LES BEATITUDES

(Gilles Brocard)

 

Article 4 : 3e béatitude 

 

« Heureux ceux qui pleurent, ils seront consolés  »

 

La vallée de larmes

Ce qui me vient en premier en lisant cette béatitude, ce sont tous ces pleurs de l’humanité souffrante devant le mystère du mal et de la mort. Combien de larmes versées en effet, dans mon cabinet d’accompagnant spirituel où chacun peut exister librement avec sa souffrance, sans craindre d’être jugé ou consolé à moindre frais. Ces larmes dont je suis témoins sont un infime échantillon de toutes ces larmes versées quotidiennement dans notre monde souffrant ! Ces larmes sont aussi celles de la création, qui, comme le dit st Paul dans son épitre aux Romains « gémit dans les douleurs de l’enfantement, car elle aspire à voir la révélation des fils de Dieu ». Oui notre création a mal à chaque fois qu’elle est maltraitée par les Humains.

Mais je crois que ces larmes sont aussi celles de Dieu : combien de larmes en effet, Dieu a dû verser et continue de verser devant le triste spectacle de ses créatures qui s’entredéchirent et s’entretuent. Jésus lui-même a pleuré, au moment de la mort de son ami Lazare, devant Jérusalem qui ne veut pas accueillir son message d’amour et à Gethsémani après son dernier repas, avant de donner sa vie par amour.

Devant cette vallée de larmes (psaume 84, 7) nous sommes en droit de nous demander : « Mais pourquoi Dieu a-t-il prit le risque de nous créer ? Quand on voit ce qui se passe, tous ces drames, tous ces malheurs, on se demande pourquoi nous avoir lancés dans une aventure qui se révèle une épreuve insupportable pour beaucoup d’entre nous ». Devant l’histoire humaine jalonnée par des cris de révolte et d’indignation, on a deux solutions : ou bien Dieu est tout simplement congédié : « Il n’existe pas, c’est même sa seule excuse… » disent les nihilistes et les athées, ou bien Dieu se retrouve au banc des accusés : en effet, la Bible elle-même retentit des plaintes de personnes qui intentent un procès à Dieu. En termes familiers, on pourrait dire : « Dieu a passé la commande et c’est nous qui payons la note ! » N’est-ce pas injuste, voire irresponsable de sa part ?

 

Dieu et la question du mal

On peut se demander, en effet, comment Dieu peut nous laisser nous débattre dans un monde de larmes et de sang, où la guerre n'a jamais vraiment cessé. Un tel réquisitoire mérite d’être pris au sérieux tant il nous traverse tous. Dans la théologie chrétienne habituelle, plus universitaire, j’ai trouvé très peu de réponses satisfaisantes. En revanche, en lisant les écrits du P. Florin Callerand, le fondateur du foyer de la Roche d’Or à Besançon, j’ai trouvé cette perle :

« En son premier jet créateur, Dieu ne peut faire que des étincelles. Mais celles-ci seront appelées par son amour initial à devenir des brasiers. Ce ne sera pas de l’instantané. Le long labeur de l’évolution est la plus belle preuve que Dieu est Amour. Il faudra donc que les étincelles collaborent avec cette chaleur qui est en elles. Dieu obligé d’aller à ce rythme-là ! Il ne peut faire mieux du premier coup. Y aurait-il déjà des larmes dans les yeux de Dieu à la pensée de la difficile et douloureuse croissance de ses créatures ? Peut–on oser dire qu’au fond de son bonheur primordial, Dieu éprouve le frisson d’une crainte ? Car ces petites étincelles qui jaillissent de Lui courent toutes le risque de s’éteindre, de disparaitre et de mourir ! Alors Dieu, parce qu’il est Amour, ne peut pas au fond de lui-même faire autre chose que de devenir Etincelle avec les étincelles (= incarnation de Jésus-Christ), créature demeurant Créateur, afin d’amener ses petites étincelles à flamber comme Lui à jamais, pour devenir comme lui et avec lui, des lanceuses éternelles de vie, de gloire et de feu.

Dieu n’a pu être surpris par son propre geste créateur, c’est pourquoi au fond de son éternité, voyant le jaillissement du temps et de l’espace, il n’a pas pu ne pas rêver de résurrection pour sauver le temps et l’espace et tous les êtres qu’ils contiendront, de la décadence inéluctable vers la mort. On peut donc dire que Dieu a pensé à la résurrection avant même la création, sinon à quoi bon quand on est l’Amour, faire des êtres pour qu’ils cessent d’exister un jour ? On peut donc dire que l’incarnation, c’est Jésus qui arrive sur terre avec la résurrection dans ses poches, avec l’Esprit d’éternité dans ses mains, pour en faire le partage à tous. En fait, il n’y a qu’une résurrection : celle du Christ, mais elle est merveilleusement contagieuse : la divinisation des créatures ne se fait que par contagion ! Mais on ne peut entrer en résurrection par surprise. Ceci suppose le « oui » intense et renouvelé de chacun de nous ! »  (N° 1,3 de Mourir en vie » p 60 à 64)

 

Superbe texte qui me fait entendre cette 3ème béatitude comme les excuses de Dieu envers sa création : un peu comme s’il disait : « Je n’ai pas pu faire autrement que de vous créer libres, capables de vous faire par vous-même. Rêvant de vous faire advenir à ma condition de Dieu, je ne pouvais pas ne pas vous faire mal, car il s’agit de vous adapter à ma taille, à la taille de mon Amour infini ! Je sais que cette dilatation allait être douloureuse, c’est pourquoi je me suis immiscé dans ma création pour être avec vous, au cœur de votre cœur, car votre devenir réussi, bienheureux, c’est mon affaire autant que la vôtre » ! Voilà la véritable consolation et c’est cela qui peut apporter ce bonheur que nous cherchons : non par la suppression de toute contrariété, de toute larmes, mais dans l’attitude d’accueil de toute ma vie, telle qu’elle est, sachant Dieu présent dans toute ma vie, pour me faire croître aux dimensions de sa vie divine.

 

Heureux ceux qui pleurent

Si nos larmes sont celles de notre dilatation aux dimensions divines, alors, je peux dire avec Jésus « bienheureux ceux qui pleurent », c’est-à-dire ceux qui se laissent dilater de l’intérieur par les épreuves de la vie et qui laissent leur cœur se fissurer pour laisser passer la lumière. Ce que je vous dis là est énorme, mais absolument central : j’en suis le témoin chaque jour dans mon cabinet : en effet, j’assiste très souvent à des morts-résurrections en direct, à chaque fois qu’une personne accepte de reconnaitre ses failles, ses fissures, ses fêlures, ses pauvretés, il y a comme une consolation qui advient au milieu des pleurs qui s’ouvre vers une croissance en humanité.

C’est ce que dit St Irénée au 3ème siècle de notre ère : « Jésus s’est fait Homme pour que l’Homme soit fait Dieu. Voici la raison pour laquelle le verbe s’est fait chair : c’est pour que l’Homme en se mélangeant au Verbe et en recevant ainsi sa filiation adoptive devienne à son tour, Fils de Dieu ». Et plus loin il dira : « le verbe de Dieu a habité dans l’Homme et s’est fait fils de l’Homme pour accoutumer l’Homme à Dieu et habituer Dieu à habiter dans l’Homme. » Voilà comment Dieu nous sauve : en nous donnant d’accéder à la nature divine, par adoption, par grâce, par Amour, puisque c’est le grand vœu de Dieu de nous faire partager sa vie et tout ce qu’il est. Nous étions incapables par nous-mêmes de réaliser cette ressemblance avec Dieu, c’est pourquoi Jésus est venu l’accomplir. Mgr Renaudin, ancien évêque de Pontoise, dans son livre « la vie entrée libre » dit que « le salut n’est pas par essence être sauvé du péché, mais c’est devenir en Christ, enfant du Père, à son image ».

Mais si Jésus est venu, il ne faut pas oublier qu’il continue de venir ! Car son incarnation ne s’est pas arrêtée avec son retour vers le Père : aujourd’hui encore, Jésus veut s’incarner en chacun de nous. Cela requiert de notre part, que nous fassions de nos cœurs le berceau de sa présence, c’est-à-dire que nous consentions à cette habitation du Christ en nous. C’est ainsi qu’Il continue d’être présent à toutes nos souffrances et à toutes nos joies, pour essuyer toutes larmes de nos yeux et nous tenir la main dans nos nuits, pour apporter une lumière dans nos ténèbres et nous réconforter de sa présence dans nos enfers ! N’a-t-il pas dit : « Je suis avec vous jusqu’à la fin des temps » ? (Mt 28).

Ce que m’apprends cette 3ème béatitude, c’est que finalement, au fond du mal, il y a le Visage du Christ qui vit toutes nos détresses, qui partage toutes nos agonies, qui meurt de toutes nos morts mais qui ressuscite avec nous et en nous. « Jésus sera en agonie jusqu'à la fin du monde », a dit Pascal. En agonie, mais aussi en résurrection jusqu’à la fin du monde.

 

Il s’agit de sauver Dieu de nous-même

Si Dieu est ce Dieu-là, si Dieu est le Dieu de la Croix et de l'Agonie, s'il est engagé jusqu'à la mort dans sa Création, il faut ajouter qu’il est aussi le Dieu de la vie, de la joie et de la résurrection. Du coup, toutes nos morts sont prises dans le mouvement de résurrection du Christ ! Cela ne nous empêche pas de mourir, mais cela fait de nos morts un passage vers la vie vers plus de Vie. St François d’Assise a pleuré vingt ans sur la Passion de Jésus, il en a perdu la vue et finalement, il a reçu les stigmates, il a été blessé des blessures divines, il est entré dans cette mort de Dieu jusqu'à ce qu'enfin, il connaisse la résurrection qui lui donnera de chanter le Cantique des créatures.

Eh bien, pour nous, il en va de même. Il ne s'agit pas de calculer nos chances d'être sauvé mais de sauver ce trésor caché en nous qui est le Dieu Vivant. En fait, sans cette présence, nous retomberions en nous-mêmes et ne sortirions jamais de notre finitude. Il s'agit donc de retourner à ce Quelqu’un, de respirer Sa Présence et de Le retrouver dans le silence le plus profond de nous-mêmes. Il s'agit de prendre soin de cette vie divine en nous comme le dit St Paul dans sa 1° Lettre aux Thessaloniciens : "N'éteignez pas l'Esprit !" Car vous avez le pouvoir de l'éteindre pour vous, comme vous pouvez vous priver du soleil en vivant les volets fermés. C'est cela, finalement, qui donne sens à notre existence et qui l’ouvre vers plus grand que nous même. Il s'agit de nous laisser gagner par ce ferment divin et de découvrir toujours plus profondément la discrète présence de Dieu en nous.

C'est ce qu’a très bien compris Etty Hyllesum, le 12 juillet 1942 lorsqu’elle rédige sa grande « prière du dimanche matin », prière qui restera pour les générations à venir comme un des plus beaux joyaux de la foi. Cette jeune juive de 29 ans vient d’apprendre dans toute son ampleur, la terrible réalité du génocide en cours. Des rumeurs courent sur des Juifs emmurés vivants et sur l'utilisation de gaz asphyxiants... Rigoureusement fidèle à la règle qu'elle s'est imposée de « s'expliquer » avec tout et d'écouter toute la vie en elle, elle intègre ces souffrances et ces meurtres en masse comme faisant désormais partie de sa vie à elle.

On est au cœur du mystère du mal le plus sombre et voici ce qu’elle dit : « Ce sont des temps d’effroi, mon Dieu. Cette nuit pour la première fois, je suis restée éveillée dans le noir, les yeux brûlants, des images de souffrance humaine défilant sans arrêt devant moi. Je vais te promettre une chose, mon Dieu, oh, une broutille : je me garderai de suspendre au jour présent, comme autant de poids, les angoisses que m’inspirent l’avenir ; mais cela demande un certain entrainement. Pour l’instant, à chaque jour suffit sa peine. Je vais t’aider, mon Dieu, à ne pas t’éteindre en moi, mais je ne puis rien garantir d’avance. Une chose cependant m’apparaît de plus en plus claire : ce n’est pas toi qui peux nous aider, mais nous qui pouvons t’aider – et ce faisant nous nous aidons nous-mêmes. C’est tout ce qu’il est possible de sauver en cette époque et c’est aussi la seule chose qui compte : un peu de toi en nous, mon Dieu. Peut-être pourrons-nous aussi contribuer à te mettre au jour dans les cœurs martyrisés des autres. Oui, mon Dieu, tu sembles assez peu capable de modifier une situation finalement indissociable de cette vie. Je ne t’en demande pas compte, c’est à toi au contraire de nous appeler à rendre des comptes, un jour. Il m’apparaît de plus en plus clairement à chaque pulsation de mon cœur que tu ne peux pas nous aider, mais que c’est à nous de t’aider et de défendre jusqu’au bout la demeure qui t’abrite en nous… Cette conversation avec toi, mon Dieu, commence à me donner un peu de calme. J’en aurai beaucoup d’autres avec toi dans un avenir proche, t’empêchant ainsi de me fuir. Tu connaîtras sans doute aussi des moments de disette en moi, mon Dieu, où ma confiance ne te nourrira plus aussi richement, mais crois-moi, je continuerai à œuvrer pour toi, je te resterai fidèle et ne te chasserai pas de mon enclos. (Etty Hillesum – Une vie bouleversée. Extrait de « Journal 1941-1943 » Ed. Points Seuil)

Il va de soi pour elle que Dieu n'y est pour rien dans les innombrables malheurs qui déferlent sur le monde en ces années terribles : « Dieu n'a pas à nous rendre de comptes pour les folies que nous commettons. C'est à nous de lui rendre des comptes ! ». Oui, Dieu est innocent, il est l'innocent absolu. Etty aime Dieu au point de vouloir veiller sur lui, veiller à ce qu'il se sente bien auprès d'elle, en elle. Ce n’est pas elle qui demande à ce que Dieu lui tienne la main, mais c’est elle qui tient la main de Dieu ! Au milieu de la masse des vulnérables, des sans défense dont elle est, Etty choisit de donner sa vie au plus vulnérable de tous, à Dieu lui-même : « On n'est jamais sous les griffes de personne tant qu'on est dans les bras de Dieu ».

 

Etre consolé

« Heureux ceux qui pleurent, car ils seront consolés » ! Qu’est-ce que signifie : « être consolé » ? Etre consolé, ce n’est pas ne plus pleurer, mais c’est sentir les bienfaits des larmes. J’aimerais que vous compreniez bien ce que je vais vous dire maintenant : je fais partie de cette génération à qui on a répété que pleurer était un signe de faiblesse, surtout pour un garçon. Il m’a fallu attendre 45 ans pour oser pleurer sans avoir honte ou culpabiliser. Aujourd’hui, j’aimerais en vieillissant, ne pas me raidir, ne pas me protéger, ne pas m’éloigner de mes sanglots d’enfants si souvent retenus.

Oser pleurer, se laisser toucher comme Jésus, est un don ! Il est le débordement du puits d’amour qui est en nous : en nous, il y a un courant vers lequel nous devons plonger nos racines, et si nos racines ne sont pas plantées dans ce courant, alors c’est la sécheresse qui nous guette. La sécheresse qui provient de notre peur de souffrir et qui nous pousse à nous protéger en déposant une couche toujours plus épaisse sur notre cœur en croyant, à tort, qu’en tuant notre sensibilité nous aurons moins mal ! Or c’est une erreur de calcul dramatique ! En effet, celui qui pleure est branché sur son courant intérieur, il ne craint pas une année de sécheresse et porte du fruit, comme le dit très bien le psaume 1 : « Heureux est l’homme qui se plaît dans la loi du Seigneur et murmure sa loi jour et nuit !

Il est comme un arbre planté près d’un ruisseau, qui donne du fruit en son temps, et jamais son feuillage ne meurt ». Ecoutez aussi le psaume 41 : « Comme un cerf altéré cherche l'eau vive, ainsi mon âme te cherche toi, mon Dieu. Mon âme a soif de Dieu, le Dieu vivant ; quand pourrai-je m'avancer, paraître face à Dieu ? »  

Oser pleurer, c’est s’autoriser à être pleinement vivant. C’est d’une certaine manière consentir au fait que Dieu nous a façonnés avec un cœur de chair et non pas avec un cœur de pierre ! Oui, devant la souffrance, la maladie, la mort… les larmes ont une juste place. Elles nous rappellent que nous sommes humains. C’est pour que nous ne nous desséchions pas que le Christ a donné sa vie, il nous apprend à planter nos racines dans le courant bienfaisant de son amour, là où coule son infinie bonté et sa grande tendresse.  Alors nous ne craindrons plus de dire à nos proches que nous les aimons, alors notre cœur pourra battre à nouveau, et nous sentirons circuler en nous une eau claire qui pourra déborder dans de bonnes larmes qui viendront du débordement de l’amour que Dieu a mis en nous.        Oui, la consolation qui est promise à tous les cœurs qui savent pleurer, les cœurs tendres, capables d’être touchés, de se laisser émouvoir par la souffrance des hommes. Comme le dit st Jean dans le livre de l’apocalypse : « Il essuiera toute larme de leurs yeux, La mort ne sera plus. Il n’y aura plus ni deuil, ni cri, ni souffrance, car le monde ancien a disparu. (Ap, 21, 4). On pourrait donc traduire cette 3ème béatitude ainsi : « Qu’est-ce que vous devez être heureux, (ou encore félicitations) vous qui êtes capables de pleurer, vous allez pouvoir vous laisser consoler par mon Père, et moi qui suis son Fils, je sais combien cette consolation est douce ! »

Gilles Brocard

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