de vue.

-    Pas d’inquiétude. Je suis pressé, j’ai rendez-vous pour un échange de vue avec une personne très en vue.

-    Abstenez-vous d’y aller car elle a sans doute la vue perçante.

-    Non ! Elle voit les problèmes par le petit bout de la lorgnette, elle raisonne à courte vue, je ne vais donc pas à l’aveuglette.

-     Alors d’accord mais changez le lieu de rendez-vous, allez au Sacré Cœur de Montmartre.

-    Je n’ai jamais eu de visions et je ne crois pas au miracle.

-    Vous n’y êtes pas, depuis la Butte de Montmartre, la vue est imprenable. 

Gérard

 

 24 - LA ROUE de l’INFORTUNE

 Un cycliste, c’était un cadre, partait au travail. Il montait la légère côte en danseuse car le médecin l’avait mis au régime sans selle.

A mi-côte, le vélo montrait des signes de fatigue, il zigzaguait, le pneu se mit à couiner. Le cycliste reconnut immédiatement une petite musique de chambre qui se souvenait des paroles mais ne retenait pas l'air. Elle traduisait un SOS, une menace d'asphyxie. A grand coup de pompes, le cycliste lui avait immédiatement donné un nouveau souffle, et le vélo était reparti gonflé à bloc.

La route devenait plate. Le cadre avait le nez dans le guidon car depuis longtemps, il réclamait de l’avancement et avait tendance à anticiper : il pédalait dans le vide, déraillant quelque peu. Il n’avait donc pas vu une mobylette déboucher de la droite. Le choc fut inévitable mais sans gravité pour les individus. Le cycliste perdit les pédales et la roue son moyeu. Le cadre, à terre, se releva bien vite mais ne put qu’observer avec horreur l’état de son vélo : pédales tordues, chaîne cassée et roue avant brisée Les pignons de la roue s’étaient répandus ça et là. Il les retrouva tous sauf un. Il s’en alla fort dépité mais se dit qu’après tout, il avait désormais pignon sur rue. La roue arrière dévalait la pente, elle vint s’arrêter contre les grilles du couvent des clarisses. En la récupérant, il constata que la roue était voilée.

Quand il répara son vélo, la roue arrière se dévoila. Elle se mit à danser devant lui, son moyeu s’agitant comme un nombril lascif. Manifestement les rayons s’étaient réchauffés sur les grilles du couvent comme s’ils avaient été touchés par la graisse et les saintes huiles…. Tout à coup, la roue pris l’air, bien sûr elle était gonflée. Fière d’elle, elle se prit pour un paon et dit « désormais, nul ne pourra me mettre des bâtons dans la roue, je prendrai les virages sur les chapeaux de roue quand je le voudrai sans que personne ne me pousse à la roue». Elle tournoya encore un peu, puis pris son ascension comme happée, par un souffle inconnu, le souffle de l’Esprit. Elle se dirigea vers le monastère dont elle franchit la clôture, se retournant une dernière fois elle dit « cette fois-ci, je suis une roue libre, je mets définitivement les voiles » 

Gérard

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23 - CHEF DE GARE

 Quand on lui a annoncé la suppression de sa gare, le chef de gare est resté sans voix. Désormais, plus aucun train ne s’arrêterait : cette petite gare avait été jugée non rentable. Il entrevoyait alors la signification de son rêve de la nuit précédente. C’était un cauchemar prémonitoire qui lui avait coupé le sifflet : des trains spéciaux passaient devant lui, sans s’arrêter malgré ses signaux, il se sentait impuissant comme paralysé. Il avait vu d’abord un train de mesures, suivi d’un long train d’économies et pour terminer une locomotive poussive haletante ne tirant qu’un seul wagon, un train réduit à sa plus simple expression : son train de vie qui, lui, s’était arrêté et ne voulait plus repartir en dépit de ses injonctions.

Sa vie, c’était le train. Son père qui était cheminot, l’avait mis tout jeune sur les rails. Ainsi, la voie était tracée, il n’avait plus qu’à la suivre. Il ne risquait pas de s’égarer car ce chemin – il y croyait dur comme fer - le mènerait à une gare dont il deviendrait le chef.

Il aimait agiter son drapeau et donner le signal du départ pour les deux trains quotidiens de cette gare de campagne, le train de 6 h 18 qui emportait les voyageurs vers la ville (c’étaient surtout des salariés et des lycéens) et le train de 18 h 06 qui les ramenait. Ces deux trains, pour lui, c’était le train-train quotidien. Tout ce glorieux passé était donc en train de disparaître. Bien sûr, on le mettait en retraite anticipée, il avait d’ailleurs reçu un mandat, mais pour lui, c’était un mandat d’arrêt et son logement de fonction qu’il gardait, deviendrait une maison de peine. Il ne pouvait imaginer voir rouler ces rapides à un train d’enfer sans même pouvoir crier gare. Etre réduit à regarder passer les trains, le coup était trop vache. Il avait envie de botter le train et l’arrière-train à tous ces technocrates. Lui qui avait donné si souvent le signal du départ, maintenant c’était le sien…

 Alors commença pour lui, l’entrée dans un tunnel dont il ne vit pas immédiatement la sortie. Avec un groupe d’amis, il faisait régulièrement du vélo. Le chef de gare était très apprécié, c’était un boute-en-train. Sa bonne condition physique lui permettait, sans aucune difficulté, de suivre le train. Peu à peu, ses compagnons cyclistes remarquèrent un changement dans son comportement. Tout en restant homme intègre, il adopta des attitudes bizarres : désormais, il montait les côtes en danseuse et il se laissait aller à la traîne. Un jour, il dérailla complètement et chuta lourdement. Quand il retrouva ses esprits sur un lit d’hôpital, on lui administrait un calmant par voie intraveineuse. Bien vite, il put sortir guéri, retrouvant tout son entrain. Néanmoins, cette chute avait été un signal d’alarme. Il lui fallait inverser la vapeur, de peur d’être aiguillé sur une mauvaise voie.

 On osait lui supprimer les trains et les voies ! Eh bien, on allait l’entendre ! Il avait toujours cultivé l’écriture et le chant, il allait mettre ses talents à profit…dorénavant, ce ne serait plus à deux trains qu’il donnerait le départ mais à des trains de quatrains qu’il lancerait à pleine voix fut-ce à l’aide d’un porte-voix.

 Gérard

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22 - LA CHUTE

 Suite de « la Création du monde » voir N° 19

 

- Tiens, archange St Michel, tu as l’air agité et préoccupé ; que se passe-t-il ?

 - Divine Grâce, c’est la catastrophe, il y a sept chérubins qui manquent à l’appel. Je sens que ça va être ma fête quand le patron l’apprendra. Est-il là ? 

- Il vient de rentrer, je ne sais ce qui s’est passé mais il est furieux. Attention le voilà.

 On entend un grand boum

- Michel tu cherches tes chérubins ? C’est inutile, je les ai occupés.

 - Ah, bon…. Oui…euh… mais il fallait me le signaler. Comment vais-je faire pour les gardes ? Il y a déjà une réduction d’effectifs et les chérubins ne veulent pas travailler plus de 35 heures canoniques, il me faudra des crédits. 

- Qui est-ce qui commande ici ? Débrouille-toi avec ton budget. Allez, détourne-toi de ma face ! 

- Même si tu es en colère, Seigneur des Cieux n’oublie pas que Michel peut se vexer facilement et qu’il a toute l’armée des anges derrière lui. Je te rappelle aussi que les chérubins sont en quelque sorte nos gardes du corps… 

- J’irai le voir. 

- Qu’est-ce qui te chagrine ? Dis-moi tout. 

- J’en ai par-dessus l’auréole Ma Grâce Apaisante : en moins de temps qu’il faut pour le dire, dès que j’ai eu le dos tourné, les hommes que j’ai crées ont mangé le fruit de l’arbre de la connaissance. 

- Je te l’avais bien dit ; si tu m’avais consultée…. Que vas-tu faire ? 

- D’abord, je les ai chassés du jardin d’Eden et j’ai posté les chérubins devant la porte. Non seulement les hommes mourront mais je vais détruire la terre, le soleil, les étoiles, tout va retourner au néant. Ma vengeance sera terrible. Ils veulent se moquer de Dieu, eh bien mon bras va pulvériser tout mon ouvrage.

 - Tout doux, tu t’emballes ! Tu crées sans réfléchir et tu veux aussitôt détruire. Tu n’as pas le droit : n’oublie pas que tu les as crées à Notre image ; c’était une erreur mais tu ne peux revenir en arrière. 

- Nom de moi-même tu as raison ! Que faire ? Aïe, aïe, aïe ! Les humains ne sont pas dans la panade : cultiver un sol qui ne donne que des ronces et des épines, enfanter dans la douleur… ils vont se jalouser, devenir agressifs, s’entre-tuer, ce n’est pas bon pour notre image de marque.

 - Ne t’en fais pas, nous allons prendre soin d’eux, après tout, ne sommes-nous pas tout puissants ?  Petit à petit, ils vont remonter la pente jusqu’au ciel.  

- Ce n’est pas certain, Ma Grâce Apaisante, ils possèdent la connaissance du bien et du mal, ils savent donc qu’ils vont mourir ; de plus, ils ne peuvent pressentir qu’ils sont appelés à partager notre Vie. Faut-il leur révéler cette vérité immédiatement et apaiser ainsi leurs angoisses ou attendre qu’ils la découvrent par eux-mêmes mais risquant de se fourvoyer ? Si ma mémoire est bonne, nous n’avons jamais eu un tel cas de conscience à résoudre. Agir ? Ne pas agir ? Voilà une aporie, comme disent nos anges savants… 

- Aporie toujours ! 

- C’est bien de faire de l’esprit. 

- A propos d’esprit, nous pourrions peut-être envoyer notre Esprit pour les inspirer. 

- Quelle bonne idée ! Que ferais-je sans Toi, Ma Grâce Apaisante ?
 

Quelques temps après 
 

- Ma Grâce Apaisante, je viens de lire le rapport de l’Esprit ; ça ne s’arrange pas, les hommes vont de mal en pis. Dans ses conclusions, l’Esprit recommande de trouver quelques hommes, des pionniers, ayant suffisamment d’influence pour entraîner tout le monde derrière eux afin de gravir le chemin jusqu’à Nous. C’est une bonne idée et cela ne m’était pas venu à l’esprit. Mais les humains sont tellement mauvais que je doute d’en découvrir, même quelques-uns. 

- Ne pourrais-tu pas en choisir au moins un, un seul ? 

- On peut essayer… et si ça ne marche pas ? 

- Il faudra envisager le plan B : inutile de préciser, nous pensons à la même chose... En attendant, as-tu repéré un homme sur lequel on puisse s’appuyer ? 

- J’en vois un dont la femme est stérile, il en est meurtri car sans descendance, il est déconsidéré par son entourage. Par ailleurs, il se pose beau coup de questions sur les étoiles, sur le sable de la mer, je pourrais peut-être tenter quelque chose. 

- Comment s’appelle-t-il ton petit père ? 

- Abram. 

- Abram ? Cela ne sonne pas très bien, c’est trop bref. Si nous voulons qu’il soit un guide universellement reconnu, il faut lui trouver un nom plus euphonique. Bien sûr, ce sont des détails mais au point où nous en sommes, chaque détail compte. Pourquoi ne l’appellerais-tu pas, Abraham ?

 

Gérard

 

oOo

21 - L’HEURE

 -         Pardon, Monsieur, auriez-vous l’heure ? 

-          Oui, Madame, j’ai l’heure… 

-         Je me suis mal exprimée, pourriez-vous me la donner ? 

-         J’hésite. Vous savez le temps est une denrée éphémère, l’heure passe vite et dans une minute, elle ne sera plus valable. 

-         Ca ne fait rien, je ne suis pas à une minute près. 

-         13 h 44. 

-         Dites donc votre trotteuse est dopée, tout à l’heure il était midi ! 

-         Effectivement, ma trotteuse est très remontée contre l’heure d’été, elle veut rattraper l’heure perdue, elle abat la minute en 58 secondes, elle est bien entraînée, elle a du ressort, elle a d’ailleurs gagné une course contre la montre. Mais qui vous a dit qu’il était midi ? 

-         Tout à l’heure en partant de chez moi, il était midi. 

-         Chacun voit midi à sa porte…. L’heure tourne vite et depuis les 35 heures, il faut maintenant chercher midi vers 14 h  

-         Mais alors, il n’est peut-être pas 13 h 44 ? 

-         Vous m’avez demandé de vous donner l’heure, je vous ai donné une heure. Cette heure n’a pas l’heur de vous plaire ? 

-         Moi, je voudrais l’heure exacte avec la minute de vérité ! 

-         Une seconde, je sors mon portable, il est 12 h 06. 

-         Ce n'est pas possible ! 

-         Ah ! Mon portable est resté à l’heure d’hiver, il retarde d’une heure, il est donc 13 h 06 

-         Votre montre avance, votre portable retarde, vous avez donc deux heures différentes ? 

-         Oui, car quand une heure est trop dure à vivre, je prends l’autre. 

-         Et comment faites-vous pour être à l’heure ? 

-         Je demande l’heure à quelqu’un. 

-         Et s’il refuse de vous la donner ? 

-         Alors je me dis que mon heure n’est pas encore venue. 

-         Pour moi, l’heure presse, je me dépêche car je sens arriver l’heure de pointe. 

-         L’heure de pointe ? Il n’y a pas d’embouteillages ! 

-         Bien sûr, mais je dois aller pointer à l’ANPE, et je choisis les heures creuses. 

-         A la bonne heure !

Gérard  

 

20 - CLOUER LE BEC

 - Bonjour, Monsieur le quincaillier, je voudrais un clou. C’est un peu spécial, c’est pour clouer le bec à quelqu’un.

- C’est pour une femme ou un homme ?

- Pour une femme, pourquoi cette précision ?

- C’est une question de dimension : si c’est pour une femme, il vous faut donc le grand modèle.

- Oui, mais elle est maigre comme un clou.

- Ça ne fait rien, dans ce genre de travail on est souvent surpris, elle a sans doute la langue bien pendue. Faites très attention à ce qu’elle ne fasse pas la fine bouche ; au contraire, pour qu’elle se trouve dans de bonnes conditions, il faut que vous lui racontiez une histoire drôle afin de la faire rire à gorge déployée. Vous pourriez aussi lui dire qu’il y a très longtemps que vous n’avez pas vu une si belle luette ; elle en sera tellement ébahie qu’elle va faire « ah ! », tirer la langue et se rengorger ; alors, vous en profiterez pour agir.

- Il me faut un marteau.

- Surtout pas ! Vous pourriez vous blesser et vous vous en mordriez les doigts toute votre vie.

- Alors, comment l’enfoncer ?

- A main nue mais je vous conseille quand même de prendre des gants.

- Pour exécuter, je crois que minuit serait une bonne heure, ce serait le premier clou de minuit.

- Non, faites cela le soir. Vous réunissez des invités, vous ne risquez pas de vous planter : votre clou sera le clou de la soirée.

- Est-ce que je peux l’utiliser avant pour crever un abcès de fixation ? Je ferais ainsi d’un clou, deux coups ?

- Non, car le clou serait porteur de microbes et la personne en question pourrait contracter une bonne angine. Elle serait donc en droit d’émettre une plainte à votre encontre.

- Le clou est-il de bonne qualité ?

- Bien sûr, c’est de l’acier trempé dans le crime, il ne peut s’arracher par aveu, il ne se rétracte jamais, il est sans remords et il est garanti deux ans, frais de témoins et d’avocat compris.

- Si je traverse la rue avec mon clou sous le bras et on va m’arrêter pour avoir emprunté les clous, je préférerais que vous me l’expédiez.

- Où habitez-vous ?

- A Saint-Cloud.

- Je peux vous l’envoyer mais par fer plutôt que par la poste sinon dans le tri, il va prendre un mauvais pli.

 Quand il m’a dit le prix du clou, c’est moi qui suis resté bouche bée, j’ai tout laissé tomber car, pour ce prix là, elle ne vaut pas un clou. 

Gérard

 

19 - CREATION DU MONDE

  Nous sommes au paradis. Dieu est en grande conversation avec sa femme. Bien sûr, affirmer que Dieu a une femme est iconoclaste et, jadis, j’aurais risqué le bûcher. Mais ce n’est pas parce personne ne l’a jamais vue, ni même entendu parler, que la femme de Dieu, qu’il appelle « Ma Grâce Apaisante » n’existe pas.

 

D’où viens-tu ? Tu as les mains pleines de terre !

Ne t’en fais pas, Ma Grâce Apaisante, je suis allé faire un petit tour du côté du néant.

Le néant ? Mais il n’y a rien à y voir.

Maintenant si ; j’ai crée un monde.

Comment ça ?

Oui, j’y ai mis un ciel, avec un soleil, une lune, des étoiles et puis une terre avec des fleuves, de l’herbe, des arbres, des animaux, des poissons et des oiseaux.

Tu aimes vraiment t’amuser alors qu’il y a tellement de travaux à terminer au paradis : tout a été fait à la va-vite comme si notre séjour devait être provisoire alors que nous avons besoin d’aménagements définitifs. Sans compter les disputes des anges, ils se querellent tout le temps, tu les as emmenés au 6ème ciel et tu les laisses tomber… Monsieur va créer tout seul dans son coin !. Méfie-toi, un ange déçu peut devenir très vite un petit diable…. Ça ne me dit toujours pas pourquoi tu as les mains sales.

Ma Grâce Apaisante, je dois te le dire, j’ai crée un homme. Je l’ai modelé à partir de la terre et lui ai insufflé mon souffle divin

Quoi ! Tu veux dire que tu l’as créé…

A notre image.

Non ! Je rêve…. Ce n’est pas possible ! Mais à quoi as-tu pensé ? Qu’est-ce que tu as dans l’auréole ? A notre image ! C’est la meilleure de l’éternité ! Donc, il est immortel ?

En principe.

Comment ça, en principe ?

A dire vrai, il est crée à notre image mais aussi à notre ressemblance.

Et alors ?

Cela veut dire qu’il est libre, il a en quelque sorte le pouvoir de devenir pleinement heureux ou de se détruire.

C’est pas possible ! Finie la tranquillité ! Mais qu’est-ce que j’ai fait au Bon Dieu ! Même les anges n’ont pas cette faculté et quand on sait les soucis qu’ils nous donnent. Il va se prendre pour un dieu, c’est sûr !

Normalement non. Je l’ai crée mâle et femelle, ils sont complémentaires, ils ont besoin l’un de l’autre et aucun ne peut former le tout ; ce n’est pas comme nous.

Tiens, ce n’est pas bête.

De plus, je leur ai interdit de manger le fruit de l’arbre de la connaissance, s’ils le font, ils mourront mais ils connaîtront la liberté.

Evidemment qu’ils vont tomber dans le panneau, d’autant que, j’en suis certaine, tu as mis cet arbre en plein milieu du jardin…Tu as vraiment envie qu’ils gâchent notre bonheur. Tout Bon Dieu que tu es, ta « bonnitude » te perdra.

 

Bon, je vais aller me promener dans le jardin d’Eden, c’est agréable le soir. Tu viens avec moi ma douce, Ma Grâce Apaisante ?

Non ! Je ne veux pas qu’ils me connaissent, je ne veux pas qu’ils sachent que j’existe, tu as voulu les créer, à toi d’assumer, je ne suis pas là pour rattraper tes bêtises.

Papa, je peux aller avec toi ? Je voudrais bien connaître l’homme.

Chaque chose en son temps mon fils, pour l’instant, tu restes avec ta mère, Ma Grâce Apaisante.

A suivre

Gérard

 

 

18 - Régime

  Les individus et spécialement les femmes, commençant un régime pour maigrir, ont tendance à grossir l’événement.  

En l’occurrence, l’enjeu était de taille puisque cette femme jockey voulait faire disparaître une malencontreuse culotte de cheval. C’était devenu son obsession, son cheval de bataille. 

Si son agressivité naturelle la servait sur les champs de courses, elle la disqualifiait hors des pistes. Elle était devenue irascible, se cabrant dès qu’on voulait l’atteler à une tâche précise. Un jour, alors qu’elle s’était rendue à l’office notarial pour demander la copie d’un acte, elle entendit le clerc s’adresser au notaire en ces termes : « Maître, avez-vous vu la grosse ? » On eut beau lui expliquer que c’était ainsi qu’on appelait la copie d’un acte notarié, elle était immédiatement montée sur ses grands chevaux (1). Et quand ils lui demandèrent de patienter un petit quart d’heure car ils devaient chercher la minute (original de l’acte notarié), elle rua dans les brancards, prit le mors aux dents et partit au triple galop. 

Cet incident n’avait pas calmé son tempérament à l’emporte-pièce, bien au contraire. Comme elle taillait souvent des bavettes, son caractère belliqueux la poussait à discuter le bout de gras et, régulièrement, elle emportait le morceau, ce qui n’améliora pas son état général : sa voix enfla, ses mots devinrent grossiers, ses plaisanteries lourdes et son rire gras. Le régime qu’elle suivait pourtant à la lettre – elle était très à cheval sur les principes – se révéla donc inefficace. Exaspérée, elle répétait à qui l’apostrophait : «  Je ne maigris pas et je m’aigris !».  

Elle ne savait pas que pour réussir un régime, il faut prendre sur soi…

En désespoir de cause, elle s’est tournée vers une diététicienne qui lui a prescrit un remède de cheval : elle l’a mise au régime sans sel.  

(1) En réalité, depuis le décret du 15/12/99, on ne parle plus de « grosse » mais de « copie exécutoire » ; le clerc n’était donc pas très au clair.

Gérard

 

17 - OPERATION PORTE OUVERTE DES MAISONS CLOSES

Echange de missives avant la guerre

 1ère lettre

Madame la tenancière

Hier, je me suis présenté devant votre établissement et j’y ai trouvé porte close alors qu’il s’agissait de l’opération portes ouvertes des maisons closes. Par cette lettre ouverte, je tiens fermement à exprimer mon vif mécontentement et ma frustration

Veuillez agréer etc.

 Réponse

Je regrette beaucoup que vous n’ayez pu pénétrer dans notre maison close. Je comprends parfaitement votre exaspération. Par souci de discrétion, l’entrée se fait par une porte dérobée ; ce n’est donc pas étonnant que vous ne l’ayez pas trouvée car même la police n’arrive pas à mettre la main dessus. La porte que vous avez tenté de pousser est une issue de secours, elle est ouverte mais uniquement de l’intérieur… Elle donne directement sur la rue, elle n’est pratiquement jamais utilisée ; j’interdis d’ailleurs à mes pensionnaires de l’emprunter car je n’ai pas envie qu’elles se retrouvent sur le trottoir.

Recevez, Monsieur, etc.

 

2ème lettre

Chère Madame

Je comprends ma méprise, je suis persuadé que votre maison close m’aurait accueilli à battants ouverts. Pour retrouver votre porte, je suis prêt à faire du porte à porte. Pourtant, je me demande si votre maison close est bien ouverte à tous, en effet, je me suis laissé dire que vos clients avant d’entrer, devaient passer sous le regard d’une fenêtre pour être ensuite triés sur le volet. Pouvez-vous me rassurer ?

Veuillez agréer etc.

 Réponse

Je vous remercie de votre obligeance. Inutile de rechercher la porte car si nous la retrouvions, ce ne serait plus une porte dérobée et nous tenons à ce que les issues de la maison close restent secrètes.

Vous faites allusions à nos volets. Ils sont tout verts et fermés afin que nos volets ne soient pas volés. Je tiens à vous rassurer, notre maison close est ouverte à toute personne sans discrimination de sexe, de race ou de religion ; la presse, elle-même, sans hésitation, qualifie notre établissement de « maison de tolérance ».

Je vous rappelle enfin que la maison close est toujours ouverte, elle n’est fermée que les jours ouvrables et les nuits sans lune.

Recevez, Monsieur, etc. 

Gérard

 

16 - Le fil à retordre

-         Madame, je vous ai acheté du fil à coudre et vous m’avez vendu du fil à retordre.

-         C’est vous qui avez l’esprit tordu ; mon fil est d’excellence qualité.

-         Ce n’était pas une raison pour me le refiler. Je voulais un fil, un simple fil.

-         Et d’abord, pourquoi vouliez-vous du fil ?

-         Je pourrais vous dire que cela ne vous regarde pas ; sachez néanmoins que je veux raccommoder un ménage, alors vous pensez, avec du fil à retordre…

-         Vous vous donnez bien du mal… raccommoder un ménage quand il ne tient plus qu’à un fil…

-         Le ménage en question c’est le mien, alors laissez moi essayer. Ma femme est partie. Au début, elle filait doux ; depuis, elle m’a filé entre les doigts et du coup, je file du mauvais coton.

-         Peut-être en a-t-elle eu assez de vous.

-         De quoi vous mêlez-vous, occupez-vous plutôt de vos oignons.

-         Si je dois me les farcir, je ne vous inviterai pas à pleurer avec moi…

-         Écoutez, on ne va pas se disputer pour quelque chose qui file à tout bout de champ, donnez-moi un autre fil.

-         J’ai du fil à plomb, du fil à couper le beurre et du fil d’Ariane.

-         Le fil à plomb ? Non, merci ; je n’ai pas envie de me mettre du plomb dans la cervelle et puis, j’aurais du plomb dans l’aile.

-         Alors prenez le fil à couper le beurre.

-         Je ne peux plus mettre de beurre sur mes épinards, elle a tout emporté. Le fil d’Ariane, c’est quoi ?

-         C’est un numéro de téléphone, Ariane est au bout du fil et elle pourra vous sortir de ce labyrinthe.

-         Elle va me promettre monts et merveilles mais ce sera cousu de fil blanc.

-         Non, c’est très sérieux. Ariane est spécialiste pour démêler les fils de l’écheveau et pour resserrer les liens

Alors, j’ai composé le numéro.

-         Allô Ariane.

-         Quel est votre problème ?

-         Ma femme a filé à l’anglaise avec un espagnol et ils sont partis à Cuba.

-         Que voulez-vous, nous sommes à l’heure de la mondialisation. Estimez-vous heureux qu’elle ne vous ait pas fait de chinoiseries.

-         Elle est à la Havane avec son concubin, comment pourrais-je la récupérer ?

-         Vous ne pourrez pas. Si vous lui aviez mis un fil à la patte, j’aurais peut-être pu suivre le fil rouge mais c’est impossible. Désolée, je ne peux rien faire pour vous.

 

Pourtant, je ne me suis pas découragé. J’ai essayé beaucoup d’autres fils, sans succès.

J’ai donc revu souvent la mercière. Je suis revenu un jour pour du fil, puis le lendemain pour reprendre le fil de la conversation de la veille, le week-end suivant, nous nous sommes promenés au fil de l’eau. Peu à peu mon cœur s’est garé en double file le long de son jardin secret. De fil en aiguille nous avons tissé des liens et depuis, c'est moi qui ai un fil à la patte…

 Gérard

15 - ARCHIMEDE

 Des fouilles récentes à Syracuse (Sicile) ont mis à jour des extraits d’un journal du soir sans doute « Syracuse Soir » (tous les spécialistes ne sont pas unanimes sur le titre), journal qui a pratiquement traversé tout le III siècle av. JC. Nous avons choisi de vous présenter des extraits relatant les déboires d’Archimède qui vécut de 287 à 212 av. J.C. Les dates précises de parution sont illisibles mais nous pensons que le jeune Archimède devait avoir une vingtaine d’années. Nous ne pouvons qu’être frappés par le ton résolument « moderne » du journaliste.

 

Premier Extrait : Archimède plonge

Notre ville ne parle plus que de cela. Hier, il était environ midi, Archimède, conseiller scientifique de notre roi Hiéron II courait hébété dans la rue, complètement nu, en criant comme un fou « Eurêka, Eurêka !». Des gardes se sont emparés de lui et l’ont mis immédiatement dans une cellule de dégrisement. D’après nos premières investigations, il semble qu’il sortait des thermes sans avoir terminé son bain (des témoins affirment que son corps était encore enduit de potasse mélangée à des cendres de bois). Le directeur des thermes, que nous avons pu joindre, nous a relaté qu’Archimède venait souvent dans son établissement – à chaque noumenia (nouvelle lune) - qu’il paraissait en bonne forme, et, a-t-il ajouté, « quand il fut dans sa baignoire, je lui ai demandé si tout allait bien, s’il voulait que l’on parfume son eau à l’huile de sésame, il a répondu : «Non, merci, tout baigne !».

Les ligues de vertu de notre cité ont demandé aussitôt un procès exemplaire ; elles craignent que Syracuse devienne à l’instar d’Athènes, une cité décadente peuplée de « Diogène » répandant leur cynisme et leur puanteur. « Nous ne voulons pas que l’on mette Athènes et Syracuse dans le même tonneau !».

Demain, s’ouvrira le procès. Archimède risque une lourde peine: il peut être frappé d’atimie (perte des droits politiques et exclusion des sanctuaires de la cité) ou condamné à des travaux d’intérêt général consistant à remplir et vider les baignoires des thermes, ce qui ne manquerait pas de lui poser quelques problèmes car ce sont de véritables tonneaux des Danaïdes 

 

Deuxième Extrait : Archimède est mouillé

Les trois magistrats et les neuf jurés tirés au sort ont interrogé le prévenu. Comme hébété, il répétait sans cesse « « Eurêka, Eurêka !». A un moment, n’obtenant toujours pas de réponse, le magistrat instructeur s’est emporté : « Euréka ! C’est tout ce que vous trouvez à dire ! Ce sont vos vêtements qu’il fallait trouver ». A cet instant, une lueur s’est levée dans l’œil de l’accusé « Le roi, je veux voir le roi ». 

Après le défilé des témoins : directeur des thermes, gardes, voisins, le conseiller spécial du roi Hiéron II s’est avancé et a glissé quelques mots à l’oreille du premier magistrat. Le jury s’est alors immédiatement retiré pour délibérer. Après avoir invoqué Zeus, le magistrat s’est levé et a énoncé la sentence : « Archimède, le tribunal vous donne un simple avertissement ; attention, car en cas de récidive, le tribunal appliquera « une peine escalier ». Néanmoins, Archimède, pour le principe, vous êtes condamné à verser la drachme symbolique aux ligues de vertu».

A l’énoncé de ce verdict d’extrême clémence, on a pu entendre les cris des manifestants bien vite dispersés par la police. « Zeus, dieu de la justice, où es-tu ? Vendus ! Justice de classe ! Copains et coquins ! ».

Manifestement Archimède est protégé par le roi ; pourquoi et pour combien de temps ? Cette condamnation ne sera-t-elle pas, pour lui, son talon d’Achille ? Interrogé, le magistrat s’est contenté d’énoncer une morale d’Esope «Au lion, la part du lion.»  

 

Troisième Extrait : Archimède est lavé

C’est à un retournement complet de situation que nous assistons. Nous avons appris que le roi Hiéron II avait demandé à Archimède de vérifier si la couronne d’or qu’il avait reçue comme offrande à Jupiter était totalement en or ou si l’artisan avait mis de l’argent. Bien sûr, il n’était pas question de détériorer la couronne. Devant la cour, Archimède prit une balance et posa la couronne sur un plateau et sur l’autre, son poids en or. Puis il plongea les deux plateaux dans l’eau et, stupeur, la balance pencha du côté de l’or. Archimède expliqua que tout corps plongé dans un fluide subit une poussée ascendante, de bas en haut, égale au poids du volume du fluide déplacé. Il fit remarquer que la couronne, perdant plus de poids, avait un volume supérieur à celui de l’or de l’autre plateau et qu’en conséquence, elle était formée d’un métal plus léger. « Elle contient donc de l’argent en bonne proportion ». puis il ajouta « c’est dans mon bain que j’ai découvert qu’il y avait une force qui soulevait mon corps et ce fut pour moi, une explosion de joie !»

Le jeune Archimède condamné pour attentat à la pudeur vient d’être totalement amnistié par le roi qui l’a récompensé en l’admettant immédiatement à l’Académie Royale des poids et mesures.

 

Pour arroser la découverte de ce principe, le roi a convié tout le monde à un grand banquet. Ses plus proches conseillers l’ont supplié : « Pas un banquet à la Platon, on ne veut pas se torturer les méninges à définir l’Amour » On décida d’innover, d’adopter une cuisine résolument avant-gardiste : une orgie à la romaine. C’est au cours de cette mémorable orgie qu’Archimède fut interpellé : « Ton principe n’est pas valable pour le vin car tout individu plongé dans une cuve de vin subit une pression irrésistible qui le pousse à en absorber tout le contenu »

Gérard

 

14 - LA LUNE

 

 Ce soir d’hiver particulièrement glacial, la lune se lamentait. Elle en avait gros sur le cœur : c’était la pleine lune. J’avais l’impression qu’elle frissonnait. La fixant du regard, j’ai senti qu’elle voulait me parler. Elle semblait honteuse : « Savez-vous pourquoi je vous montre toujours le même côté ? Parce que j’ai perdu la face. Il y a très longtemps, j’étais encore jeune mais bien trop téméraire, j’ai voulu m’approcher du soleil. Pour tout dire, j’en étais amoureuse ; le soleil aux multiples rayons semblait me faire des clins d’œil et puis, j’avais tellement envie de connaître cette fameuse lune de miel dont parlent les livres. Quand il me vit arriver près de lui – j’étais ravissante, car à cette époque j’étais rousse - le soleil s’enflamma et connu une violente éruption, j’ai attrapé alors un grand coup de soleil, je suis devenue toute rouge et mon hâle a fondu. En rentrant à la maison, je constatai horrifiée que j’étais toute gercée, perforée d’abominables cratères ; bref, en un instant, j’étais devenue une vieille lune. Heureusement, je découvris que l’autre côté, celui qui n’avait pas reçu les ardeurs du soleil, était intact. Alors au prix d’une révolution copernicienne, je pivotai sur moi-même pour présenter toujours le même profil, ainsi j’ai pu sauver la face. Puis j’ai été entraînée dans une irrésistible ronde, si bien que je ne pouvais même plus rester cachée dans les nuages. Le soleil me donne encore des sueurs froides, j’attends donc qu’il soit couché pour sortir. J’ai peur qu’il ne me découvre, je me sens traquée, scrutée, épiée, aussi change-je de quartiers toutes les semaines. On se moque de moi ; je sais que je suis la risée de la mer car elle se gondole, sa surface en est toute ridée d’ailleurs je l’entends se marrer si fort qu’elle se tient les côtes mais qu’importe, je la regarde de haut surtout quand je suis mal lunée. Les chiens aussi, me lorgnent d’un mauvais œil : ils aboient à la lune.

Et puis, je crains les hommes. J’ai appris qu’ils font des plans sur la comète, qu’ils promettent la lune à leurs enfants et sont donc bien capables d’aller la leur décrocher.

Pourtant, je me sens attirée par la terre ; sans relâche, je tourne autour d’elle et si le soleil ne me retenait pas, j’irais volontiers jouer avec les flots ou me laisser bercer par le vent ; la terre est si belle, je la contemple : toute bleue à son lever et au couchant, toute rose. Je voudrais tant emporter un peu de cette terre pour faire pousser des fleurs sur la lune, oui, je rêve d’aller casser une petite croûte et prendre un bon bol d’air frais. »

 

Quand la radio annonça pour la nuit prochaine, une éclipse de lune, je compris qu’elle n’avait plus le moral. J’émis alors l’idée de contacter la NASA pour lui commander d’envoyer quelques fleurs à la lune pour la consoler, on me regarda d’un drôle d’air disant, c’est un euphémisme, que j’étais complètement dans la lune.

 

Gérard

13  - La minute de silence
 

Un jour, juste avant midi, on ne s’entendait plus dans les rues. Les fanfares et les tambours de l’armée défilaient, les cloches sonnaient, une sirène a retenti, mugissante et assourdissante. Tout ce vacarme, c’était pour annoncer une minute de silence.

Soudain, tout s’arrêta, tout devint silencieux ; un silence profond, étonnant, surnaturel. C’est alors que je vis passer un ange. Il était beau, il allait si vite que je ne saurais dire quel était son sexe. Tout à coup, il a voulu faire un saut - le saut de l’ange -, il s’emmêla les ailes, il fit une chute, un vol plané et tomba à mes pieds.

-         Cher ange, bonjour, vous n’êtes pas trop déchu ?

-         J’ai eu un moment d’inattention et tout ange que je suis, je me suis pris pour un homme, c’est bête… et je suis tombé des nues.

-         Votre patron ne va pas vous en vouloir ?

-         Je n’étais pas de garde, je voulais juste prendre l’air. Je ne me doutais pas que j’allais tomber si bas

-         Quand allez-vous repartir ?

-         Bientôt, la minute de silence ne dure pas une éternité

-         Vous reviendrez ?

-         Pas certain, je ne suis pas spécialisé dans la messagerie, c’est plutôt mon collègue Gabriel, le chargé de mission.

-         Il va bien ?

-         Il est un peu fatigué depuis l’Annonciation, n’oubliez pas que cela lui a demandé tout un travail de conception.

-         Oui, mais le Saint Esprit a fait l’essentiel ?

-         C’est ce qu’on raconte dans les livres mais c’est une vue de l’esprit. Vous savez l’Esprit, parfois, il plane complètement.

-         Vous faites partie de quelle…confrérie celle des archanges, des principautés, des séraphins… que sais-je encore ?

-         Vous savez cette hiérarchie est en train de changer. Certains – je parle des séraphins et des archanges - ne sont pas tous des anges, c’est tout juste s’ils ne se prennent pas pour Dieu le Père. Nous menaçons de faire grève. Heureusement, le Fils nous soutient, faut dire qu’il a beaucoup changé depuis qu’il est allé chez les hommes.

-         Une grève d’anges gardiens, ce ne serait pas banal ?

-         On n’assure plus les gardes sauf pour les urgences. Et puis, on pourrait refuser de faire la campagne de Noël

-          ??

-         Chaque année au moment de Noël - nous sommes toute une armée - nous partons en campagne et nous entonnons l’hymne des cieux

-         Que feriez-vous à la place ?

-         Une minute de silence.

-         Ce serait effrayant. Vous prendriez en quelque sorte en otages les enfants qui croient encore au petit Jésus, et tout ça pour une revendication purement corporatiste !

-         C’est le seul moyen de pression que nous ayons. Nous avons d’ailleurs déposé un préavis de grève.

-         Comment a réagi le Père ?

-         Il est furieux. Il dit qu’il ne négociera pas sous la contrainte. Il menace de nous expulser du paradis. Je ne pense pas que nous en arriverons à cette extrémité car ce serait une révolution de palais, ce serait l’enfer.

-         Que voulez-vous très précisément ?

-         Nous voudrions signer une charte (nous ne demandons même pas une convention collective) une sorte de déclaration des droits des anges qui établirait l’égalité entre tous les anges en matière de garde.

-         Le Fils, dites-vous, a beaucoup changé

-         Oui et il voudrait repartir. Tout à fait entre nous, officiellement, c’est le Père qui a envoyé son Fils chez les hommes mais en réalité, c’est Lui qui est parti. Il en avait assez de cette « félicité céleste » comme il disait. Son balluchon sur le dos, il est allé vivre chez les humains.

-         Le Père l’a laissé faire ?

-         Vous savez, le Père a beaucoup de défauts mais on dira ce qu’on voudra, il est très respectueux de la liberté de chacun. J’étais de garde à ce moment là et j’ai entendu toute leur conversation, mais ne la répétez surtout pas car j’aurais des ennuis. Le Père l’a averti très sérieusement lui disant que les hommes ne sont pas des anges et que sa vie terrestre serait loin d’être une sinécure, qu’elle pourrait même être un vrai calvaire.

 -         « T’en fais pas Papa, je veux leur transmettre une bonne nouvelle, ils seront si contents de me voir et de m’entendre qu’ils iront jusqu’à t’adorer.

-         Méfie-toi d’eux, je les ai crées, je sais donc ce qu’ils valent. Prends les apparences d’un homme mais surtout ne t’avise pas de dire que tu es mon Fils, sinon tu te ferais massacrer. Oui, Fils de Dieu, ces mots là, il faut absolument les bannir de ton vocabulaire, tu dois faire une croix dessus.

-         Je saurai apprivoiser et apitoyer les hommes.

-         Attention, si tu vas sur la terre, je ne pourrai plus rien pour toi, tu ne pourras pas même pas m’envoyer un SMS de détresse.

-         Si les hommes sont jaloux les uns envers les autres, s’ils passent leur temps à se battre c’est parce que personne ne les a jamais vraiment aimé. Je me sens capable de le faire, donc tout ira bien.

-         Tout ira bien, tout ira bien… que le Ciel t’entende mon Fils ! Tu es grand maintenant, tu fais ce que tu veux, mais tu es jeune et plein d’illusions sur les hommes. Reste donc auprès de moi.

-         Non je veux aller habiter chez les hommes, ils sont quand même plus amusants que les anges.

-         Là, question de facéties y’a pas photos …. Mais puisque tu insistes, je prépare ton atterrissage, où veux-tu aller?

-         N’importe où.

-         Je te conseille la Palestine, ce sera plus facile, tu seras un peu en pays de connaissance. C’est un peuple qui était retenu en esclavage en Égypte et autrefois, je leur ai donné un petit coup de pouce. Depuis, ils m’en sont reconnaissants. Donc a priori, tu seras bien reçu.

-         Mon message est pour tous les hommes, je veux aller partout.

-         Tu crois que la terre, c’est comme le ciel. Si tu deviens un homme, tu seras limité dans l’espace et dans le temps comme l’ont découvert nos anges « einsteiniens ». En fait, tu rencontreras très peu d’hommes, ce sera à eux de transmettre ton message aux autres.

-         Formidable, c’est un peu comme si j’allumais un feu qui va embraser la terre entière

-         Ce serait l’idéal, mais je demande à voir pour le croire. La seule chose que je peux te dire c’est : fais attention à tes os.

-         Ils ne vont quand même pas me les briser !

-         En principe non, par contre, ils sont bien capables de te briser le cœur.

-         Papa avec l’âge tu deviens pessimiste. Dans le temps, n’as-tu pas passé une alliance avec eux ?

-         Oui et c’est toujours valable, je n’ai qu’une parole. Bien sûr, l’arc-en-ciel n’a pas été détruit mais quand je vois comme ça tourne, ça me tracasse tellement que je vais sans doute faire une crise de foi.

-         Justement, je reprendrai à mon compte cette idée d’alliance, je veux que les hommes deviennent bons et je leur dirai comment faire.

-         Que d’illusions….Pauvre Fils….Beati pauperes spiritu….

-         Papa tu perds ton latin mais tu es génial ! C’est cela que je vais leur dire « Heureux les pauvres de cœur, le royaume des cieux est à eux » Le voilà, le seul chemin du bonheur.

-         Eh bien ! Si tu comptes faire des sermons, même sur une montagne, je te souhaite bien du plaisir ! Je vois qu’il faut que tu te rendes compte petit à petit de ce que sont les hommes. Tu vas naître comme un petit enfant et tu attendras au moins 30 ans avant de te manifester, tu auras donc le temps d’observer, de prendre tes précautions. Je te préviens que je ne pourrai rien pour toi mais emmène quand même avec toi l’Esprit, il pourra t’être utile en cas de coups durs. »

 -         Et alors ça s’est passé, comment ?

-         Je vous raconterai la suite une prochaine fois, je dois partir, la minute de silence se termine.

 

Gérard

12 - LA CRISE

La galerie d’art expose un très beau tableau « La Crise ». L'artiste la dépeint avec réalisme, sans maniérisme. S’il a jeté une lumière crue – il fallait oser - sur certains détails, il n’en a pas moins laissé beaucoup de zones d’ombre. 

Nous le savons, la conjoncture n’est pas brillante. Fallait-il pour autant en dévoiler tous les dessous, la montrer sans précautions, dans sa froide nudité au vu et au su de chacun, sans se préoccuper de l’influence qu’une toile trop réaliste pourrait avoir sur des âmes sensibles ?

Si l’on veut bien se donner la peine d’analyser cette métaphore, que voyons-nous ? La crise est étalée sans pudeur sous toutes ses faces : des lignes épaisses noires et grises, il fait sombre, c’est la nuit. L'expressivité symbolique du graphisme avec ses ombres portées, ses aplats agressifs, révèle une tension telle que les courbes en spirale torturées ne trouvent aucune ligne de fuite. Le mimétisme de l’impasse est aveuglant. Les yeux scrutent vainement la moindre petite lueur, cherchent désespérément derrière cette grisaille un point d’où pourrait s’échapper un reflet, peine perdue. Nous sommes bel et bien dans un tunnel dont nul ne peut deviner la sortie si d’aventure elle existe vraiment. Cette création n'offre aucune perspective, ne déverrouille pas le moindre entrebâillement.  

Nous savions que la situation était noire, nous constatons qu’elle est désespérée. 

L’auteur fut récompensé ; pour cette œuvre magnifique, il perçut une somme rondelette. Depuis, il a repeint son tableau en rose.

Gérard

 

11 - Ramoneur

 Mon épouse et moi sommes en froid : nous n’arrivons plus à ranimer la flamme de notre foyer. Notre poêle s’est mis à fumer ; ma femme m’a traité de fumiste alors que c’est elle qui enfume l’atmosphère. Elle m’envoie tout le temps au charbon et j’ai fini par broyer du noir. Un jour, n’y tenant plus, j’ai voulu lui montrer de quel bois je me chauffais, alors, j’ai fait feu de tout bois mais bien vite, le bois a charbonné. Depuis, dans nos regards, plus la moindre gerbe d’étincelles, notre feu intérieur semble vraiment éteint.

Nous avons fait appel à un spécialiste. Après avoir constaté qu’il y avait du tirage : « Il y a trop de suie dans votre foyer » a-t-il conclu. Nous sommes donc entrés en contact avec un ramoneur. 

« Etes-vous bon ramoneur ?

Oui, car j’ai beaucoup cheminé.

Vous voulez dire que vous avez une grande expérience ?

Non, je viens de loin ; je suis né dans un pays d’Afrique noire et de plus, avant d’être ramoneur, j’étais le nègre d’un grand écrivain.

Pourquoi avoir changé de métier ?

La page blanche m’effrayait et me donnait des idées noires, incompatibles avec les romans de la série rose que j’écrivais. Ce fut une période sombre, je perdis confiance en moi ; j’étais poursuivi par des cauchemars, je ne cessais de me répéter : "Je pense donc je suis...de cheminée". Alors, pour exorciser ces délires, je pourchassais le noir de fumée, je suis donc devenu ramoneur et j’ai obtenu la qualification de maître ramoneur depuis que je travaille au noir.

Vous montez dans la cheminée ?

Vous croyez au Père Noël ? Je monte seulement sur le toit.

Et la suie, elle ne va partir comme ça !

Chère Madame, ne nous hérissons pas ; cet appareil du même nom, me suit de suie de cheminée en suie de cheminée car il racle la suie : il suit le conduit de suie, poursuit la suie jusqu’à la tombée de la suie que j’essuie. »

 Quand il eut terminé son travail, je lui proposai un chèque.

« Surtout pas, car si c’est un chèque en bois il ne fera pas long feu. Donnez-moi plutôt du liquide. »

Je lui ai versé un pot de vin. « Que faites-vous de tout l’argent que vous empochez au noir ?

Je le place en Suisse pour le faire blanchir. »

 Depuis, notre foyer est redevenu tout feu tout flamme et tout ce qui s’ensuit… 

Gérard

10 - Temps perdu 

 -         Bonjour, Monsieur le responsable des objets trouvés.

-         Qu’avez-vous perdu ?

-         J’ai perdu mon temps.

-         Quand ?

-         Hier après-midi. Je suis sorti après déjeuner et en rentrant, vers 18 h, je me suis aperçu que j’avais perdu mon temps.

-         Personne ne nous l’a rapporté ; nous n’avons récupéré qu’un grand parapluie noir abandonné au coin d’une rue. Mais avez-vous essayé de le retrouver ? Etes-vous parti à la recherche du temps perdu ?

-         J’ai fait des achats dans une grande surface. Quand j’ai raconté ma mésaventure au directeur, il m’a assuré que ce n’était certainement pas dans son magasin que j’avais perdu mon temps…bien au contraire.

-         Peut-être avez-vous flâné ?

-         Oui, j’ai regardé les devantures, j’ai fait un peu de lèche-vitrines.

-         Voilà donc où est passé votre temps !

-         Mais pas du tout, car j’ai acheté un cadeau de Noël pour mon épouse. A la vendeuse qui s’étonnait que je m’y prenne autant à l’avance, j’ai répondu qu’en évitant la cohue des fêtes, je gagnais du temps.

-         Etes-vous certain de l’avoir emporté avec vous ?

-         Pour sûr ! En partant, je me souviens d’avoir dit à ma femme de ne pas m’attendre trop tôt car je voulais passer devant des boutiques de cadeaux. Elle m’a dit : «Surtout, prends bien ton temps»

-         Savez-vous à peu près à quel moment vous l’avez égaré ?

-         Je ne peux pas vous le dire avec précision mais il était encore avec moi quand j’ai rencontré une vieille connaissance.

-         Comment cela ?

-         Alors que cet homme s’apprêtait à traverser la rue, j’ai eu le temps de le récrier ; je ne l’avais donc pas encore perdu.

-         Votre ami était-il content de vous revoir ?

-         Il pestait contre le mauvais temps, ce qui le rendait un peu sombre : « y en a marre de ce temps pourri, on ne risque pas d’oublier son parapluie »

-         Vous a-t-il demandé de vos nouvelles ?

-         Oui, mais comme je venais à peine de lui dire que j’étais en retraite et que j’avais du bon temps, il m’a quitté précipitamment.

-         Voilà ! Votre homme était, semble-t-il, pressé par le temps ; j’ai l’impression qu’à ce moment là, vous n’aviez plus beaucoup de temps…en effet, il a pris votre bon temps et a laissé son parapluie.

-         Ce n’est pas possible ! Mais alors mon temps est bel et bien perdu !

-         Pas perdu mais volé…oui, volé ! Votre soi-disant ami, a emporté votre temps ! Mais en attendant, vous m’avez fait perdre le mien ! C’est à la police qu’il faut s’adresser en cas de vol.

-         J’y cours car je n’ai plus de temps à perdre. Je pourrai ensuite aller voir mon assureur.

-         Vous êtes assuré contre le vol de temps  ?

         Bien sûr, car le temps, c’est de l’argent ! 

Gérard 0

 

9 - HISTOIRE D’IO

 

Io était prêtresse au temple d'Héra à Argos. Zeus la remarqua un jour et elle devint rapidement une des ses nombreuses maîtresses. Zeus lui donnait de fréquents rendez-vous en se changeant en nuage. Leur relation continua jusqu'à ce que Héra, l'épouse de Zeus, les ait presque surpris. Zeus parvint à échapper à cette situation en transformant Io en une belle génisse blanche.

Si cet épisode est connu, on ignorait jusqu’à ce jour, les ultimes moments de la vie humaine de la prêtresse ; c’est maintenant chose résolue. En effet, nous avons récupéré et décrypté l’enregistrement des dernières conversations entre elle et son amant. Nous sommes heureux de le diffuser en première mondiale même si cela doit nous occasionner un procès pour atteinte à la vie privée.

 

(On entend la voix d’Io)

- Zeus, je crains Héra et son courroux, j’ai peur qu’elle ne nous découvre.

- Enfin, Io, tu es bête à manger du foin, tu penses trop, tu sais bien que je me déguise en nuage.

- C’est vrai, je hais le ciel azuré mais quand je vois arriver un nuage…. Je me demande quand même si Héra ne se doute pas de quelque chose. L’autre jour, elle m’a interpellée  : « Eh, Io ! Tu rêves ! Toujours dans les nuages !». Hier, j’étais de service et je brûlais l’encens devant ta statue ; pour mieux t’honorer, je doublai la mesure, il se forma alors de nombreux nuages dansants ; je croyais te voir, c’était merveilleux…Mais voilà qu’Héra surgit, se mit à tousser, me criant d’ouvrir la fenêtre et c’est ainsi que s’aéra Héra. Elle était furieuse ; je lui ai dit que Zeus méritait tout l’encens du monde, elle m’a répondu d’un air narquois «  Je vois que tu prends facilement la mouche et ce ton agressif que tu adoptes, garde-le pour toi ». (1). Dis-moi, mon Chéri, jusqu’où ira Héra ?

- Ne t’en fais pas, je suis le dieu puissant, maître du ciel et du tonnerre.

- Je sais, j’ai reçu un coup de foudre et je brûle pour toi ; s’il te plaît, montre-moi encore tes éclairs…

- Io, je te vois venir avec tes gros sabots. (A ce moment, les voix deviennent inaudibles, sans doute la mauvaise qualité de l’enregistrement…)

- Que je suis heureuse ! Embrasse-moi encore, mon Seigneur et mon Zeus ! Auprès de toi, je n’ai plus peur.

- Je vois que tu reprends du poil de la bête.

 

Le lendemain, alors qu’Io était dans son cabinet de toilette, Zeus entra. (On perçoit un bruit de porte)

-         Nom de Zeus, tu aurais pu attendre, je m’apprête pour toi.

-         Ma douce Io, laisse-moi jouer au manucure, donne-moi tes ciseaux d’or, tu seras belle jusqu’au bout des ongles.

(Soudain, on entend Héra en furie, vociférant et détachant bien les dernières voyelles) « Inutile de te cacher, je sais que tu es là, Io !»,

- Au secours Zeus ! C’est Héra, nous sommes perdus.

- Ne t’en fais pas, je vais lui faire un coup vache.

A l’instant même, il la changea en génisse.

 

Ainsi, à toutes les deux, Zeus leur coupa-t-il l’herbe sous les pieds.

 

(1)   Quand on connaît la suite et comment un taon envoyé par Héra s’acharna sur la pauvre Io transformée en génisse, on mesure combien ces paroles étaient prémonitoires.

 

Gérard

 

8 - EXTINCTION DE VOIX

 L’élection législative devait réserver bien des surprises. Huit des dix candidats furent éliminés dès le 1er tour, seuls demeurèrent en lice les deux premiers arrivés. Un des deux candidats en ballottage, POIRIER, déclara, peut-être imprudemment, vouloir conserver les voix portées sur son nom jusqu’à son élection. C’est ainsi que tous les électeurs qui avaient donné leur suffrage à POIRIER se retrouvèrent …sans voix, pratiquement aphones. Certains optimistes pensaient que le ballottage était favorable, donc l’extinction de voix, en voie d’extinction, d’autres, au contraire, qui doutaient de l’issue du scrutin, se demandaient s’ils n’étaient pas devenus de perpétuels errants, condamnés à chercher leur voie.

Le deuxième tour arriva et POIRIER fut élu. N’ayant plus besoin de voix, il les redonna à ses électeurs qui purent ainsi exprimer de vive voix leur satisfaction. Mais sans y prendre garde, il mêla sa propre voix aux très nombreuses voix redistribuées si bien qu’elle lui échappa. Il lança un appel par voie de presse (ne pouvant évidemment plus utiliser la voie orale) ; si chacun s’émut du sort funeste frappant POIRIER, personne ne comprit comment un élu qui venait de gagner des milliers de voix pouvait perdre la sienne…. Pas de réponse à cet appel ; force fut donc de conclure que sa voix ne s’était pas égarée mais qu’elle avait bel et bien été dérobée. Sans voix, POIRIER ne put émettre une plainte. Il rencontra discrètement l’officier de police lui demandant de tout mettre en œuvre pour qu’il retrouve sa voix. La police mena des recherches très actives sur la voie publique. Les passants furent arrêtés et sommés de donner de la voix afin de vérifier s’ils ne cachaient pas une double voix, n’utilisaient pas une sorte de porte-voix. Les policiers, à leur grand étonnement, découvrirent de drôles de voix : un astronome leur montra la voie lactée, un philosophe la voie de la raison, un vieillard qui n’avait plus qu’un filet de voix était un coupable idéal mais un examen approfondi de ses cordes vocales confirma qu’elles étaient bien usées jusqu’à la corde, deux amoureux leur ouvrirent la voie de leurs cœurs, un cheminot les conduisit sur la voie ferrée, un jeune homme d’une voix hésitante leur assura qu’il cherchait encore sa voie, que ce n’était qu’une question de mue, une veuve éplorée avait des larmes dans la voix, un confesseur sous le sceau du secret leur ouvrit la voie de sa conscience, une altesse, la voie royale, un plombier, une voie d’eau et quand un quidam leur montra la voie du sang, ils arrêtent le criminel qu’ils recherchaient en vain depuis longtemps mais la voix de POIRIER demeura introuvable.

 Entre temps, POIRIER fut nommé ministre, il dut donc démissionner et c’est son suppléant qui siégea à l’Assemblée nationale. Son premier discours à la tribune fut remarquable et remarqué ; les journaux titrèrent « BONFILS (c’était le nom du suppléant) LA VOIX DE SON MAITRE » « Eurêka ! » s’écria le commissaire de police, « nous tenons notre homme ». Immédiatement, la police convoqua BONFILS et constata que c’était bien lui qui avait pris la voix de POIRIER. Le ministre POIRIER put ainsi retrouver sa voix, il en avait bien besoin car depuis plusieurs jours, il hésitait sur la voie à suivre. Quant à BONFILS, il déclara d’une voix blanche qu’il avait été victime d’une voie de fait, qu’il n’avait jamais voulu utiliser une autre voix que la sienne et que s’il avait emprunté la voie hiérarchique, c’était pour donner plus de relief à ses propos.

Gérard  

 

 

7 -VOL D’OMBRE

 - Qu’est-ce qui se passe ? Tu es tout pâle !

- On a volé mon ombre !

- Hein !!! ?

- Oui, j’étais tranquillement assis sur un banc et en rentrant chez moi, je me suis aperçu que je n’avais plus d’ombre.

- Ce n’est pas possible, c’est incroyable !

- Je suis allé au commissariat porter plainte. Ils m’ont dit qu’il y avait une recrudescence de vol d’ombres ; ce n’est pas étonnant, avec le réchauffement de la planète, l’ombre est très recherchée surtout en été. Il y a une forte demande, il paraît - et c’est la mondialisation – que l’on fait même venir des ombres de Chine car dans ce pays, il y a beaucoup de zones d’ombre et les ombres chinoises ont des propriétés étonnantes….

- Comment a-t-on pu te la voler sans que tu t’en aperçoives ? Une ombre ça ne s’envole pas comme çà ?

- Mais ça se vole ! Les voleurs d’ombre travaillent à deux : le premier t’entraîne au soleil naturellement ton ombre suit et le second, derrière toi, s’approche de ton ombre, lui tend un piège, un véritable guet-apens. Il lui présente en guise d’appât une boite dont il enduit le fond d’une colle spéciale. Il braque une violente lumière sur ton ombre, celle-ci prend peur et se réfugie dans la boite dont elle reste prisonnière.

- Peut-être l’ont-ils abandonnée quelque part, tu devrais aller voir aux ombres trouvées.

- J’en viens, c’est à côté du cimetière, ça s’appelle l’ombrarium. Là-bas, j’ai vu beaucoup d’ombres, un vrai royaume. Un moment, en cherchant avec ma lampe électrique, j’ai vu quelque chose bouger, j’ai cru reconnaître mon ombre mais c’était l’ombre d’un doute.

- A l’ombrarium, quand tu penses avoir retrouvé ton ombre, comment savoir si c’est bien la tienne ?

- Il y a un truc infaillible, si tu crois voir ton ombre, tu la saisis ; si elle se sauve, c’est que tu t’es trompé, que tu as pris l’ombre pour la proie. Mais si c’est la tienne, alors elle ne te quitte pas, elle te suit comme ton ombre.

- Tu avais l’air d’y tenir beaucoup à ton ombre ?

- Effectivement, j’y étais très attaché. C’est une ombre ni adoptée ni importée, je l’ai eu tout petit, elle aussi était fluette, nous avons en quelque sorte grandi ensemble. Mais je ne la sens pas liée à moi comme je le souhaiterais. Un simple petit nuage et hop ! elle disparaît, alors tu pars à sa recherche. Tu crois qu’elle s’est égarée dans la forêt, tu cours les bois, pas l’ombre d’une ombre. Après t’être bien essoufflé, tu décides de rentrer en disant qu’elle reviendra certainement avec la nuit ; en arrivant, tu la retrouves bien tranquille qui se dore au soleil devant ta porte. Tu la réprimandes, tu la menaces de l’enfermer à la maison mais elle est capable de traverser les vitres ou de se glisser sous la porte et de prendre le large, bref elle n’en fait qu’à sa tête, il faudrait la lester, lui mettre un peu de plomb dans la cervelle.

- Si ton ombre était volage, il aurait fallu la tenir en laisse.

- Non pour moi, cela aurait équivalu à me passer la corde au cou.

- Tu sais, on peut très bien vivre sans ombre et tu n’auras plus peur de ton ombre.

- Tu dis cela pour me réconforter mais sans ombre, je ne suis plus que l’ombre de moi-même. Il faudrait que tu me prennes sous ton ombre

- Mais il n’y a pas de place pour deux, mon ombre est toute petite, surtout à midi. Tu pourrais t’adresser à un faiseur d’ombres. Il fabrique des ombres artificielles, des fausses ombres, ce n’est pas du sur-mesure c’est du "prêt-à-ombrer" en quelque sorte. Mais il travaille dans l’ombre, c’est un clandestin, il vend les ombres sous le manteau, au marché noir.

- Non ! Je ne veux pas que quelqu’un me fasse de l’ombre. Peut-être une greffe ?

- C’est pratiquement impossible. L’ombre des quelques éventuels donneurs est destinée à la science. En effet, les savants se posent beaucoup de questions à propos des ombres. On connaît très mal les ombres car on ne voit qu’une seule face, jamais la partie qui est directement en contact avec le sol ; comme la lune, on ne voit pour ainsi dire que la face éclairée. L’ombre d’un défunt est particulièrement précieuse car les savants dans leurs laboratoires essaient de retourner l’ombre, d’observer la face cachée. Ainsi les scientifiques tentent de mettre en lumière ces fameuses forces qui agissent dans l’ombre, de les repérer, les analyser, les mesurer etc. Ils sont curieux de connaître tout ce qui s’est tramé dans l’ombre, mais jusque là ils tâtonnent beaucoup ; il semble qu’il y ait des choses surprenantes à découvrir mais ils n’ont pas encore trouvé le moyen pour soulever ces fameux coins d’ombre. Peut-être la personne laisse-t-elle des empreintes sous son ombre, ainsi pourrait-on reconstituer l’itinéraire des individus, sortir de l’ombre toutes les choses qu’ils ont enfouies, savoir enfin qui ils ont pris sous leur ombre. On comprend alors pourquoi les familles en général s’opposent au don d’ombres. Tant que la science n’aura pas élucidé toutes les propriétés de l’ombre, la greffe d’ombre est exclue. 

- Alors je n’ai plus qu’à marcher à l’ombre ou courir après des ombres. Pour moi, sans ombre, l’avenir est sombre.

 

Gérard

6 - LA MER

J’aime parler avec la mer ; elle, à mes pieds et moi, assis sur le sable, c’est émouvant.
 

 Quand je lui ai demandé d’où pouvait bien provenir toute cette eau qu’elle répand sur le rivage à marée haute, elle est restée très vague, peut-être ne voulait-elle pas révéler qu’elle s’approvisionnait dans des bas-fonds. Elle m’a confié qu’elle est fort occupée par d’incessants va-et-vient sur le littoral et qu’au moment de la pleine lune, elle doit travailler à flux tendu. Elle nettoie la plage ; cette besogne ingrate lui prend beaucoup de temps et lui pompe énormément d’énergie : elle envoie ses tourbillons sur les galets sans se faire trop d’alluvions sur leur efficacité.
 

 La mer a parfois des états d’âme, il lui arrive de s’épancher surtout en période de gros temps. Non, ce n’est pas un long fleuve tranquille, elle connaît des hauts et des bas, même de très fortes dépressions. Elle est toujours agitée, sans doute anxieuse craignant de se briser sur les écueils. Certes, les hommes ne la ménagent pas : qu’elle essaie seulement de mettre le cap sur la jetée, elle sera impitoyablement endiguée ; alors, elle se rue sur les rochers et se livre furieuse à un véritable sac voire à un ressac. Elle s’étonne du comportement des humains : l’engouement des touristes sur ses falaises les jours d’équinoxe de printemps ou d’automne la fait tellement marrer qu’elle se tient aux côtes.
 

Elle est capable de se mettre en houle : cette belle mer bleue et accueillante devient alors colère noire mais malgré tout, elle a bon fond, elle donne des fruits que l’on peut récupérer dans ses baies. Parfois, elle s’amuse, elle s’avance dans les terres, délimite en quelque sorte son territoire, fait son trou, jouant ainsi dans son golfe.
 

Ce matin, la mer était violente ; s’étonnant d’être à découvert, elle a constaté qu’elle était couverte d’embruns. La nuit dernière, la brise du nord, sans doute soumise à de fortes pressions, est passée très rapidement, en coup de vent et d’une traite lui a pris une partie de sa couleur argentée. Ah ! Si la mer l’avait vu venir, vite elle serait allée au fond s’armer d’une lame, ce qui aurait fait des remous… Bien sûr, cela n’était qu’une goutte d’eau dans la mer mais ce courant d’air vicié et vicieux l’avait tellement perturbée qu’elle écumait.
 

Quand elle est au bout de son rouleau, elle rêve de rester en rade, de trouver un havre de paix, de ne plus rien faire, bref de s’étendre sur la grève.

 

Gérard

5 - RÉVOLTE PAYSANNE

 

Cette année-là, l’été fut pourri et au moment propice, les agriculteurs ne purent ni rentrer leurs foins ni moissonner. La disette s’installa et la famine menaçait. Les victimes de ce temps maudit accusèrent le Ciel. Employant des moyens spirituels, ils firent un tel foin d’enfer que Dieu les entendit crier : « On veut du soleil, du soleil, du soleil !» Il envoya St Pierre flanqué de son fidèle acolyte Miquelon pour faire taire cette jacquerie : « Où vous croyez-vous ? Ne savez-vous pas que Dieu ne fait pas la pluie et le beau temps ? Peut-être avez-vous semé les mauvaises graines que vous portez dans le cœur, vous récoltez donc la tempête ! Vous vouliez être dans le vent ? Ne vous plaignez pas ! ». Les cultivateurs crièrent de plus belle. 

Dieu était très ennuyé car il savait que les paysans disposent de moyens imposants pouvant mettre à feu et à sang même le paradis. D’autre part, il ne voulait pas intervenir : autrefois il avait apaisé une tempête sur le lac de Tibériade, cela avait fait beaucoup trop de vagues….

Il réunit son conseil formé de ses apôtres, quelques anges, des scientifiques et puis des spécialistes de la météo. Certains suggérèrent d’indemniser en quelque sorte les victimes de cette catastrophe naturelle en leur ouvrant un crédit d’indulgences qui abrégeraient ainsi leur temps de purgatoire. Ils se virent opposer cette réplique sans appel : « Les indulgences ? Vous croyez encore au Père Noël ». Matthieu, qui avait été percepteur, soutint que le temps pluvieux favorisait les pâturages donc la quantité de lait et pour compenser ce déséquilibre entre céréaliers et éleveurs, peut-être faudrait-il agir directement auprès de Bruxelles afin de modifier le régime des quotas, réorienter les taux directeurs, proposer un moratoire sur les intérêts des prêts bonifiés …Dieu intervint sèchement : « Arrête ce charabia de technocrate ! C’est pire que du latin ! »  

Un expert en climatologie fut dépêché pour étudier sérieusement la situation. Il revint perplexe et déclara : « La Chine s’est éveillée et le vent de l’histoire a tourné. Ainsi le vent qui venait de l’Ouest souffle maintenant de l’Est, donc tout est bouleversé. Les anticyclones déclenchent des cyclones, la pression atmosphérique est en pleine dépression, les isobares se barrent, l’atmosphère devient oppressante, les typhons sont de véritables siphons, les tsunamis remuent ciel et terre, les girouettes ne savent plus où donner de la tête, les trombes d’eau s’abattent sur les nuages qui essayaient de passer entre les gouttes, ils allument des éclairs pour se faufiler dans la nuit. »

 Le vent de l’histoire ? dit Dieu, Je ne le connais pas celui-là

- C’est normal, vous êtes intervenu au début du processus quand il n’y avait pas encore d’histoire.

- Les hommes n’ont qu’à se débrouiller, je les ai créés à mon image, donc intelligents.

Vraiment ? dit Pascal

- Parfaitement, Pascal, je ne suis pas gaga,

- Je n’ai jamais dit ça

- Oui, mais j’ai lu tes pensées.

L’ange spécialiste des sondages et conseiller en communication ajouta : « Il faut faire quelque chose, les mécontents sont capables d’insister lourdement, de mobiliser tout le peuple qui va se mettre à genoux et prier : neuvaines, processions, rogations et nous serons bien obligés d’obtempérer. »

- Rogations ! Je leur ai déjà dit que je préférais l’irrigation aux rogations

- En fait d’eau, ils sont servis. On commence ici et là à entendre ce slogan : « La moisson est peu abondante et les ouvriers à nourrir sont nombreux » s’ils commencent à déformer vos propos, le pire est à venir, on entendra bientôt : «Dieu a sombré dans la tempête !»

Diable, diable, dit Dieu en se grattant la tête, comment allons-nous faire ? Exprimez-vous !

- Ne pourrait-on pas envoyer l’Esprit pour qu’il souffle sur les nuages et les disperse aux quatre vents.

- Je ne suis pas sûr que l’Esprit soit très chaud et depuis quelque temps, il s’essouffle et puis, si ça ne marche pas, j’aurais l’air de quoi ?

- Douteriez-vous de vous-même ?

- Thomas !Tu veux ma main sur ta figure ? Tu sais que ça peut laisser des marques !

Certains crurent bon d’ajouter : « Puisqu’ils ne peuvent pas faire les foins, il faudrait leur procurer un regain d’activité » d’autres persiflèrent « trèfles de plaisanterie, y’a plus rien avoine » et tous s’esclaffèrent.

Soudain, l’ange qui était d’astreinte surgit à tire-d’aile : « Alerte ! Ça sent l’encens partout, ce n’est pas très orthodoxe »

- « Ange Gabriel, va donc voir ce qui se passe

- Toujours moi pour les corvées…

- On ne te demande pas de faire une annonciation, tout juste une simple visitation.

- Le beau temps est revenu, les agriculteurs te remercient, chantent tes louanges et brûlent des montagnes d’encens en signe de gratitude.

- Je n’y suis pour rien

- Je me suis bien gardé de le leur dire.

- Pourquoi le temps clément est-il revenu ?

- Je ne saurais scientifiquement l’expliquer mais ce sont les Africains qui ont commencé ; quand ils ont vu la détresse des Européens, ils se sont dits : « Nos greniers à mil sont pleins, nous ne pouvons laisser ces pauvres blancs mourir de faim » Ils ont partagé leurs surplus et ont accueilli tous ceux qui voulaient venir chez eux à cause de la douceur du climat. En contrepartie, les États ont annulé toutes les dettes. Alors, chose incompréhensible, un vent de fraternité s’est levé et a balayé tous les mauvais nuages, désormais la planète est une terre où coulent le lait et le miel en abondance. »

Ouf, dit Dieu, nous l’avons échappé belle !

 Gérard

 
4 - DEMANDE EN MARIAGE

 

Chère Mademoiselle, 

Il m’est agréable de vous offrir ce bouquet de pensées. Veuillez accueillir ce présent bien imparfait. Ce n’est ni un impératif guidé par les convenances ni l’enjeu d’une proposition conditionnelle que vous auriez antérieurement formulée. Non, il vient d’un cœur conjugué à vos desseins, soucieux de voir décliner ce passé qui ne fut pas simple et avec lequel vous avez dû composer. 

J'ai le très grand honneur de demander votre main. Certes, vous avez déjà eu des futurs antérieurs mais ils étaient loin d’être plus que parfaits, tandis que moi…. Oubliez la première ou la deuxième forme d'un passé conditionnel, j’aspire à devenir votre inconditionnel subordonné. J’ai le verbe haut et prolixe. Je les ferai défiler devant vous, mes verbes ; je les habillerai des couleurs de mode selon le genre de temps, je suis certain qu’ils s’accorderont à votre sujet.  

Que le « vous » qui n’est pas un pluriel singulier mais un pronom personnel de majesté devienne un « tu » seigneurial et qu’ensemble, nous construisions un « nous » de bon aloi.

Si vous me dites "j’oublie mon passé décomposé, participe à mon futur, c’est un impératif", sans hésiter, je suivrai l’indicatif. 

Que ces quelques fleurs de rhétorique vous agréent afin que vous n’ayez plus qu’à répondre « hymen ». 

 P.S. Vous avez compris, j’espère, que je suis parfaitement apte à accomplir mes devoirs conjugaux. 

Gérard

 

3 - Ah la vache !
 

Bien qu’elle mange du foin, la vache n’est pas aussi bête qu’elle en a l’air. Tout en ruminant, elle pense, et quand elle en a gros sur l’estomac, ces pense-bêtes finissent par lui monter à la tête.

 Ce jour-là, l’étable était en effervescence car les vaches avaient appris par un canard déchaîné qui s’était échappé que le prix du lait allait encore augmenter. Après avoir ruminé longtemps cette information, elles se réunirent en assemblée générale et meuglèrent de mécontentement :  « Comment ! Le lait devient plus cher, et rien pour nous ! Qui fournit matin et soir cette précieuse matière ? Cela ne peut plus durer ! Le patron va comprendre qu’il ne peut pas impunément tirer sans arrêt des traites sur chacune d’entre nous et continuer à nous prendre pour de vulgaires vaches à lait ! » Elles élaborèrent un cahier de revendication. Elles exigeaient :

*      De la musique durant la traite. Que les morceaux soient variés : bien sûr, le « Ranz des vaches », mais aussi du jazz, de la pop-music et des pièces classiques comme « Le carnaval des animaux », l’opérette « L’auberge du cheval blanc » ou même, le ballet de Tchaïkovsky « Le lac des cygnes »

*       De ne pas rester plus de 24 heures sur la même paille.

*       L’installation d’un lecteur de DVD et d’un écran pour visionner en boucle « La vache et le prisonnier »

*       Une parabole pour avoir plusieurs chaînes à disposition.

*       Une alimentation plus variée : moins de foin et plus de luzerne et, les dimanches et jours de fête, du sainfoin.

*      D’être averties au moins trois jours à l’avance de la venue de l’inséminateur afin de s’y préparer psychologiquement.

*        La stabulation libre pour manger à tous les râteliers.

 

Leur patron, le fermier qui comptait faire son beurre avec cette hausse de prix, se moquait bien de leurs états d’âme. Il les menaça du bâton, de l’enfermement et finalement de la boucherie. Rien n’y fit. Prenant le taureau par les cornes, elles mirent leurs menaces à exécution et cela alla de mal en pis. Certaines marchèrent en rond afin de faire tourner leur lait mais d’autres s’y refusèrent, ne voulant pas commettre ce qu’elles considéraient comme une vacherie. Par contre, toutes refusèrent de s’alimenter et de boire, se contentant de ruminer leur rancœur : le lait devient rare et appauvri. Le paysan connut ainsi une période de vaches maigres.

 

L’éleveur céda sur toute la ligne. Les vaches reprirent alors du poil de la bête. Les traites désormais musicales devinrent abondantes, la psychologie aidant, plus aucun problème de vêlage, grâce au nouveau régime alimentaire, le lait vit sa teneur en matières grasses augmenter. En définitive, le fermier engrangea de nouvelles recettes mais il exigea d’être payé en dessous de table, de peur que les vaches ne l’apprennent. 

Gérard

 

2 - Coucher de soleil

 

Ce soir–là, le coucher de soleil fut complètement raté. Il fut même si lamentable que les plus vieux du pays n’hésitèrent pas à déclarer que de mémoire de plus vieux du pays, ils n’avaient jamais vu un coucher de soleil si pitoyable depuis le début de leur carrière de plus vieux du pays. D’ailleurs, en connaisseurs, ils ajoutaient que le jour déclinait si vite qu’il était hautement improbable qu’il passât la nuit. Comme le soleil n’était plus que l’ombre de lui-même, on avait appelé de toute urgence à son chevet, le crépuscule qui, tombant des nues, avait apporté une lueur d’espoir mais devant la perspective d’une nuit blanche, il s’assombrit. Déroutés par ce spectacle, deux jardiniers qui avaient cessé de bêcher, discutaient à perte de vue dans la pénombre naissante, ils comparaient l’irréversible dégénérescence du visible avec l’émergence aléatoire du radis noir.

 

Tout avait d’ailleurs très mal commencé. Ce matin-là, à l’Est il y avait du nouveau, le soleil s’était oublié : l’aurore était apparue seule, sans être précédée de l’aube. Aussi, la nuit avait-elle été prise de court et avait subitement pâli. Quant à la lune, elle fut surprise dans le lit d’un nuage moelleux. Sa rousseur printanière la rendait encore plus désirable mais se voyant ainsi découverte, vêtue de son seul halo, elle s’éclipsa bien vite emportant son croissant matinal.

En général, le soleil était ponctuel, pourquoi donc ce retard ? Avait-il fait des frasques la nuit précédente ? A l’instar du démon de midi, le soleil de minuit peut être torride.. était-il resté trop longtemps dans son bain … de soleil ? Lui seul était capable de faire toute la lumière sur cette zone d’ombre.

 

Tout au long du jour, le soleil brilla cahin-caha, rayonnant vaille que vaille, avançant clopin-clopant. Bref, il était très loin d’être à son zénith. Évidemment, il joua à cache-cache avec les nuages mais quand il était aperçu, il s’irritait outrageusement, serrant son poing, allant même jusqu’à distribuer des coups, ses redoutables coups de soleil.

 

Peu après 16 heures, il montra les premiers signes de la fatigue. Il ne réagit pas lorsque la lune s’enhardit à se mettre au travers de son chemin, à s’interposer entre la terre et lui. Habituellement, cet affront était bien vite lavé et la fautive était reléguée brutalement dans ses quartiers où elle avait tout loisir de méditer sur ce qu’il en coûte de faire de l’ombre à sa majesté, sur les dangers de vouloir ainsi faire sa propre révolution. Cette fois-ci, la lune lui tint tête et ce fut lui qui s’éclipsa : il avala son disque. La nuit tomba avec fracas, ce qui le réveilla en sursaut. Ce choc salutaire lui redonna du tonus, un élan nouveau, il se remit à sa tâche solaire et sans plus tarder, darda ses rayons. Mais on sentait bien que le cœur n’y était plus.

 

C’est ainsi qu’arriva le soir et son ahurissant coucher de soleil. Toute la population était perplexe et inquiète. On fit appel aux plus vieux du pays pour connaître la conduite à tenir. Ils estimèrent que le plus sage était de rentrer chez soi et d’aller se coucher. 

Gérard

 

oOo

 

1 -La porte condamnée

  

A ma connaissance, aucune ONG, aucune association ne s’émeut du sort souvent dramatique des portes condamnées. En effet, ces portes fermées à tout jamais sont bannies de toute ouverture sur le monde et privent la société de leur savoir-faire qui est de livrer une entrée ou une sortie, à tous et à chacun, sans aucune discrimination, à toute heure du jour et de la nuit. Me faisant le porte-parole de toutes les portes condamnées, généralement sans jugement ou après un simulacre de procès, je voudrais vous conter l’histoire exemplaire d’une porte mise au ban de la boiserie mais qui s’est rebellée.

 

Sur la porte, c’était marqué « frappez et entrez » Donc, en arrivant, les nombreux visiteurs frappaient et la porte pensait qu’on voulait la corriger, la punir. Elle se demandait quel écart de conduite elle avait bien pu commettre pour mériter un tel traitement. Ce n’était qu’une porte mais bien qu’elle ne fût point blindée, elle n’était pas de bois et tout ce stress finit par l’ébranler. D’abord grande ouverte, puis simplement entrebâillée et, en grinçant de plus en plus, elle s’était peu à peu refermée sur elle-même. Un beau jour, c’en était trop, poussée dans ses derniers retranchements par une frappe trop brutale, la porte était sortie de ses gonds.

 

 Sous le choc, le parquet déposa une plinthe. Un huissier vint glisser sous sa porte une citation à comparaître, la porte lui signifia qu’il n’avait pas à être fier de son exploit, l’huissier partit en claquant la porte. Un nouveau seuil était franchi. Mais la porte était une battante, elle ne voulait pas se laisser manœuvrer sans réagir et s’en ouvrit à un avocat.

 

Devant le juge, après avoir refusé le huis clos, elle reconnut s’être emportée, elle se dit prête à retrouver le droit chemin, à, désormais, tourner rond ; elle était disposée à faire un pas pourvu qu’on ne la frappe plus et qu’on ne l’envoie pas dans un centre de redressement. Mais le tribunal ne l’a pas suivie, ne lui a trouvé aucune circonstance atténuante, ne lui a pas aménagé la moindre porte de sortie honorable. Il a jugé qu’on ne pouvait plus la laisser impunément ouverte à tous les dévergondages, qu’elle présentait un danger pour les passants car dans un accès de colère, elle pouvait très bien se mettre en porte-à-faux. Après le verdict, ce n’est même plus une issue de secours, c’est une voie sans issue… la porte est condamnée. Un avis est placardé sur ses montants.

 

Bien sûr, elle a fait appel. Elle s’est adressée au juge d’application des pênes, mais il n’a pas levé le moindre écrou, laissé entrevoir la moindre petite ouverture, bref, elle n’a plus qu’à la fermer. 

 

En poussant la porte de sa prison, j’ai découvert qu’elle s’était évadée : elle avait mis la clé sous la porte, puis avait pris celle des champs.

Gérard

14 avril 2008