LES BEATITUDES
(Gilles Brocard)
Article 2 : 1ere béatitude
« Heureux les pauvres de cœur, le royaume des cieux est à eux ! » (Mt 5, 3)
Qui sont les « pauvres de cœur » ?
La précision « de cœur » est un ajout des traducteurs pour nous faire comprendre qu’il ne s’agit pas ici de pauvreté matérielle. En hébreux, le mot « pauvres », se dit « anawim », c'est-à-dire « les petits », ce sont littéralement « les courbés », « les fatigués ». Ce sont ceux que Jésus appelle à venir à Lui quand il dit : « venez à moi vous tous qui peinez sous le poids du fardeau et moi je vous procurerai le repos ». Le théologien orthodoxe Olivier Clément dit que ces pauvres-là, ce sont « ceux qui ont cessé de voir dans leur MOI, le centre du monde, pour le voir en Dieu et dans le prochain ! Ils se dépossèdent de tout, d’eux même et ils reçoivent à chaque instant leur existence de Dieu comme une grâce ». Superbe définition de ce qu’est « un pauvre » selon l’Evangile. Dans de tels cœurs, il y a de la place pour Dieu et pour les autres. Françoise Dolto a bien raison de traduire cette première béatitude ainsi : « Heureux ceux qui sont en manque jusqu’au fond du cœur » qui précise encore le sens de la pauvreté selon l’Evangile. Mais comment Jésus peut-il déclarer ces gens-là heureux ?
Dieu est le plus pauvre
C’est là qu’il faut se souvenir de la clé de lecture que je vous ai donné dans le précèdent article : lisez les béatitudes en vous disant que Jésus nous parle de son Père ! Donc quand Jésus dit « Heureux les pauvres », il parle de son Père. En effet, Dieu qui n’est qu’Amour, ne peut pas être centré sur lui-même, au contraire, il est constamment en train de se donner. Il n’y a en Lui aucune once de repliement sur soi, il est toujours dans le don total de lui-même. Pour comprendre cela, prenons une comparaison humaine : essayez d'imaginer un regard d'amour dans lequel il n'y aurait que de l'amour ? Lorsqu'un homme regarde sa femme avec ce regard d'amour où n'y a que de l'amour, que peut-il lui dire ? … (à votre avis ? cherchez un peu avant de lire la suite)… Moi je n'en vois qu'une : il lui dira : « Tu es tout pour moi ». Et si c'est toi qui es tout, alors moi je ne suis rien en dehors de toi. Hors de toi, je suis pauvre. Ma richesse n'est pas en moi, elle est en toi. Si cela est déjà vrai dans l'amour humain, à combien plus forte raison quand il s'agit de Dieu : Éternellement, le Père dit au Fils : « tu es tout pour moi ». Le Fils répond au Père : « tu es tout pour moi ». Et le Saint Esprit est l’espace entre les deux qui permet d’être riche de cette pauvreté. Oui, Dieu est la Pauvreté Absolue, c'est lui qui est le plus pauvre de tous les êtres.
Si votre raison vacille devant une telle perspective, dites-vous que : « Dieu est riche », mais ajoutez tout de suite : « riche en Amour ». Or être riche en amour et être pauvre, c’est exactement la même chose. La pauvreté matérielle de Jésus à Bethlehem et à Nazareth, n’est que le signe de cette pauvreté beaucoup plus profonde, immense, infinie et absolue de Dieu. Ainsi être pauvre comme Dieu, ce n’est pas se priver ou ne rien avoir, mais donner ce que l’on est. L’Ecriture Sainte s’éclairant par elle-même, nous pouvons encore comprendre cette pauvreté de Dieu en regardant l’attitude de Jésus avec la Samaritaine : « Donne-moi à boire » lui dit-il au bord du puits. Aimer pour Jésus, c’est oser se montrer vulnérable pour donner à l’autre la possibilité de donner ! Aimer, c’est dire à l’autre qu’on a besoin de lui. Cette manière d’être donne à la Samaritaine de renouer avec sa propre bonté, sa propre générosité ! Et c’est là que réside le bonheur, le bonheur de donner et de se donner. Aimer comme le Christ, c’est aimer comme un pauvre, c’est faire sentir à l’autre que mon don est une ouverture pour lui, c’est faire du donateur non pas celui qui possède, mais celui qui se dépossède et qui par là même, donne à l’autre de donner le meilleur de lui-même.
Seul le Christ peut me garantir que je ne manquerai de rien, seul le Christ peut me guérir de la peur de manquer et donc du besoin de combler ce manque. Car être pauvre revient à accepter de manquer, pour accueillir ce manque au plus profond de nous-mêmes, ce manque fondamental propre à chacun et si commun à tous. Voilà où est la voie du bonheur, le vrai bonheur, sans chercher à combler ce manque par des avoirs ou du pouvoir, mais par une Présence, par une relation avec Celui qui vit au cœur de ce manque-là ! C’est ce que dit très bien l’abbé Morellet : « On ne trouve pas le bonheur en le cherchant, mais en le donnant ». De quoi contrarier notre logique humaine. En effet, comment donner quelque chose que l'on cherche ? Peut-être en entretenant la conviction que toute chose nous est donnée à la mesure de la générosité de notre cœur…
Accepter de descendre dans la mine
C’est ainsi que j’entends la phrase du credo : « il est descendu aux enfers » : il est dans nos enfers, dans nos enfermements, Jésus est présent pour que là aussi nous puissions le rencontrer. Dans mon travail d’accompagnant spirituel, je ne joue pas à celui qui sait, encore moins à celui qui sauve, mais j’accepte de descendre dans la mine avec les personnes que j’accompagne, là où il fait noir, là où il fait froid, là où la peur, le mal et l’angoisse semblent régner en maître. Oui je vais là avec eux, parce que je sais qu’en y descendant avec eux, ils s’y sentiront moins seuls, mais aussi et surtout parce que je sais que dans leur enfer et dans leur nuit, vit Celui qui est vivant, règne Celui qui est la lumière. Cela ne vient pas d’un seul coup, il faut que nos yeux s’habituent à l’obscurité pour espérer percevoir un petit peu de lumière. La nuit est souvent épaisse, le samedi saint entre le vendredi et le dimanche nous parait parfois très long, mais à chaque fois, la présence du Christ se fait sentir, d’abord timidement, puis plus précisément, une lumière grandit jusqu’à repousser les ténèbres. Alors le dimanche n’est plus très loin… Voilà pourquoi Jésus peut dire : « heureux les pauvres de cœur », car il sait Lui, qu’il est présent au cœur de la nuit, il sait Lui, ce que signifie passer par la mort pour pouvoir ressusciter. Aujourd’hui encore, il parcourt ce chemin avec chacun de nous pour nous faire passer de la mort à la vie, des ténèbres à la lumière et nous donner de connaitre Son royaume.
« Le royaume des cieux est à eux »
Mais qu’est-ce que le royaume des cieux ? Il n’y a pas de différence à faire avec le royaume de Dieu, puisqu’à cette époque on localisait Dieu dans les cieux. Il faut donc se demander ce que signifient « les cieux » : pour moi les cieux, ce n’est pas cet espace au-dessus des nuages, mais cet espace à l’intérieur de nous-mêmes, un espace infini, immense, aux dimensions divines, qui me fait dire avec Maurice Zundel que « l’au-delà est au-dedans de nous ». Je suis persuadé que l’au-delà ne désigne pas uniquement ce qui se passe après la mort, mais qu’il sert à désigner l’au-dedans ; l’au-delà est au-dedans ! C’est aussi ce que les maîtres spirituels appellent « les cieux », que nous pensons être là-haut, mais qui correspondent en fait à ce vaste espace intérieur qui est bien plus grand qu’on ne l’imagine, puisqu’il est infini. Du coup, le royaume des cieux peut être entendu comme le royaume du dedans !
Ainsi, quand Jésus dit « heureux ceux qui sont pauvres jusqu’au fond du cœur, le royaume des cieux est à eux », il nous indique tout simplement que la pauvreté est le moyen par lequel nous pouvons accéder à notre vie intérieure, à nos cieux, à l’au-delà par l’au-dedans. Jésus le dit plusieurs fois dans les Evangiles : « Les pharisiens demandèrent à Jésus quand viendrait le royaume de Dieu. Il leur répondit: Le royaume de Dieu ne vient pas de manière à frapper les regards. On ne dira point : Il est ici, ou: Il est là. Car voici, le royaume de Dieu est au milieu de vous » (« au milieu de vous » étant à entendre comme « au-dedans de vous »). (Lc 17, 20)
La pauvreté n’est donc pas une vertu à pratiquer, un devoir de dépouillement à accomplir, ou simplement un effort de détachement vis à vis des biens de ce monde, non, la pauvreté au sens évangélique du terme, c’est l’accueil en soi de l’Esprit de pauvreté du Père et du Fils, c’est ce vaste espace que nous découvrons en nous lorsque nous acceptons de manquer, et qui est le lieu de la Présence de Dieu en nous. Voilà la bonne nouvelle que Jésus est venu annoncer aux pauvres de tous les temps, et que seuls ceux qui ont de la place en eux, peuvent entendre et recevoir. Voilà comment j’entends cette traduction dans la bible de Jérusalem qui a longtemps sonné étrangement à mes oreilles : « heureux les pauvres d’esprit » que je comprends ainsi : « heureux les pauvres grâce à l’Esprit » c'est-à-dire ceux qui sont rendu pauvres par l’Esprit du Père et du Fils, cet état d’esprit qui règne entre eux et qui fait que chacun se vide de lui-même pour accueillir l’autre.
Un drôle de Roi
Comme dans tout royaume, il y a un roi ! Mais ce Roi est bien différent de ce que nous imaginons. Pour vous le faire entrevoir, voici un petit conte :
Il était une fois, un fils de roi, très riche et très puissant. Nul n'avait jamais fait le compte de ses palais, de ses troupeaux et de ses serviteurs, de ses richesses. Il était aussi très bon et très beau. Nul n'avait jamais frappé en vain à sa porte et nul n'était jamais sorti déçu de son palais. Tout son peuple l'aimait et l'admirait et chacun se demandait d'où lui venait pareille sagesse et pareille bonté.
Mais un jour il voulut se marier. Son entourage lui conseilla de revêtir les habits les plus riches, de se faire accompagner des plus grands de son royaume afin de parcourir les villes et les villages de son grand royaume à la recherche de l'âme sœur. Mais il se dit en lui-même : "Si je me promène ainsi dans tout l'éclat de ma gloire, comment saurai-je si l'on m'aime pour moi-même ou pour mes biens ? qui pourra m'offrir un cœur libre sans être ébloui par mes richesses et ma puissance ?"
Alors il décida de se dépouiller de tous ses biens, de tous ses privilèges que lui donnait son rang. Il se fit aussi pauvre que le plus pauvre de son royaume et parcouru villes et villages. Alors, lorsqu'une femme lui proposa sa main, il sut qu'elle l'aimait pour ce qu'il était. Ainsi fit le prince Jésus quand il épousa l'humanité.
Voilà qui est le Roi du Royaume de Dieu : un riche en Amour qui se fait pauvre pour nous conquérir et qui n’a comme puissance, que celle de son Amour infini.
« Que ton règne vienne »
Maintenant que nous savons mieux ce que signifie le royaume de Dieu, il peut être judicieux de nous demander ce que nous disons dans le Notre Père quand nous récitons la phrase : « que ton règne vienne ». Son règne, c’est un règne où l’Amour est roi, où le pardon est de mise, où la vengeance n’existe pas, où les petits sont les premiers et les serviteurs sont les plus grands ! Voilà ce qu’est le royaume de Dieu dans lequel Jésus règne … sur le mal ! Pour le faire taire, pour le terrasser, il est sans cesse en train de la combattre avec nous, en nous, il règne sur tout ce qui nous aliène, pour nous en libérer.
Mais ce règne de l’Amour ne viendra pas tout seul sans que nous y contribuions activement. En effet, Dieu a voulu que son règne advienne par nous, avec nous les Humains, avec ce que nous sommes : ça prendra le temps que ça prendra, mais Dieu sait patienter. Il est clair pour moi, que le 13 novembre dernier, Dieu a perdu une bataille, mais je reste persuadé qu’il n’a pas perdu la guerre. Comme le dit l’abbé Pierre,
"Je continuerai à croire, même si tout le monde perd espoir.
Je continuerai à aimer, même si les autres distillent la haine.
Je continuerai à construire, même si les autres détruisent.
Je continuerai à parler de paix, même au milieu d’une guerre.
Je continuerai à illuminer, même au milieu de l’obscurité.
Je continuerai à semer, même si les autres piétinent la récolte.
Et je continuerai à crier, même si les autres se taisent.
Et je dessinerai des sourires sur des visages en larmes.
Et j’apporterai le soulagement, quand on verra la douleur.
Et j’offrirai des motifs de joie là où il n’y a que tristesse.
J’inviterai à marcher celui qui a décidé de s’arrêter…
Et je tendrai les bras à ceux qui se sentent épuisés. »D’où l’importance de nos tâches terrestres, car c’est ce monde-là qui est appelé à devenir le royaume de Dieu, il n’y en a pas d’autre ! Le royaume de Dieu n’adviendra pas sans nous, c’est évident, mais en même temps, nous ne bâtirons pas le royaume de Dieu sans Dieu : Dieu veut faire avec nous et nous, nous devons apprendre à faire avec lui !
C’est la mission des Eglises (et plus largement des religions) : leur mission consiste à permettre au monde de vivre les valeurs du royaume de Dieu, (paix, amour, pardon, justice, partage, etc…). La mission de l’Eglise et des religions est donc d’être un signe parlant de l’Amour de Dieu pour le monde, de ce royaume que Dieu veut faire advenir. Le rôle de l’Eglise et des religions est donc d’être un signe lisible, parlant qui rappelle l’existence de Dieu et de son projet de Royaume offert à tout homme, une sorte d’interface entre Dieu et le monde, proche de Dieu et proche du monde. Les religions ne sont pas le ROYAUME, mais elles en sont le SACREMENT, le signe visible. Leur MISSION dans le MONDE consiste à révéler la partie du royaume déjà présente dans la vie des Hommes et à rappeler au monde que sa vocation, c'est le ROYAUME.
Nous sommes prêtres prophètes et ROIS
Chez les catholiques, le baptême fait de nous des prêtres, des prophètes et des rois. Le baptême nous fait « Prêtre », c’est-à-dire apte à sanctifier ce monde ; il nous fait « Prophète » c’est-à-dire apte à annoncer le salut de ce monde et « Roi », c’est-à-dire apte à gouverner ce monde pour qu’il devienne le royaume de Dieu. Comment ? En devenant pauvres de cœur comme nous y invitent les béatitudes. Je suis persuadé que nos fragilités et nos pauvretés, plutôt que de provoquer chez nous des réflexes conservateurs, sont à accueillir comme un don de Dieu ! J’ai en mémoire cette parole d’un prof à la fac de théologie : « Nous avons tellement prié pour être pauvres… et si Dieu nous avait exaucés ? » En effet, quand Jésus envoie ses disciples en mission (voir Luc 10, 1–11), il les envoie « sans sac, ni argent, ni sandales », (Lc 10, 4) c'est-à-dire pauvrement, donc absolument dépendant des autres pour des choses aussi simples que manger, dormir et marcher, etc... Ce dénuement des disciples les oblige à se tourner vers les autres en leur disant : « j’ai besoin de vous » ! Aujourd’hui l’Eglise catholique en France est pauvre sur bien des plans. Mais plus qu’un problème, je crois que c’est une chance !
Heureuse pauvreté qui donne à ses membres d’avoir besoin les uns des autres et qui nous invite à appeler plus largement et sans complexe ;
Heureuse pauvreté qui l’oblige à faire autrement que ce qu’elle a toujours fait et à revenir à l'essentiel.
Heureuse pauvreté qui invite les chrétiens à accueillir la nouveauté qui surgira de la rencontre et à inventer ensemble de nouveaux chemins.
Il ne s’agit pas de regretter le passé (cela ne sert à rien), mais c’est le moment de dire comme les évêques de France que « La situation critique qui est la nôtre nous pousse à aller aux sources de notre foi et à devenir d’humbles disciples du Christ d’une façon plus décidée. » (Lettre aux catholiques de France, 1997).
Oui la pauvreté dont parle Jésus, est un chemin de bonheur, un chemin de vie, c’est ce que st Paul dit dans sa seconde lettre aux corinthiens : « c’est lorsque je suis faible que je suis fort » (2 Co, 12, 9) et c’est aussi l’intuition de l’auteur du psaume 33 qui a peut être inspiré la 1er béatitude de Jésus :
Je bénirai le Seigneur en tout temps, sa louange sans cesse à mes lèvres.
Je me glorifierai dans le Seigneur : que les pauvres m'entendent et soient en fête ! Magnifiez avec moi le Seigneur, exaltons tous ensemble son nom.
Je cherche le Seigneur, il me répond : de toutes mes frayeurs, il me délivre.Qui regarde vers lui resplendira, sans ombre ni trouble au visage.
Un pauvre crie ; le Seigneur entend : il le sauve de toutes ses angoisses.
L'ange du Seigneur campe à l'entour pour libérer ceux qui le craignent.
Goûtez et voyez : le Seigneur est bon ! Heureux qui trouve en lui son refuge !
Je vous laisse avec ce psaume pour que vous puissiez le méditer. Au mois prochain autour de la 2ème béatitude : « Heureux les doux, car ils possèderont la terre ».