L'INTELLIGENCE DES ECRITURES.

 

Cette année :
UNE BONNE NOUVELLE

SELON SAINT MATTHIEU.

 

I - INTRODUCTION

" Environ sous le règne de Tibère, nul ne sait exactement où et quand, un personnage... a ouvert une brèche à l'horizon des hommes.
Ce n'était sans doute ni un philosophe ni un tribun, mais il a dû vivre de telle manière que toute sa vie signifiait : chacun de nous peut, à chaque instant, commencer un nouvel avenir.
Des dizaines, des centaines peut-être de conteurs populaires ont chanté cette bonne nouvelle. Nous en connaissons trois ou quatre.
Le choc qu'ils avaient reçu, ils l'ont exprimé avec les images des gens simples, des humiliés, des offensés, des meurtris, quand ils rêvent que tout est devenu possible : l'aveugle qui se met à voir, le paralytique à marcher, les affamés du désert qui reçoivent du pain, la prostituée en qui se réveille une femme, cet enfant mort qui recommence à vivre.
Pour crier jusqu'au bout la bonne nouvelle il fallait que lui-même, par sa résurrection, annonce que toutes les limites, la limite suprême : la mort même, a été vaincue.
Tel ou tel érudit peut contester chaque fait de cette existence, mais cela ne change rien à cette certitude qui change la vie. Un brasier a été allumé. Il prouve l'étincelle ou la flambée première qui lui a donné naissance.
C'était comme une nouvelle naissance de l'homme."

oOo

Ce beau texte a été écrit il y a quelques années par un membre du parti communiste qui flirtait alors avec les chrétiens, avant de devenir musulman : Roger Garaudy. J'aime ce texte parce que, dans son lyrisme, il dit avec simplicité la naissance d'une Eglise, en ce qu'elle a d'essentiel : la bonne nouvelle d'un certain Jésus, mort et ressuscité.

Pour commencer notre étude de l'évangile selon saint Matthieu, qui va nous occuper quelques mois, à raison d'une séquence tous les quinze jours; je vais vous donner quelques points de repères, notamment d'ordre historique, qui vous permettront de mieux vous y retrouver.

A - De Jésus à l'Evangile.

Jésus, vous le savez sans doute, n'a rien écrit. On sait très peu de choses sur son existence terrestre. Et ce qu'on sait, c'est par les écrits du Nouveau Testament, dont les plus anciens remontent à l'an 55 de notre ère, et les plus récents, d'environ l'année 100. Jésus est né environ vers l'an -6 (avant Jésus Christ !) et il est mort en l'an 30. Il a vécu environ trente ans d'une vie cachée, comme charpentier à Nazareth, avant de quitter son métier puis, après avoir été baptisé par Jean, de prêcher dans les bourgs et les villages la Bonne Nouvelle du Royaume. L'apôtre Pierre résume parfaitement son ministère lorqu'il s'adresse au capitaine Cornelius, le premier païen à se convertir à la foi nouvelle (Actes 10, 37-42) : "L'événement a gagné la Judée tout entière : il a commencé par la Galilée, après le baptême que proclamait Jean ; ce Jésus issu de Nazareth, ...il est passé partout en faisant le bien, guérissant tous ceux qui étaient sous le pouvoir du diable, car Dieu était avec lui. Nous sommes les témoins de tout ce qu'il a fait...Les Juifs l'on supprimé en le pendant au bois de la croix. Mais Dieu l'a ressuscité le troisième jour".

Les nombreux témoins, à qui Jésus ressuscité a confié le soin de répandre la Bonne Nouvelle, ont commencé immédiatement cette prédication. D'abord à Jérusalem et en Judée, puis en Samarie, puis en Galilée, puis en dehors de la Palestine. Indépendamment de Paul, qui est allé jusqu'à Rome, et peut-être en Espagne, nombreux sont ceux qui ont parcouru le Moyen Orient, notamment la Jordanie et la Syrie, l'Egypte, et sans doute l'Irak, l'Iran actuels, peut-être plus loin encore. Mais pendant des dizaines d'années, leur témoignage était purement oral. Aucun écrit, sauf peut-être quelques feuillets contenant des recueils de paroles de Jésus, et peut-être également le récit de la passion.

Ce n'est que dans les années 70-75 que commencent à être rédigés les prototypes de ce qui deviendra le genre littéraire original qu'on nomme "Evangile". Nous reviendrons plus amplement sur le sujet. Sachez simplement que le texte de Matthieu que nous avons entre les mains aujourd'hui date, dans sa rédaction définitive, des années 80-90 au plus tard. Il est écrit alors en grec, car le grec était la langue commune de l'empire romain, et non pas le latin (un peu comme l'anglais tend à devenir aujourd'hui la langue commune de notre monde occidental, du moins pour la science et pour les affaires).

B - Dispersion.

Dans la décennie 80 où l'Evangile selon saint Matthieu trouve sa forme définitive, l'auteur (ou les auteurs ?) s'adresse à des communautés de chrétiens issus du judaïsme. On les appelle les "judéo-chrétiens". D'où viennent-ils ? Une partie est originaire de Judée. C'est la communauté de Jérusalem, communauté assez structurée, qui a déjà 50 ans d'histoire. C'est l'Eglise-mère. Elle a eu pour premier responsable saint Jacques. Un peu avant 70, les chrétiens qui la composent ont quitté la ville sainte pour s'établir en Jordanie, sans doute à Petra.

Ruines de Pétra (Jordanie)

En 70, lors du siège et de la prise de Jérusalem, il semble qu'il ne reste que très peu de chrétiens dans la ville. C'est qu'ils n'ont pas voulu marcher avec les Zélotes, qui ont lancé l'insurrection contre l'occupant romain. L'année 70 marque une date importante dans l'histoire du christianisme naissant. Jérusalem a été prise, le Temple détruit, les habitants tués ou emmenés en déportation.
Autre groupe de "judéo-chrétiens", dont on sait peu de choses : les communautés de Galilée. On voit encore à Nazareth un baptistère dans les restes d'une très ancienne église judéo-chrétienne. Ces communautés autonomes ont subsisté encore quelques dizaines d'années en Galilée. Mais le gros des judéo-chrétiens habite en Syrie. A Damas et sans doute à Antioche, qui est à l'époque la troisième ville de l'empire romain.

C - Dehors, les hérétiques.

Tous ces chrétiens d'origine juive ont gardé longtemps les pratiques rituelles du judaïsme. Ils ont fréquenté le Temple, s'ils habitaient à Jérusalem, ou bien ils s'y sont rendus pour les grandes fêtes religieuses. Ils font les trois prières quotidiennes, vont à la synagogue (du moins dans les premières décennies). Mais voilà qu'après 70, le Temple est rasé, Jérusalem interdit, les autorités religieuses (Sanhédrin et grands-prêtres) inexistantes. Le Judaïsme risque de disparaître, faute de cadres et de responsables. Plus de Sadducéens (ex-autorités religieuses), plus de Zélotes (massacrés jusqu'au dernier à Massada). Restent les Pharisiens. Ce sont eux qui vont sauver le judaïsme, en instaurant de nouvelles structures religieuses plus souples, qui sont demeurées vivantes jusqu'à nos jours. Comme il n'y a plus de Temple, on va imaginer un culte "synagogal" : la synagogue permet de se rassembler sous l'autorité et la compétence de "rabbins" (= maîtres). Et pour resserrer les liens doctrinaux, on va prendre un certain nombre de dispositions concernant aussi bien la Bible (c'est alors qu'on définit le "canon" des Ecritures, c'est-à-dire les livres de la Bible qui sont acceptés comme Parole de Dieu) que la pratique religieuse. C'est alors également qu'on va mettre à la porte les "hérétiques", ceux qui ne pensent pas droit : entendez par là, essentiellement, les chrétiens. C'est à Jamnia (ville près de Jaffa) que les rabbins pharisiens ajoutent aux douze "bénédictions" que chaque bon juif prononce tous les jours une treizième déclaration contre "les hérétiques, apostats, orgueilleux", c'est-à-dire les chrétiens. La coupure est faite. Le christianisme devient "une secte juive rejetée" par le judaïsme.

D - En conséquence.

Vous aurez toujours ces faits présents en mémoire quand vous lirez l'Evangile selon saint Matthieu. Il ne parle pas, certes, de Jamnia, mais certains détails ne s'expliquent que par l'influence de ce judaïsme renaissant.
D'abord en opposition. Voir déjà l'évangile de ce dimanche et les invectives de Jean-Baptiste (2e dimanche de l'Avent A). Le Jésus de Matthieu est, de même, très dur contre les pharisiens. On en verra cette année quantité d'exemples. Mais il faut toujours se demander qui parle : le Ressuscité des années 80-90 qui attaque les pharisiens de Jamnia, ou le Jésus en réalité très proche du courant pharisien dans les années 30.
Matthieu tient aussi à marquer son accord en profondeur avec le meilleur du pharisaïsme. Nous le verrons quand nous lirons le Sermon sur la montagne, qui est comme un grand catéchisme parallèle à l'enseignement de Jamnia et s'appuyant sur les mêmes trois colonnes du judaïsme ; la justice, les bonnes oeuvres traditionnelles , le culte.

Voilà. C'est assez pour aujourd'hui. Nous avons ainsi un cadre historique, sommaire, certes, mais éclairant pour la suite. Bonne écoute de l'Evangile de Matthieu, chaque dimanche. La suite, dans quinze jours.

4 décembre 2001

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