LES BEATITUDES

(Gilles Brocard)

Commentaire de la 5ème béatitude

« Heureux les miséricordieux,
 
il leur sera fait miséricorde » 

                                                     

Cette béatitude me donne l’occasion d’approfondir le sens du mot miséricorde, mot qui pour moi, évoque d’emblée le tableau de Rembrandt que vous trouvez en photo au début de cet article.

Ce mot n’est plus très à la mode aujourd’hui et il faut reconnaitre qu’on l’emploie très peu. Je préfère personnellement parler de compassion pour évoquer l’amour inconditionnel auquel ce terme renvoie. C’est peut-être justement parce qu’il est un peu tombé dans les oubliettes que le pape François a promulgué une année de la miséricorde et qu’il a écrit à livre sur ce sujet, (ce livre se nomme : « Le nom de Dieu est miséricorde »  aux éditions Robert Laffont), livre que je vous recommande vivement, car il complétera très bien ce petit article que je conçois comme une mise en bouche autour du mot miséricorde.

 

Le sens du mot « miséricorde ».

L’étymologie du mot « miséricorde » signifie que la misère de l’autre est prise en compte par le cœur. C’est le fait de ressentir en soi la souffrance de l’autre. Le terme qui se rapproche le plus est le mot « compassion ». En Hébreu biblique, la miséricorde, c’est la capacité à se laisser remuer jusqu’aux entrailles devant les souffrances de l’autre. Comme toujours dans les béatitudes, c’est de son Père dont parle Jésus. Oui Dieu est miséricorde, et ce n’est pas un attribut, c’est son être même, c’est sa nature profonde, Il n’est que miséricorde. Souvenez-vous, dès le début de la bible, Dieu a les entrailles retournées quand il voit le peuple hébreux souffrir sous les coups des égyptiens : «  J’ai vu, oui, j’ai vu la misère de mon peuple qui est en Égypte, et j’ai entendu ses cris sous les coups des surveillants. Oui, je connais ses souffrances.» (Exode 3,7).

Un peu plus tard, dans le livre d’Isaïe, Dieu criera sa colère devant l’hypocrisie du peuple d’Israël : « Que m’importe le nombre de vos sacrifices ? – dit le Seigneur. Les holocaustes de béliers, la graisse des veaux, j’en suis rassasié. Le sang des taureaux, des agneaux et des boucs, je n’y prends pas plaisir. Quand vous venez vous présenter devant ma face, qui vous demande de fouler mes parvis ? Cessez d’apporter de vaines offrandes ; j’ai horreur de votre encens. Les nouvelles lunes, les sabbats, les assemblées, je n’en peux plus de ces crimes et de ces fêtes. Vos nouvelles lunes et vos solennités, moi, je les déteste : elles me sont un fardeau, je suis fatigué de le porter. Quand vous étendez les mains, je détourne les yeux. Vous avez beau multiplier les prières, je n’écoute pas : vos mains sont pleines de sang. Lavez-vous, purifiez-vous, ôtez de ma vue vos actions mauvaises, cessez de faire le mal. Apprenez à faire le bien : recherchez le droit, mettez au pas l’oppresseur, rendez justice à l’orphelin, défendez la cause de la veuve » (Isaïe 1, 11-17).

Voilà ce qu’est la miséricorde. Mais la Bible possède un vocabulaire très varié pour exprimer toutes les variantes de ce mot si riche : c’est la clémence, la compassion, la tendresse mais également la remise de dettes et le pardon des offenses.

 

 

Jésus, visage de la miséricorde de Dieu

Cette indignation de Dieu devant l’inaction des croyants face à la misère de leurs proches est la même que celle de Jésus dans l’Evangile de Matthieu face aux pharisiens « qui disent et ne font pas », qui le critiquent car il va manger avec les publicains et les pécheurs. A ceux-là, Jésus rappelle à deux reprises : « Allez apprendre ce que signifie : Je veux la miséricorde, non le sacrifice. En effet, je ne suis pas venu appeler des justes, mais des pécheurs. » (Mt 9, 13 et Mt 12, 7). Jésus n’est pas seulement le fruit des entrailles de Marie, mais il est le fruit des entrailles du Père ! Voilà pourquoi il peut nous en parler mieux que quiconque, car Il est le visage de la miséricorde de Dieu, la miséricorde faite chair. On le voit dans tout l’Evangile (surtout celui de Luc qu’on appelle l’Evangile de la miséricorde), dans la manière qu’à Jésus de rencontrer ses contemporains : que ce soit avec Marie-Madeleine la femme pécheresse, avec Simon le pharisien, avec Zachée le publicain, avec la femme adultère, avec Judas, avec Pierre le renégat, etc., il n’est que miséricorde, jusqu’au dernier moment, sur la croix, il est encore miséricordieux avec le bon larron. Bref, être miséricordieux, c’est poser sur l’autre un regard qui ne l’enferme pas dans ce qu’il fait ou dans ce qu’il montre, c’est espérer en lui toujours, car il y a en tout être humain une dimension inaliénable et inaltérable, là où Dieu réside.

 

La miséricorde comme la compassion, est un don de Dieu

            Mais la miséricorde ne s’acquiert pas par nos efforts : elle est une irruption de Dieu en nous qui nous donne d’aimer comme Lui, avec nos tripes ! La « hesed » du Premier Testament se retrouve dans le Second Testament sous le mot grec de « charis », que nous pouvons traduire par « grâce, ou don gratuit » et qui a donné le mot « charisme ». Le charisme est fondamentalement un don et non quelque chose que nous nous donnons à nous-mêmes. C’est la différence que je ferais entre « l’empathie » et « la compassion » : l’empathie est de l’ordre de notre humanité, c’est une vertu que l’on peut développer en nous, alors que la compassion est de l’ordre de Dieu, c’est un don de Dieu en nous. On peut donc dire que la miséricorde est plus proche de la compassion que de l’empathie.

            Mais pour pouvoir agir en nous, nous donner de compatir, d’être miséricordieux, Dieu a besoin de trouver un terrain favorable. L’expérience nous montre que ce sont souvent les personnes qui ont été blessées (et guéries), qui sont les plus réceptives à la misère des autres. Paul Baudiquey, un prêtre du diocèse de Besançon disait qu’« il faut avoir connu la misère pour avoir du cœur ! » Je crois qu’il avait pleinement raison.

C’est bien ainsi que je comprends cette 5ème béatitude « heureux les miséricordieux, il leur sera fait miséricorde » que je pourrais traduire ainsi : heureux ceux qui ont mal au ventre devant la misère des autres, car ils pourront ressentir aussi cela de la part de Dieu envers eux ; heureux ceux qui aiment inconditionnellement, ils pourront se sentir aimés quoi qu’il arrive, à tout moment ; heureux ceux qui ont un cœur ouvert par leur blessures, ils pourront accueillir les blessures des autres ! C’est le manque qui nous permet d’accueillir la miséricorde que Dieu veut nous donner.  

 

La parabole du Père miséricordieux

Pour continuer à entrevoir la grandeur, la profondeur, la largeur et la hauteur de la miséricorde qui est l’Etre même de Dieu et un don qu’Il veut nous faire, je vous propose de commenter une des plus belles paraboles évangéliques qui soit sur ce sujet : la parabole du fils prodigue (Lc 15, 11–32). Je préfère appeler cette parabole « la parabole du père miséricordieux », car d’une part, il n’y a pas qu’un seul fils, (LE fils prodigue) et en plus, il est clair pour moi que Luc n’a pas voulu mettre l’accent sur les affres du fils, mais bien plutôt sur l’immensité de l’amour du Père ! Je vais poser successivement mon regard sur les 3 personnages principaux de cette parabole : le fils prodigue, le Père miséricordieux et le fils aîné, en m’appuyant sur les commentaires du P. Paul Baudiquey dont je vous ai parlé précédemment, car il est à mes yeux, l’un des plus grands commentateurs du tableau de Rembrandt dont je vous ai parlé au tout début de cet article.

 

Regard sur le fils prodigue

Le jeune fils décide de partir, il s’expatrie : littéralement il sort du père. Il veut faire sa vie sans son père et se débrouiller tout seul ! Le fils cadet ne sait pas que son père l’aime, ou plutôt si, il le sait, mais il en profite pour user de sa liberté à la manière des dinosaures : « je fais ce que je veux, où je veux, quand je veux, enfin libre, plus de père pour me dire ce que je dois faire, c’est le pied ! » Et le père le laisse faire ! Ce n’est pas de l’indifférence, c’est qu’il ne peut faire autrement que de le laisser libre. Mais croyez-moi : cela lui en coûte ! Il ne pouvait faire autrement car il ne voulait pas recevoir un amour forcé, mais une réponse d’amour libre à son amour librement proposé.

Mais est-ce tant le pied pour le fils cadet ? Que trouve-t-il en dehors du père ? La faim et de bien piètres relations (il n’a que des porcs pour compagnie et rien d’autre que leur nourriture à se mettre sous la dent). Luc semble nous dire par là que notre faim profonde, c’est d’aimer et d’être aimé ! C’est bien ce qui semble tant manquer au fils cadet. « Alors rentrant en lui-même », il découvre un manque, une absence. Bien plus qu’une faim matérielle, il découvre sa faim profonde d’être aimé par le père. Et il constate ce qu’il est devenu : « Une  épave, ces plis froissés vibrent encore du grand vent des tempêtes traversées. Ses talons rabotés comme une coque de bateau qui a fait naufrage, cicatrices de toutes ses errances. Le naufragé s’attend au Juge : « Traite-moi dit-il comme le dernier de ceux de ta maison. » Il ne sait pas encore qu'aux yeux d'un Père comme celui-là, le dernier des derniers est le premier de tous. Il s'attendait au Juge, il se retrouve au Port, échoué, déserté, vidé comme sa sandale, enfin capable d'être aimé. Appuyé de la joue, tel un nouveau-né au creux d’un ventre maternel, il achève de naître. (P. Baudiquey)

Voilà le blessé enfin capable de se laisser aimer. Il a été confronté à l’impossibilité de se sauver par lui-même, il découvre au fond de lui, combien son père l’aime. Non la vie n’est pas un long fleuve tranquille ou une autoroute toute droite, elle est faite de tours et de détours, où le Père ne cesse de nous accompagner.

 

Regard sur le père

Quelle attente ! On ne nous précise pas la durée pendant laquelle le fils est parti, mais que ce dut être long ! Paul Baudiquey dit du père, « qu’il s'est usé les yeux à son métier de père : scruter la route obstinément déserte, guetter du même regard l'improbable retour. Sans compter toutes les larmes furtives. Il arrive qu'on soit seul ! Oui, c'est bien lui, le père, qui a pleuré le plus ». Il faut s’arrêter un instant à cette image d’un Père qui attend impatiemment notre retour, qui souffre de notre absence, image de Dieu qui a des entrailles, puisqu’il n’est que miséricorde.

Les retrouvailles entre le père et le fils sont particulièrement émouvantes. Le père ne laisse même pas le temps au fils de finir sa phrase d’accusation, car son pardon est déjà accordé, avant même qu’il revienne. Regardez son attitude au moment du retour se son fils : dès qu’il l’aperçoit, il court (attitude absolument impensable en orient à cette époque pour un père de famille), il se jette à son cou, sa joie déborde et ordonne de faire la fête. Il invite à entrer dans la danse  pour entrer à nouveau dans l’alliance !

Paul Baudiquey invente le dialogue silencieux au moment de ces retrouvailles : « La voix muette des entrailles dont le fils cadet s’est détourné, murmure enfin au creux de son oreille. Il entend : « Lève les yeux, et regarde ce Visage, cette Face très sainte qui te contemple amoureusement. Tu es accepté, tu es désiré de toute éternité. Avant la création des mondes, avant le jaillissement des sources, j’ai longuement rêvé de toi et prononcé ton nom. Vois donc ! Je t'ai gravé sur la paume de mes mains : tu as tant de prix à mes yeux. »

Superbe dialogue intérieur qui nous donne de ressentir les entrailles du père : un père qui rêve son fils en grand, qui ne le réduit pas à ce qu’il a fait, mais qui ne cesse d’espérer toujours en lui. Paul Baudiquey continue à commenter ce moment immense des retrouvailles entre le père miséricordieux et le fils prodigue : «  C'est en ce lieu précis, à mi-chemin du cœur et des entrailles, qu'a lieu l'impact. Sous le coup que lui porte le visage de son fils, le Père se creuse, s'évide du dedans, s'efface. Un creux, un vide où s'ajuste le fils comme pour noyer sa détresse. Un creux, un vide, assez vaste, assez plein pour que s'y engendre, comme d'un sein maternel, le fils perdu et retrouvé. Que l’un des deux s'absente et tous les deux s’écroulent ! » Voilà le grand mystère que Jésus-Christ nous révèle ici : l’infinie dépendance du père à l’égard de ses enfants et notre infinie dépendance par rapport à Lui : « Que l’un des deux s'absente et tous les deux s’écroulent ». Quel mystère !  

 

Regard sur le fils aîné :

Comment réagit le fils aîné ? Il regarde la scène des retrouvailles de haut, il ne s’avance pas, n’exprime aucun accueil, il est comme figé, devant tant d’amour. « Il y a si longtemps que je te sers » (et non que je t’aime) sans avoir désobéi à tes ordres » : dit-il à son père : il le prend pour un patron ou un chef militaire, à qui il faut obéir et plaire pour avoir part à son bonheur ! Il se prend pour un esclave et non pour son fils. Alors le père va lui rappeler son être fondamental : « Mon enfant » lui dit-il, pour le resituer dans sa relation filiale. Comme le fils cadet, le fils aîné ne sait pas la chance qu’il a d’être le fils de ce père-là ! « Mon enfant tout ce qui est à moi est à toi », autrement dit, « je t’ai tout donné,  je n’ai rien gardé pour moi, viens toi aussi, entre dans la danse, je veux aussi que tu puisses partager mon bonheur ».

Le fils aîné ne laisse pas parler ses entrailles ; alors pas étonnant qu’il se mette en colère. Il y a de la rancune en lui, il ne comprend pas la bonté de son père, car en fait, il est dans une relation d’amour comptable avec lui : il estime qu’il doit recevoir plus d’amour de la part de son père que son frère, car il a bien travaillé lui, et n’est pas parti pour vivre une vie de désordre, lui ! Extérieurement, le fils aîné est parfait, il a bien agit en tout, obéissant, respectueux, fidèle à la loi, bref sans faute ! Selon sa logique comptable, il doit donc recevoir plus que son frère qui a tout dilapidé. C’est comme s’il disait : « j’ai essayé de toutes mes forces, j’ai fait tout ce que j’ai pu pour obtenir ton amour et je n’ai pas reçu ce que d’autres obtiennent si facilement ! » Vous voyez le malaise : c’est celui de croire qu’il peut acheter l’amour de son Père, alors que celui-ci est totalement gratuit. Cela nous rappelle la parabole des ouvrier de la 11ème heure (Mt 20, 1-16).

C’est la gratuité de l’amour du père que le fils aîné refuse, c’est son amour inconditionnel pour les bons comme pour les méchants, pour les justes comme pour les pécheurs qu’il ne veut pas accueillir. Lui, le père ne le juge pas, il a autant envie que ses deux fils rentrent dans la danse : celui qui a fugué (figure des publicains et des pécheurs) comme celui qui a toujours été là (figure des pharisiens et des docteurs de la loi). Voilà pourquoi le père sort pour ses 2 enfants, il sort pour aller les chercher ! C’est ainsi que je comprends l’incarnation de Jésus-Christ : comme la sortie de Dieu pour aller rechercher l’homme enfermé dans ses emprisonnements. La colère du fils ainé, c’est aussi sa difficulté à accepter le salut des pécheurs. C’est la question du salut des salauds qui est posée ici : elle est profonde et nous interroge tous : est-ce que je veux moi aussi le salut de tous, y compris des salauds ? Il faut nous habituer à la bonté inconditionnelle de Dieu pour tous ! Et ce n’est pas facile, j’en conviens, cela doit nous être donné par Dieu lui-même et cela demande de notre part, de consentir à cette miséricorde offerte.
        Ne pourrions-nous pas profiter de cette année de la miséricorde pour cesser de juger, de critiquer, de condamner qui que ce soit ? Je formule aussi le souhait avec le pape François, que l’Eglise aussi, dans sa manière de regarder les êtres humains, soit dans cette attitude miséricordieuse, notamment envers les divorcés et les divorcés-remariés, envers les personnes homosexuelles et les exclus de tous-bords, comme il le dit dans son livre sur la miséricorde : « l’Eglise n’est pas là pour condamner, mais pour permettre la rencontre avec cet amour viscéral qu’est la miséricorde de Dieu. Pour que cela se produise, il est nécessaire de sortir. Sortir des églises et des paroisses, sortir et aller chercher les gens là où ils vivent, où ils souffrent, où ils espèrent » (Extrait de « Le nom de Dieu est miséricorde » Pape François, ed. Robert Laffont, Presse de la Renaissance)

 « Oui heureux les miséricordieux, il leur sera fait miséricorde » !

Gilles Brocard  

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