LES BEATITUDES
(Gilles Brocard)
Article 1 : Introduction à la lecture des béatitudes dans l’Evangile de Matthieu
Les béatitudes inaugurent le sermon sur la montagne (chp 5 à 7) de l’Evangile de Matthieu. C’est le 1er grand discours de Jésus, un long enseignement qui s’adresse aux foules, donc à nous tous, qui que nous soyons. Ce texte des béatitudes est en fait comme l’ouverture d’un opéra : vous savez, dans l’ouverture d’un opéra, il y est joué tous les thèmes de l’opéra mais en raccourci, en résumé comme pour préparer nos oreilles à écouter toute la suite (la suite du sermon sur la montagne et la suite de l’évangile). On peut donc dire que les béatitudes sont un superbe résumé de tout l’Evangile. Vous pourrez en juger par vous-même à la fin de cette série (dans 9 mois), le temps de donner la Vie à nos vies.
Ce texte des béatitudes est très connu, mais pas forcément toujours bien compris. En effet, par un contre-sens tragique, les béatitudes ont parfois servi à maintenir en place un ordre social injuste, comme si Jésus déclarait : « Les pauvres, vous avez de la chance d'être pauvres... Plus tard, au ciel, Dieu vous récompensera ». Or Jésus, lui, appelle au bonheur. Pour ne pas tomber dans une fausse lecture des béatitudes et leur faire dire le contraire de ce que Jésus a enseigné, il convient donc d’éviter 2 pièges.
1er piège à éviter : la rédaction au futur. Il est vrai que la tournure des phrases au futur nous laisserait facilement penser que ce qui est promis (« ils seront consolés » par ex) arrivera plus tard, sous-entendu après la mort et l’on comprend les béatitudes ainsi : « heureux si vous pleurez ici, car au paradis vous serez consolés » ! Si en plus, nous ajoutons à cela un soubassement théologique qui consiste à croire que l’on doit acheter sa place au paradis, alors il n’en faut pas plus pour entendre les béatitudes ainsi : « Plus tu souffres ici-bas, plus ta place sera belle au paradis ». En fait, dans la langue de Jésus, le futur n’existe pas, c’est l’inaccompli qui est utilisé : ce temps est employé pour désigner ce qui est en court de réalisation et qui continue à se réaliser (un présent qui dure en quelque sorte). Du coup, « ils seront consolés » est à entendre comme « ils sont déjà en train d’être consolés et cela ne cessera jamais » ! Le 2ème argument en faveur d’une lecture au présent des béatitudes, provient du fait que Matthieu a pris soin d’entourer les béatitudes par deux promesses au présent : la 1ere et la 9ème : « le royaume des cieux est à eux » comme pour nous dire que ce royaume est un don fait au présent, maintenant, dans l’aujourd’hui de notre vie.
2ème piège à éviter : la lecture moralisante ! Ce serait prendre les choses de façon erronée que de penser que Jésus définissait ici les conditions pour accéder au bonheur ! Comme si, pour être heureux, il te fallait, être pauvre, pleurer, être persécuté, etc… Non, Jésus ne nous assène jamais de leçons de morale. Ici dans les béatitudes, comme dans la plupart de ses discours, Jésus nous parle de son Père : il parle du CŒUR de son Père : Celui qu’il déclare pauvre et heureux, c’est d’abord son Père ! Celui qui pleure et qui a faim, c’est aussi son Père et Celui qui est persécuté, c’est encore et toujours son Père ! Dans les béatitudes, c’est Dieu qui se montre à cœur ouvert ! Retenez bien cette clé de lecture pour entendre les béatitudes de façon juste et non moralisante.
Lisons le texte : (Mt 5, 1 - 12)
Voyant les foules, Jésus gravit la montagne. Il s’assit, et ses disciples s’approchèrent de lui.
Alors, ouvrant la bouche, il les enseignait. Il disait :Heureux les pauvres de cœur, car le royaume des Cieux est à eux.
Heureux ceux qui pleurent, car ils seront consolés.
Heureux les doux, car ils recevront la terre en héritage.
Heureux ceux qui ont faim et soif de la justice, car ils seront rassasiés.
Heureux les miséricordieux, car ils obtiendront miséricorde.
Heureux les cœurs purs, car ils verront Dieu.
Heureux les artisans de paix, car ils seront appelés fils de Dieu.
Heureux ceux qui sont persécutés pour la justice, car le royaume des Cieux est à eux.
Heureux êtes-vous si l’on vous insulte, si l’on vous persécute et si l’on dit faussement toute sorte de mal contre vous, à cause de moi.
Réjouissez-vous, soyez dans l’allégresse, car votre récompense est grande dans les cieux !
C’est ainsi qu’on a persécuté les prophètes qui vous ont précédés.
Heureux :
Dans ce texte, Jésus répète 9 fois, le mot « heureux » et une fois « réjouissez-vous », c’est dire combien Dieu veut notre bonheur, veut que nous soyons heureux ! Ce texte est donc une annonce joyeuse ! Dieu veut notre bonheur, mais pas un petit bonheur au rabais, pas un petit bonheur de grain de blé dans un grenier, mais un vrai et grand bonheur. Grand comme le sien. Ces 9 béatitudes sont au nombre de 8 en fait, car la dernière est redoublée. Mais elles ne sont pas les seules : toute la bible en regorge : il y en a 25 rien que dans les psaumes, (par ex, « Heureux l’homme qui ne prend pas le parti des méchants, (Ps 1) ; Heureux tous ceux dont Dieu est le refuge (Ps 2) ; Heureux l’homme dont l’offense est enlevée et le péché couvert (Ps 32), etc..) On en dénombre de nombreuses aussi dans le Nouveau Testament, surtout chez Luc, Paul, Matthieu et dans l’apocalypse. Par exemple : « Heureuse celle qui a cru ; Heureuse celle qui t'a porté et allaité ; Heureux ceux qui écoutent la parole de Dieu et qui l'observent ; Heureux êtes-vous de voir ce que vous voyez, Heureux ces serviteurs que le maître, à son arrivée, trouvera éveillés ; Heureux celui qui prendra son repas dans le Royaume de Dieu ! etc… »
Heureux, mais de quel bonheur ?
Il y a bien des manières de concevoir le bonheur. Pour beaucoup aujourd’hui, le bonheur est lié à l'idée de possession : est heureux celui qui possède ce qu'il désire. Mais nous savons maintenant que ce bonheur-là est illusoire. C’est ce bonheur là que dénonce Alain Souchon dans sa chanson « foule sentimentales » :
Oh la la la vie en rose, le rose qu'on nous propose
D'avoir des quantités d'choses qui donnent envie d'autre chose
Aïe, on nous fait croire que le bonheur c'est d'avoir
De l'avoir plein nos armoires dérisions de nous dérisoiresUne certaine aisance matérielle aide, c’est indéniable, mais ne donne pas le bonheur. Ce n’est qu’une illusion du bonheur, en tout cas ce n’est pas de ce bonheur-là dont les béatitudes nous parlent.
D'autres pensent que le bonheur consiste à se contenter de ce que l'on a, à prendre les choses par le bon bout, à voir le verre à moitié plein plutôt qu’à moitié vide, etc… Ça aide certes, mais ça ne répond pas à la soif profonde du bonheur qui existe en tout homme. Cette aspiration à une vie plus belle plus grande est pour moi le signe que nous sommes faits pour une vie divine, une vie aux dimensions de Dieu. Il ne peut en être autrement puisque nous avons été créés à l’image et à la ressemblance de Dieu !
D’autres confondent le bonheur avec le bien-être, ou l’absence de contrariété, vous savez, quand tout va bien comme je veux, comme prévu, sans obstacle à mes projets. Or le bonheur dont parlent les béatitudes n'exclut pas les contrariétés au contraire, elles visent précisément des gens qui sont aux prises avec celles-ci (la pauvreté, les pleurs, la persécution). Alors de quel bonheur nous parle Jésus ? Pour le savoir, je vous propose d’aller voir dans le texte hébreu.
« En marche, en avant ! »
Le mot « heureux » signifie en hébreux « en marche ou en avant ! » exprimant le bonheur en termes de marche. En marche, c'est-à-dire qu’avec Dieu tout est toujours en mouvement, tout bouge, tout avance, rien ne stagne, rien ne croupit, en marche pour que dans ta vie tu puisses dire : « ça marche ! ». J’aime ces paroles de Florin Callerand inscrites sur sa tombe : « continuez, continuez, tout est en avant ». Oui tout est en avant, j’en ai la certitude, en avant dans l’élan du ressuscité, en avant dans la nouveauté, en avant c'est-à-dire en avançant, dans la confiance en Celui qui nous précède ! Car la béatitude (le bonheur) de Jésus est de marcher à nos côtés et de nous mettre en marche, pour que nous allions d’un pas alerte vers son Père. On pourrait donc entendre et traduire ce mot « heureux » par : « qu’est-ce que vous devez être heureux vous qui êtes pauvres, qui pleurez, qui avez faim et soif de justice, etc » ou encore « quel bonheur pour ceux qui acceptent d’être pauvres », et cela sonnerait juste avec la traduction latine (félix) qui peut se traduire ainsi : « félicitation vous les pauvres ». Oui Jésus nous félicite ! Il ne fustige pas et ne condamne pas ! il nous félicite d’être pauvres, petits, de pleurer, etc..
Pour continuer à réfléchir à ce que signifie le bonheur, voici quelques grands penseurs sur ce sujet : je vous livre leurs réflexions sur le sujet du bonheur, afin que vous puissiez vous faire une idée par vous-même avant d’entrer le mois prochain dans la compréhension de la 1ere béatitude.
Pour Florin Callerand :
« Quelle est la différence entre le bonheur et la joie ? C’est le bonheur qui est premier, et la joie en est l’expression tumultueuse parfois, mais farceuse aussi ! C’est ça la Bible, le bonheur qui va à la joie ! Et le bonheur est fait pour être exprimé ! Il y a tellement de bonheur dans la Trinité que la création en jaillit ».
Pour Soeur Emmanuelle.
Dans son livre « vivre à quoi ça sert ? », publié en 2004, Sœur Emmanuelle propose à ceux qui cherchent un sens à leur vie, de découvrir ce qu’est le vrai bonheur :
« Quand j'avais 20 ans, le « look » (comme on dit aujourd'hui) me préoccupait beaucoup. J'avais beau avoir entendu l'appel à rejoindre les sœurs de Notre-Dame de Sion pour sauver des enfants de la misère, le théâtre, le cinéma, la danse, les jolies toilettes m'attiraient irrésistiblement. En fait, j'étais malheureuse, dans l'incapacité de choisir et, comme tous les jeunes, je cherchais à cacher mon trouble intérieur. Après, il y a eu la fascination des choses de l'esprit. Je voulais tout connaître, tout comprendre, tout assimiler : la philosophie, l'histoire de l'humanité, l'écriture cunéiforme et les hiéroglyphes, les sciences et les arts, la théologie et les œuvres littéraires. Je lisais tout et je résumais dans des cahiers de couleurs différentes. Développer son intelligence, c'est très beau. Accumuler du savoir, c'est noble et passionnant. Cela procure de la joie. Mais (il y a un « mais » !) toutes les pensées ensemble ne font pas un seul acte de charité gratuite. C’est cela le bonheur : l’acte gratuit de charité ! Le bonheur se trouve à l'intime de nous-mêmes ».
Madeleine Delbrêl en parle aussi dans ce texte intitulé : le Bal de l'obéissance. J’aime particulièrement ce texte qui, même s’il ne prononce pas le mot bonheur, en est tout imprégné.
C'est le 14 juillet.
Tout le monde va danser.
Partout, depuis des mois, des années, le monde danse.
Il y a vraiment beaucoup de bruit.
Lee gens sérieux sont couchés.
Les religieux récitent les matines de saint Henri, roi.
Et moi je pense à l'autre roi, Au roi David qui dansait devant l'Arche.
Car s'il y a beaucoup de saintes gens qui n'aiment pas danser,
Il y a beaucoup de saints qui ont eu besoin de danser, Tant ils étaient heureux de vivre :
Sainte Thérèse avec ses castagnettes,
Saint Jean de la Croix avec un Enfant Jésus dans les bras.
Et saint François devant le pape.
Si nous étions contents de vous, Seigneur.
Nous ne pourrions pas résister à ce besoin de danser qui déferle sur le monde,
Et nous arriverions à deviner quelle danse il vous plaît de nous faire danser
En épousant les pas de votre Providence.
(…)
Car je pense que vous en avez peut-être assez des gens qui toujours,
parlent de vous servir avec des airs de Capitaines,
De vous connaître avec des airs de professeurs,
De vous atteindre avec des règles de sport.
Un jour où vous aviez un peu envie d'autre chose.
Alors Vous avez inventé saint François,
Et vous en avez fait votre jongleur.
A nous de nous laisser inventer
Pour être des gens joyeux
qui dansent leur vie avec vous.
Pour être un bon danseur,
avec Dieu comme avec les hommes,
il ne faut pas savoir où cela mène.
Il faut suivre, être allègre, être léger,
Et surtout ne pas être raide.
Il ne faut pas vous demander d'explication
Sur les pas qu'il vous plait de faire.
il faut être comme un prolongement
Agile et vivant de Dieu,
Et recevoir par lui la transmission du rythme de l'orchestre.
Il ne faut pas vouloir à tout prix avancer,
Mais accepter de tourner, d'aller de coté.
il faut savoir s'arrêter et glisser au lieu de marcher.
Et cela ne serait que des pas imbéciles si la musique n'en faisait une harmonie.
Mais nous oublions la musique de son esprit,
alors nous faisons de notre vie un exercice de gymnastique;
et Nous oublions que dans vos bras, elle se danse.
Que votre Sainte Volonté est d'une inconcevable fantaisie !
Seigneur, enseignez-nous la place que,
dans ce roman éternel amorcé entre vous et nous,
Tient le bal singulier de notre obéissance.
Révélez-nous le grand orchestre de vos desseins,
Où ce que vous permettez, jette des notes étranges
dans la sérénité de ce que vous voulez.
Apprenez-nous à revêtir chaque jour Notre condition humaine
Comme une robe de bal, qui nous fera aimer de vous
Tous ses détails comme d'indispensables bijoux.
Faites-nous vivre notre vie,
Non comme un jeu d'échecs où tout est calculé.
Non comme un match où tout est difficile,
Non comme un théorème qui nous casse la tête,
Mais comme une fête sans fin où votre rencontre se renouvelle,
Comme un bal, Comme une danse.
Entre les bras de votre grâce,
Dans la musique universelle de l'amour.
Oui Seigneur, venez nous inviter.
Voilà une belle invitation au bonheur qui ne se découvre qu’en se laissant guider par Celui qui danse en nous tant il nous veut heureux. Heureux de son bonheur, heureux d’aimer et d’être aimé, heureux de vivre tout simplement.
Mais quand la vie n’est pas drôle, quand elle est souffrante, comment être heureux ? C’est ce dont je vous parlerai dans les prochains articles (le 1er jour de chaque mois) car le bonheur dont parlent les béatitudes est justement compatible avec une vie qui n’est pas toujours plaisante. En attendant, vous pouvez prendre le temps de réfléchir à ce qui vous rend vraiment heureux aujourd’hui.
Gilles Brocard