L'INTELLIGENCE DES ECRITURES.

 

Cette année :

UNE BONNE NOUVELLE

SELON SAINT MATTHIEU

 

III - LES RECITS DE L'ENFANCE.

(Matthieu - chapitres 1 et 2)

Nous trouvons successivement, dans ces deux chapitres préliminaires de l'Evangile selon saint Matthieu :

  • une généalogie (chapitre 1, 1-17)
  • un récit d'annonciation : l'annonce à Joseph (1, 18-25)
  • la visite des mages et la persécution d'Hérode (2, 1-12)
  • et trois petits récits terminés chacun par une citation des Prophètes :
    La fuite en Egypte - le massacre des innocents - le retour à Nazareth.

    Grâce à ces deux chapitres, Matthieu tient à répondre à deux questions :

1 - Qui est Jésus ? La généalogie et l'annonce faite à Joseph expliquent que Jésus est le fils d'Abraham, le fils de David, le Sauveur et l'Emmanuel.
2 -
D'où est-il ? Matthieu raconte les diverses pérégrinations de l'enfant.

oOo

1 - La généalogie de Jésus. (Matthieu 1, 1-17)
L'auteur tient à situer son personnage principal, et il le fait en se conformant à l'usage oriental. Pour situer quelqu'un socialement, on trace sa généalogie. A l'époque, c'était en quelque sorte sa carte d'identité. Dans le monde des tribus nomades, c'était indispensable, pour fonder les rapports entre les diverses tribus en fonction d'un ancêtre commun. C'était encore plus nécessaire après toutes les vicissitudes du peuple hébreu, les divers bouleversements, les nombreuses destructions des archives.
Dans cette nouvelle "Ecriture sainte", Matthieu s'adresse à des judéo-chrétiens. Aussi, il est nécessaire de produire une généalogie qui situe socialement Jésus au sein du peuple d'Abraham et appuie d'emblée la prétention de la communauté à présenter Jésus comme le Messie. L'ensemble est bien construit, en trois cycles de 14 générations correspondant aux trois périodes de l'histoire d'Israël : les patriarches - la période royale - après l'exil. En Jésus, l'histoire du peuple trouve son sens et son couronnement.

Chose curieuse : au sein de cette généalogie où l'on se succède par les mâles, Matthieu introduit les noms de quatre femmes : Thamar, Rahab, Ruth et Bethsabée (la femme d'Urie). Pourquoi celle-là et non les saintes femmes vénérées en Israël : Sara, Rébecca, Léa, Rachel ? Une lecture superficielle pourrait nous faire croire que Matthieu les nomme parce qu'elles sont des pécheresses (Thamar couche avec son beau-père, Rahab est une prostituée, Bethsabée commet l'adultère). On pourrait supposer que c'est parce qu'elles sont toutes des étrangères (Matthieu, en effet est ouvert à l'idée d'un salut universel). Certains ont pensé que Matthieu voulait surtout insister sur la gratuité avec laquelle Dieu introduit ces femmes dans la lignée messianique. Mais on peut se demander pourquoi l'évangéliste a choisi des femmes aussi extravagantes, et non pas des mères en Israël, bien mieux placées dans la lignée messianique. La réponse repose justement sur cette extravagance : toutes ces femmes, Marie comprise, ont enfanté "irrégulièrement " un véritable descendant d'Abraham, un vrai fils de David. La tradition insiste sur le fait que Dieu est intervenu dans le cas de ces femmes pour modifier le cours des choses. Matthieu veut nous faire comprendre qu'il s'agit dans tous les cas d'un geste gratuit de Dieu qui lève un obstacle apparemment insurmontable.

2 - L'annonce à Joseph. (Matthieu 1, 18-25)

Ici commence le récit de la création, de la genèse du Sauveur. La généalogie reprenait synthétiquement toute l'histoire du peuple de Dieu pour situer le Messie et répondre à la question essentielle : "Qui est Jésus ?" Maintenant, le récit de l'annonce à Joseph répond à la question : " Qui est-il ? De Dieu."
Ce récit va résoudre une difficulté essentielle : comment peut-il être "de Dieu" ? Il proclame une double reconnaissance de paternité. Cet enfant est tout entier de Dieu et, en même temps, il est réellement fils de David par Joseph.
Marie était fiancée à Joseph. Or, elle se trouve enceinte par le fait du Saint Esprit. La situation devient alors paradoxale : Marie est l'épouse de Joseph et l'enfant qu'elle porte vient de Dieu. Cela met en cause directement l'origine davidique de Jésus. Une seconde difficulté vient s'ajouter, du fait de Joseph, cette fois :
"Joseph, son époux était un juste mais ne voulant pas la diffamer publiquement il décida de la renvoyer secrètement". Ce verset présente pas mal de difficultés.
Les spécialistes déclarent ne pas trouver trace dans les coutumes juives de l'époque de répudiations "secrètes". Il aurait donc fallu recourir à une répudiation publique avec toutes ses conséquences. La démarche de "l'ange du Seigneur" - de Dieu lui-même - va permettre à Joseph de se conduire en "homme juste". En toute justice, il aurait dû se séparer de Marie. Et voici que Dieu lui demande d'entériner son mariage et par là-même, d'assumer la paternité de Jésus. En lui donnant son nom, il l'adopte et cette adoption confère à l'enfant tous les droits légaux. Et surtout son insertion dans la lignée messianique. Joseph, "fils de David", donnant à l'enfant son nom, "Jésus, fils de Joseph", en fait essentiellement "Jésus fils de David." En lui donnant un nom, Joseph fait de Jésus un être social. Il ne sera pas "fils de personne".

Suivent deux versets intéressants (versets 22-23), qui vont devenir comme un refrain chez Matthieu : "Tout cela arriva pour que s'accomplisse le que le Seigneur avait dit par le prophète...". Matthieu cite Isaïe 7, 14 selon la traduction de la Septante, qui modifie le texte hébreu. Où Isaïe parlait de "la jeune femme", la Septante et Matthieu traduisent : "la vierge". D'autre part, Matthieu va encore arranger le texte original d'Isaïe, où c'est Dieu qui donne un nom à l'enfant ; ici, c'est Joseph qui est chargé de donner un nom - son nom - à l'enfant. Il l'appelle Jésus (Dieu sauve), sans se soucier de la contradiction qu'il y a encore avec Isaïe, pour qui l'enfant doit s'appeler Emmanuel.

Lisez maintenant le verset 25 : Joseph prend chez lui son épouse, "et il ne la connut pas jusqu'à ce qu'elle eût enfanté un fils auquel il donna le nom de Jésus". Et après ? Y a-t-il eu des relations conjugales entre Joseph et Marie après la naissance de Jésus ? En d'autres termes, Jésus avait-il des frères et des soeurs, comme cela est mentionné dans les évangiles de Marc et Jean ainsi que dans les Actes des Apôtres et dans la première lettre aux Corinthiens ? Ici, deux opinions s'affrontent. Pour beaucoup de protestants (pas tous) Marie a eu d'autres enfants, et il faut entendre le mot "frère" dans son sens le plus strict. Pour les catholiques et les orthodoxes, Marie est vierge "avant et après sa conception virginale". Il faut entendre le mot "frères" dans son sens large, comme il est employé encore aujourd'hui chez certains peuples : les "frères", ce sont tous les proches, et d'abord cousins et cousines. Pour les spécialistes de la Bible, aucune des deux positions ne peut être prouvée avec certitude. Reste la question : "Aujourd'hui, qu'est-ce que nous entendons dire quand nous proclamons la virginité de Marie ?" N'est-ce pas d'abord affirmer la radicalité du don de Dieu à son endroit. Le fils de Marie est bien le Fils de Dieu, son "Père".

3 - La visite des Mages (Chapitre 2, 1-12)

Après avoir précisé que Jésus est l'Emmanuel, né de Dieu et le Messie, fils de David, Matthieu va répondre à une autre question : D'où est-il et de quelle époque ?
Jésus est situé dans l'espace : il est de Bethléem et de Nazareth, mais l'ensemble du texte nous parle aussi de Jérusalem, de l'Egypte, de Rama. Quatre prophéties vont faire allusion à ces lieux. Jésus est aussi situé dans le temps : celui d'Hérode le Grand et d'Archélaüs son fils.

Hérode a régné sur la Palestine à partir de 40 avant Jésus Christ. C'est un étranger au peuple juif, qui s'est imposé par la force après avoir exterminé les membres de la dynastie légitime. Il a une police très efficace et très redoutée. Pour se maintenir sur le trône, même alors qu'il est devenu vieux, il n'hésite pas à faire assassiner des membres de sa famille, y compris certains de ses fils, trop ambitieux à son gré. Il es mort peu de jours avant la Pâque de l'an 750 de la fondation de Rome, c'est-à-dire en l'an 4 avant l'ère chrétienne. C'est pourquoi beaucoup situent la naissance de Jésus vers l'an 6 ou 7 avant notre ère.

Les Mages. Selon Hérodote, iles étaient originellement une tribu Mède qui devint une caste sacerdotale chez les Perses. Ils pratiquaient la médecine et l'astrologie. Très mal vus dans la Bible, car on n'a pas le droit de chercher à savoir l'avenir, au contraire, chez Matthieu, ils se présentent comme des personnages fort honorables. La tradition latine en fera des rois, au nombre de trois (parce que trois cadeaux) et on leur donnera même des noms. Les chrétiens syriens et arméniens comptent une douzaine de mages. Matthieu n'en dit pas si long. Ils viennent de l'Orient, guidés par une étoile. Devant Jésus, l'astrologie s'incline. A l'époque où les croyances astrales étaient si fortes (il en est toujours de même de nos jours, n'est-ce pas !) les premières communautés chrétiennes tiennent à souligner la suprématie du Seigneur sur les "éléments du monde". Mais le récit de Matthieu dit autre chose, de plus important encore. Hérode et Jérusalem ne reconnaissent pas le Messie et lui tendent un piège. Au contraire ces mages étrangers, symboles des nations païennes, sont venus les premier adorer le Seigneur. Voilà un thème qui reviendra plusieurs fois dans l'évangile de Matthieu. Le Messie inaugure une religion ouverte à tous les peuples.

L'étoile. D'abord, l'évangile ne parle pas d'étoile, mais d'un astre à son lever. Matthieu parle donc d'un astre qui apparaît et disparait à point nommé. Dans la communauté qui reçoit cet évangile au Ier siècle, ce langage était fort bien compris. On rapporte qu'une étoile est apparue à la naissance de grands hommes comme César ou Alexandre. On a même découvert à Qumran un horoscope du roi-messie attendu. L'étoile en effet était la métaphore du roi messie. Chez Matthieu, il y a plus : l'étoile guide les Mages jusqu'à Jésus.

Bethléem. La réponse des grands prêtres à Hérode est normale : elle s'appuie sur un texte prophétique de Michée et sur un élément tiré du 2e livre de Samuel: "C'est toi qui seras le chef en Israël", et "c'est toi qui paîtras mon peuple Israël". Matthieu va faire usage de ces deux textes avec une certaine liberté, qui était d'usage chez tous les scribes, pour expliquer que Bethléem, la ville natale de David, était devenue, par la naissance du roi-messie devant qui les mages vont se prosterner, la rivale de Jérusalem, comme la capitale de la religion nouvelle.

Les divers thèmes présents dans ce récit sont l'écho des pensées entretenues dans les communautés judéo-chrétiennes de Syrie, ouvertes aux païens. Depuis des années, ils se posaient cette question : "Comment se fait-il que Jésus ait été rejeté par les autorités religieuses d'Israël, que nous soyons nous-mêmes persécutés par nos compatriotes juifs de la diaspora, et que, par contre, les païens affluent en nombre et deviennent membres de notre Eglise ? " Matthieu répond à cette question en expliquant que ce mouvement a commencé dès la naissance de Jésus, et que ça continue.

4 - La fuite en Egypte (2, 13-15)

La communauté judéo-chrétienne de Matthieu voit en Jésus fuyant en Egypte celui qui refait à son propre compte l'histoire d'Israël, et plus particulièrement l'histoire de Moïse retournant en Egypte après la mort du pharaon. Dans la prédication chrétienne on reprenait et on reliait les textes sur l'Egypte pour indiquer le rôle alloué à la personne de Jésus, le nouveau Moïse et nouvel Israël. On a là, comme d'ailleurs dans l'ensemble de ces deux chapitres, un bel exemple d'un genre littéraire, le midrash, fruit de la prédication des scribes dans les synagogues. Fuite en Egypte, massacre des innocents, retour d'Egypte sont directement truffés d'allusions à l'Ancien Testament, et particulièrement à l'histoire de Moïse. La puissance du Pharaon-Hérode va-t-elle écraser le roi du monde entièrement démuni ? Le récit de Matthieu montre bien l'état d'esprit des Juifs et des chrétiens de la fin du 1er siècle à l'égard d'Hérode. Souvent mieux que l'histoire scrupuleusement écrite, le folklore traduit l'impact d'un homme ou un événement à une époque donnée.

5 - Le massacre des enfants de Bethléem ( 2, 16-18)

Comme le pharaon, Hérode sera ridiculisé. En colère, il envoie tuer les enfants de Bethléem. Ici encore, rien d'historique. Matthieu ne fait que reprendre et adapter le midrash de la persécution de pharaon, et la communauté judéo-chrétienne acceptait d'autant plus volontiers cette présentation imagée qu'elle correspondait aux faits et gestes de cruauté, hélas trop répandus à l'époque. Et particulièrement du fait d'Hérode le Grand. Il avait donné l'ordre de faire périr tous les notables juifs de Jéricho aussitôt après sa mort, afin, dit-il, "qu'il y eût des larmes à ses funérailles".

6 - Retour d'Egypte et établissement à Nazareth. ( 2, 19-23)

On voit ici nettement apparaître l'effet du style littéraire employé par Matthieu, à base de midrash. Hérode meurt, Joseph a un songe et l'ange lui dit : "Lève-toi, prends avec toi l'enfant et sa mère et mets-toi en route pour la terre d'Israël ; en effet ils sont morts, ceux qui en voulaient à la vie de l'enfant.", et non pas "il est mort" C'est une transcription exacte de la parole adressée à Moïse au livre de l'Exode (4, 19-20). La mort de pharaon permet à Moïse de retourner en Egypte, la mort d'Hérode permet à Jésus d'en sortir. Joseph va pouvoir "revenir dans la terre d'Israël", comme les déportés de Babylone (Ezéchiel 20, 38). Jésus refait tout l'itinéraire de son peuple, non seulement la persécution du pharaon, mais aussi la libération de l'Exode, signe de toutes les libérations, y compris celle qui suivit l'exil à Babylone.

En conclusion.
Ne cherchez pas dans ces deux chapitres de l'évangile selon saint Matthieu des renseignements historiques concernant la vie de Jésus. Ce ne sont pas des documents pour une biographie. Il s'agit d'une catéchèse, élaborée quelques dizaines d'années après la mort et la résurrection de Jésus, à l'usage des chrétiens d'origine juive, persécutés, ou du moins rejetés, par leurs compatriotes. Il s'agit d'une oeuvre théologique pour nous apprendre qui est Jésus et quelles sont ses origines. Pour nous l'expliquer, l'auteur se sert d'un genre littéraire en usage dans le judaïsme, le midrash. Appelez cela "contes" ou "fables" si vous le voulez. En tout cas, ils nous disent, dans un style populaire, que Jésus est l'envoyé de Dieu, le Messie, l'Emmanuel, qui est venu pour sauver tous les hommes. N'ayez pas peur. Nous trouverons plus loin, dans la lecture de Matthieu, des renseignements plus historiques. A bientôt.
(le 15 janvier)

 

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