LES BEATITUDES

(Gilles Brocard)

 

Commentaire de la 4ieme béatitude

 

 

« Heureux ceux qui ont faim et soif de justice,

ils seront rassasiés »

 

 

 

 

Le sens de la Justice

Dans nos sociétés modernes, la justice consiste à rendre à chacun selon ce qu’il a fait. Par exemple, un salaire juste consiste à rémunérer le travail d'un homme ou d'une femme en fonction de sa compétence et de l'effort fourni. Une faute est punie par une peine proportionnelle au mal commis, etc… La notion biblique de justice est beaucoup plus vaste que celle que je viens de décrire. En effet, dans la bible, la justice est « la qualité qui fait qu'un pouvoir, un titre, un acte, un événement ou un objet sont conformes à ce que le droit, la coutume ou l'essence d'un être exigent » (Dictionnaire encyclopédique de la Bible, p. 707). Il y a donc une idée d’ajustement, d’adéquation, de cohérence, avec ce que les êtres sont eu plus profond d’eux même.

Le psaume 144, 17 dit : « Dieu est juste en toutes ses voies, c'est-à-dire parfaitement saint ». Ceci apporte une précision importante : le mot « juste » serait donc très proche du mot « saint ». Encore faut-il bien comprendre ce qu’est la sainteté biblique : être saint pour Dieu, c’est être lui-même, sans se renier, donc tenir ses promesses, refaire alliance malgré les infidélités de son peuple,… etc. Dieu est juste, c'est-à-dire saint, quand il correspond à ce qu’il est : tout Amour.

     Ainsi en est-il pour nous aussi : être juste signifie « être ajusté » à ce que nous sommes. Et que sommes-nous ? « Nous sommes enfants de Dieu » dit St jean dans sa première lettre (1 Jean 3, 2). Mais il continue en notant une limite : « « dès maintenant nous sommes enfants de Dieu, mais ce que nous sommes ne parait pas encore clairement » (1 Jean 3, 2), il y a donc un écart à prendre en compte. Je me demande si ce n’est pas cet écart (entre ce que nous sommes et ce qui transparait de nous) qui expliquerait notre faim et notre soif de justice. En effet, nous avons tous faim et soif de quelque chose de plus que ce que nous avons déjà.

     Pour moi, cela n’est pas un défaut mais atteste que notre vocation est une vocation à la grandeur. Toutes ces aspirations des Hommes vers du plus, du mieux, du plus grand, du plus fort, sont diverses expressions de la commune aspiration de l’Homme à rejoindre Dieu. Chez les personnes que j’accompagne spirituellement,  nombreuses sont celles qui me font part de cette aspiration à être davantage elles-mêmes, à vivre plus authentiquement. Elles me disent leur soif de vivre vraiment, de choisir leur vie, de ne plus la subir, comme le montre le dessin de Piem attaché à cet article. Cette aspiration est inscrite au cœur de tout Homme, elle est pour moi le signe que nous ne nous réduisons pas à nos cellules, à nos gênes ou nos hormones, car il y a en nous, plus que nous même.

 

La justice selon Jésus

     Tout au long de son ministère public, Jésus n’aura de cesse de parler de la justice de Dieu : « Dieu est juste (bon) quand il fait briller son soleil ou tomber la pluie sur les bons comme sur les méchants » (Mt 5, 44) dit-il juste après les béatitudes. Et dans l’Evangile de Luc, Jésus va décrire de façon très concrète cette justice en l’appliquant aux Humains : « Je vous le dis, à vous qui m'écoutez : Aimez vos ennemis, faites du bien à ceux qui vous haïssent, bénissez ceux qui vous maudissent et priez pour ceux qui vous maltraitent. Si quelqu'un te frappe sur une joue, présente-lui aussi l'autre ; si quelqu'un te prend ton manteau, laisse-le prendre aussi ta chemise. Donne à quiconque te demande quelque chose, et si quelqu'un te prend ce qui t'appartient, ne le lui réclame pas. Faites pour les autres exactement ce que vous voulez qu'ils fassent pour vous. Si vous aimez seulement ceux qui vous aiment, pourquoi vous attendre à une reconnaissance particulière ? Même les pécheurs aiment ceux qui les aiment ! Et si vous faites du bien seulement à ceux qui vous font du bien, pourquoi vous attendre à une reconnaissance particulière ? Même les pécheurs en font autant ! Et si vous prêtez seulement à ceux dont vous espérez qu'ils vous rendront, pourquoi vous attendre à une reconnaissance particulière ? Des pécheurs aussi prêtent à des pécheurs pour qu'ils leur rendent la même somme ! Au contraire, aimez vos ennemis, faites-leur du bien et prêtez sans rien espérer recevoir en retour. Vous obtiendrez une grande récompense et vous serez les fils du Dieu très-haut, car il est bon pour les ingrats et les méchants. Soyez pleins de bonté comme votre Père est plein de bonté. Ne portez de jugement contre personne et Dieu ne vous jugera pas non plus ; ne condamnez pas les autres et Dieu ne vous condamnera pas ; pardonnez aux autres et Dieu vous pardonnera. Donnez aux autres et Dieu vous donnera : on versera dans la grande poche de votre vêtement une bonne mesure, bien serrée et secouée, débordante. Dieu mesurera ses dons envers vous avec la mesure même que vous employez pour les autres. »» (Luc 6 27, 38)

Voilà la justice de Dieu et voilà quelle doit être la justice entre les Hommes. On pourrait encore citer la parabole des ouvriers de la 11ème heure (Mt 20, 1-16), où le maître décide de donner le même salaire à ceux qui ont travaillé 1 heure comme à ceux qui ont travaillé 12 heures ! Ca bouscule pas mal les auditeurs de Jésus et peut être nous aussi car ce n’est pas souvent ainsi que nous concevons la justice ! Si cette béatitude vient bousculer un peu nos idées préconçues à propos de ce qui nous parait juste, c’est déjà pas mal.

La barre est haute, j’en conviens, mais pas inatteignable. Comme je vous le dis à chaque fois, Jésus n’est pas un professeur de moral, il veut seulement nous parler de son Père et nous inviter à Lui ressembler. Si l’on entend la justice au sens biblique du terme (comme un ajustement), alors cette béatitude vient questionner notre façon d’être en relation avec nous même, avec les autres et avec Dieu.

 

Etre juste avec soi-même

Etre juste, signifie être vrai avec soi-même, avec ce que je suis au plus profond de moi, en accord avec ce que je pense, ce que je dis et ce que je fais. Cela s’appelle la congruence en terme psychologique (selon l’école de Karl Rogers). Il suffit d’écouter sa conscience, (son GPS intérieur), ou le souffle saint en nous et nous connecter sur cette dimension spirituelle de notre être, alors l’unification pourra se faire. Jean Monbourquette, ce prêtre psychanaliste québécois mort il y a peu de temps, invite à demander au « Soi intégrateur » de faire ce travail d’unification en nous, afin que nous devenions toujours plus nous-même.

 

Etre juste avec les autres

Cet ajustement à soi-même va alors entrainer la volonté d’être en vérité avec ceux qui nous entourent ! Or je constate combien cet ajustement avec nos proches est loin de faire l’unanimité ! Combien de personnes en effet, préfèrent être gentils avec leurs proches plutôt que d’être vrais, pour citer le titre du livre de Thomas d’Ansembourg, le célèbre psychothérapeute belge (Cessez d’être gentils, soyez vrais). Pour ce faire, je vous invite à entendre cette invitation à être juste comme on le dit de quelqu’un qui joue juste d’un instrument, c'est-à-dire accordé à ce qu’il est et à ce que sont les autres. Et pour s’ajuster aux autres, il est important de savoir l’écouter, marcher à son pas, être proche, attentif etc… Je crois vraiment que l’avenir de notre humanité passera par l’ajustement de l’Homme avec les autres Hommes ainsi qu’avec la création tout entière.

 

Etre juste avec Dieu

     Mais attention, je ne peux devenir pleinement moi-même et vivre de façon juste avec les autres Humains sans m’ajuster à Dieu ! En effet, c’est Dieu qui donne la note juste et qui nous donne de jouer juste. Et pour cela il nous a donné un diapason, pour nous accorder dessus. Ce diapason, c’est Jésus-Christ, l’Homme par excellence, celui qui a vécu tout accordé à Dieu et qui fut pleinement humain. Je peux alors traduire la première partie de cette béatitude ainsi : « Heureux ceux qui ont faim et soif d’ajustement car il y a du bonheur à être soi et il y a encore plus de bonheur à concourir à l’humanisation de tous les Humains et le respect de toute la création. Oui félicitations, vous qui êtes affamés de justice, c'est-à-dire vous qui voulez à tout prix apporter votre contribution à l’œuvre de justice de Dieu en contribuant à plus de justice entre les hommes », vous serez rassasiés.

 

Ils seront rassasiés

     Rassasiés oui, mais pas repus ! Car quand Dieu rassasie, il donne d’avoir encore faim de Lui, faim et soif de Vie, de plus de justice. Il y a tellement de travail à faire pour plus de justice, d’ajustement dans notre monde que ceux qui s’y collent ne sont pas prêts d’être repus ! Mais je constate que nous sommes parfois rassasiés, (dans le sens repus), par toutes ces informations qui nous arrivent en permanence et qui anesthésient notre capacité d’indignation devant l’injustice de ce monde. Je crois que cette béatitude veut réveiller en nous cette sensation de « mal au ventre » tant qu’un être humain souffre encore d’injustice dans notre monde. Voilà ce que signifie être rassasié : Dieu ne nous repais pas pour tuer en nous tout désir, au contraire, le rassasiement de Dieu c’est le « encore, encore » de l’enfant qui ne veut plus s’arrêter quand on joue avec lui.

     Ainsi Dieu nous donne d’avoir des tripes, des entrailles qui vibrent au contact de nos frères et sœurs en humanité. C’est le sens du mot « miséricorde » en hébreux, qui est souvent (mal) traduit dans nos bibles par « pris de pitié ». Or ce mot signifie très précisément « pris aux entrailles », comme Jésus le fut souvent dans sa vie publique, comme par exemple devant les foules qui sont « comme des brebis sans berger » (Mt 9, 36). Nous en reparlerons dans la béatitude sur la miséricorde, qui est la prochaine béatitude. En cette année de la miséricorde, voilà une faculté proprement divine que Dieu a mise en chacun de nous, et que nous pouvons apprendre à développer. J’en parlerai plus abondamment le mois prochain.

     On pourrait donc traduire cette 4ème béatitude sur la justice ainsi : « Heureux ou félicitations vous qui avez faim et soif de vous ajuster aux autres, à Dieu et à vous-même, vous serez nourris de toutes ces relations ajustées dont vous ne cesserez d’avoir besoin ». On pourrait encore dire, « Heureux ceux qui sont ajustés les uns aux autres, ils seront rassasiés/nourris abondamment par leur la présence ».

    

Bonus

     La petite réflexion qui suit se veut être un prolongement du commentaire de la béatitude de la justice entendue comme l’ajustement à soi, aux autres et à Dieu. Je vous l’offre en bonus comme dans les DVD que nous louons ou que nous achetons.

     Il y a encore un autre ajustement à laquelle cette béatitude me fait penser : c’est celui de notre rapport au temps : Oui, le temps passe vite et l'homme sait intuitivement que sa vie est courte. Le problème, c’est que pour calmer cette angoisse, il s’est mis à  vivre à 100 à l'heure, alors il court, il se presse, se stress, s'énerve ; il se fatigue, se décourage et finalement n'arrive à rien faire de bien, ou à tout faire à moitié, ce qui revient finalement au même. Il faut bien se dire et souvent se redire qu'on ne gagne jamais de temps à lui courir après. Bref, soit il est trop long, soit il est trop court, soit il le tue, soit il court après, quoi qu’il en soit, l’Homme ne me semble pas bien ajusté au temps qui passe.

     A vivre constamment la tête dans le guidon, l’Homme se condamne à la vie instinctive, il subit sa vie au lieu de la choisir. Or cette béatitude nous invite à nous ajuster au temps qui nous est donné, à  ne plus nous dire que le temps est un ennemi, tapi au coin de notre vie, toujours prêt à dévorer notre vitalité et à entraver nos projets.

     Or, si je considère que le temps est un ami ou comme un cadeau qui m’est donné, je vais découvrir qu'il est toujours providentiel, toujours une occasion pour devenir plus humain, je vais faire de chaque instant une occasion d'aimer car je sais que chaque instant est un moment précieux qui peut-être (sûrement) ne se retrouvera plus jamais. Il y a un bon moyen de ne pas rater sa vie, c'est de s'insérer tout entier dans l'instant présent. L'instant présent est léger, il ne t'écrase pas, il est étroit, il ne laisse pas de place à l'inquiétude, il est rapide et ne lasse pas, il est à dimension humaine, et te fournit le seul moment où tu peux exercer ta liberté : tu ne peux plus rien ou pas grand-chose sur ton passé, le futur ne t'appartient pas, seul l'instant présent t'appartient. Le plus grand de nos engagements, c'est notre engagement dans la minute présente. J'aime redire cette phrase dont je ne connais pas l'auteur : "Dans ta vie tu peux tout rater, sauf le quotidien". Car si tu n'as pas raté ton quotidien, tu n'as pas raté ta vie. Ce qui gaspille la vie, ce sont nos vies en demi-teinte : demi-travail et demi-repos. L'instant présent est à saisir quand il passe, maintenant, il s’agit d'émietter l'instant présent, de ne pas en manquer une miette.

     A ce propos, la méditation est un superbe outil qui me donne de mieux goûter le temps qui passe. En effet, plus l'eau passe lentement dans la cafetière, plus le café est bon, ainsi, si nous prenons le temps de passer notre vie au filtre de notre esprit, de notre conscience, alors nous goûterons toute la saveur de nous savoir vivant, debout, à la fois bien enraciné dans la terre et tout tendu vers le ciel. Je me permets donc d’ajouter une béatitude, que Jésus n’a pas dite, mais qu’il aurait sûrement pu dire : « heureux, félicitations vous qui savez prendre le temps pour vous ajuster à vous-mêmes, aux autres et à Dieu, vous serez rassasiés par la densité de votre vie ».

 
Bonus du bonus :

« Les hommes sont fous », dit Dieu. Ils veulent gagner toujours plus de temps.  Ils veulent posséder le temps.  Ils ne savent plus que dire "Ne gaspille pas ton temps Pauvres hommes qui n'ont pas compris qu'on peut perdre son temps à vouloir le gagner. Quand je les vois le pied sur l'accélérateur et l'œil rivé au cadran de la montre, je me dis, moi Dieu, que le temps de vivre est en folie car il est trop rempli d'événements et d'énervements, de bavardages et de remue-ménage, d'agitation et de précipitation. Pauvres hommes, passés trop vite du cadran solaire au chronomètre ! Ils maîtrisent de mieux en mieux le temps mais ils n'en connaissent plus le mystère. « C'est décidé, dit Dieu, je vais leur offrir mon agenda, pour que, du plus grand au plus petit, ils découvrent enfin que seul le temps passé à aimer est du temps gagné. »

 

Gilles Brocard

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