L'INTELLIGENCE DES ECRITURES.
VI - L'EGLISE DE MATTHIEU. Matthieu n'écrit pas à des inconnus. A travers son récit consacré à Jésus, son destin et son enseignement, on arrive à percevoir un certain nombre de traits caractéristiques de l'Eglise à laquelle l'auteur s'adresse. En recueillant tous ces indices qui percent de façon indirecte dans cet Evangile, nous pouvons reconstituer quelques aspects de la vie de cette Eglise.
1 - Les fonctions reconnues et exercées
A - Les prophètes. Relisons la fin du sermon sur la montagne (Matthieu 7, 15-23). C'est une mise en garde vigoureuse contre les faux-prophètes. Ils s'imposent dans la communauté par les dons merveilleux dont ils sont dépositaires : leurs paroles et leurs actes sont revêtus d'autorité et de puissance. Les prophètes que l'auteur met ici en cause sont chrétiens : ils invoquent le nom du Seigneur, et c'est en son nom qu'ils agissent. Ils existent dans l'Eglise de Matthieu. En les dénonçant, l'auteur ne met pas en cause les dons charismatiques qu'ils ont reçu (prophétie, exorcismes, guérisons), mais la contradiction qui pervertit leur vie religieuse : ils agissent au nom de l'Esprit, mais ne règlent pas leur conduite sur la volonté de Dieu.
Cette mise en cause des faux prophètes présuppose l'existence d'authentiques prophètes chrétiens. Au chapitre 23, verset 34, Jésus déclare : "Voici que moi, j'envoie vers vous des prophètes, des sages et des scribes. Voius en tuerez et mettrez en croix, vous en flagellerez dans vos synagogues et vous les pourchasserez de ville en ville...". Si je compare le texte de Matthieu avec celui de Luc (11, 49) je me rends compte que Matthieu a sans doute remanié la parole authentique de Jésus, et cela dans un but polémique ; mais surtout on peut en déduire la certitude qu'il existait des prophètes chrétiens, objets de la persécution juive ("vos synagogues") après Pâques.
Dans le même sens, en 10, 41, Matthieu évoque l'accueil du prophète dans la communauté. ("Qui accueille un prophète en sa qualité de prophète recevra une récompense de prophète"). Voici donc un détail supplémentaire : ces prophètes chrétiens sont itinérants. Ils se déplacent de communauté en communauté. Peut-être ont-ils renoncé à leur famille, à leurs biens, à leur domicile. Donc, vers les années 80-90, la communauté de Matthieu est visitée par des prophètes itinérants qu'elle est tenue d'accueillir. Ces prophètes vivent de façon concrète les exigences de la "suivance" et s'imposent par des dons charismatiques. On retrouve des traces de la même pratique prophétique jusque dans la "Didachè", ouvrage chrétien qui date des années 140-150 de notre ère.B - Les scribes. Les scribes ne sont pas une exclusivité du judaïsme. D'après Matthieu, il y a des scribes chrétiens dans son Eglise. Nous avons déjà trouvé l'appellation au chapitre 23, 34. Lisez également 13, 52, qui parle de "tout scribe instruit du Royaume de Dieu", c'est-à-dire formé à l'ensegnement de Jésus.
En quoi consiste leur mandat ? Jésus poursuit en disant qu'il "tire de son trésor du neuf et du vieux". Il est donc dépositaire d'un trésor : l'enseignement du Jésus terrestre. Il y a dans le trésor le "vieux" , c'est-à-dire la tradition dont il assure la transmission perpétuelle. Mais cette tradition, il convient de l'actualiser, d'en montrer l'importance dans des circonstances nouvelles. Il tire "du neuf" de son trésor.
L'office du scribe est probablement fort proche du pouvoir de lier et de délier attribué à Pierre en 16, 9, et à toute la communauté en 18, 18. Il s'agit sans doute d'établir, sur la base de la loi interprêtée par Jésus, ce qui est la règle dans les circonstances données et ce qui ne l'est pas, ou qui ne l'est plus. Il s'agit donc, sans doute d'une dimension doctrinale et aussi d'une dimension disciplinaire.
Est-ce qu'on trouve des traces de cette activité dans l'Evangile de Matthieu ? On peut songer d'abord à toute la relecture de l'Ancien Testament et à sa mise en rapport avec Jésus. Que de fois Matthieu écrit : "Afin que s'accomplisse la parole du prophète..." On peut penser aussi à la façon dont Matthieu a utilisé l'Evangile de Marc et les autres sources à sa disposition . Ces sources diverses ont été lues, relues, annotées dans le milieu où l'Evangile de Matthieu a vu le jour. Un exemple : Marc rapporte l'épisode des épis de blé que les disciples arrachent un jour de sabbat (Marc 2, 23-28). Matthieu le copie (Matthieu 12, 1-8), mais il ajoute les versets 5-7. On a quantité d'exemple de cette manière de faire dans tout l'Evangile de Matthieu.
Le milieu dans lequel cet évangile est écrit est donc marqué par la présence de scribes qui transmettent, annotent, actualisent, appliquent les traditions dont ils sont les dépositaires : l'Ancien Testament, l'Evangile de Marc, les sources particulières à Matthieu et Luc, et d'autres traditions orales qui sont propres à leur communauté. Le travail d'interprétation et d'enseignement se poursuit. Il fournit les matériaux qui vont prendre place dans l'Evangile définitif. Très probablement l'auteur de notre Evangile était l'un de ces scribes.C - Pierre. En fait, Pierre est mort martyr à Rome vers 63. Mais il continue à jouer un rôle important dans l'Eglise de Matthieu.
Une fonction particulière est mise en relief au chapitre 16, 17-19. Pierre est déclaré fondement de l'Eglise dans la mesure où il a été témoin compréhensif de l'enseignement de Jésus, et donc dans la mesure où il est le passage incontournable qui relie l'Eglise à la parole de son Seigneur. Pour Matthieu, Pierre est l'expression du témoignage apostolique. Mais il n'est pas que cela. Il y a en plus le pouvoir des clés, c'est-à-dire la responsabilité de procéder à l'actualisation de cet enseignement après Pâques. Pierre exerce une fonction unique en tant que relais entre le Christ et son Eglise et en tant qu'interprète autorisé. A cette fonction unique s'ajoute une fonction typique. Lisez 15, 15, puis 17, 24-27, et enfin 18, 21. Ces trois passages sont propres à Matthieu. Pierre sollicite une instruction de la part du Christ. C'est Pierre qui questionne, mais Jésus répond à tous les disciples. Pierre apparaît donc comme le porte-parole du groupe des disciples. Ses questions sont celles de tous et l'enseignement qu'il reçoit s'adresse à tous. Il devient l'exemple du disciple instruit par le Christ.
Il y a plus. Car il ne s'agit pas seulement de la relation enseignant-enseigné. Lisez 14, 22-33. Pierre incarne la grandeur et la faiblesse de la vie à la suite du Christ. Foi et incrédulité, c'est la caractéristique du vécu de tout croyant. Pierre se révèle ainsi une figure à laquelle les membres de la communauté de Matthieu peuvent s'identifier. Ils peuvent ainsi mieux réfléchir leur existence dans la foi.2 - Une communauté judéo-chrétienne.
Il suffit de lire Matthieu en diagonale pour se rendre compte combien cet Evangile est proche de l'Ancien Testament et du monde juif. On est donc en droit de supposer que parmi les nombreuses familles constituant le christianisme naissant, la communauté de Matthieu appartient au courant judéo-chrétien.
Cela veut dire, d'abord, un fait sociologique : en grande majorité, cette communauté est formée de juifs convertis. L'auteur lui-même est un juif. Cela veut dire aussi que les modèles théologiques, les traditions religieuses, les références culturelles sont d'origine juive.
D'abord au niveau du langage. Cette communauté lit la Septante (traduction de l'Ancien Testament en grec). On trouve dans le texte de nombreuses tournures juives. En plus, de nombreuses techniques littéraires sont caractéristiques de la littérature juive : usage de l'Ancien Testament, grands discours proches de ceux du Deutéronome. Enfin, les catégories théologiques sont proches de l'Ancien Testament, par exemple le rôle de la Loi.
Or l'Evangile de Matthieu a été composé vers 75-80. Donc, cet enracinement judéo-chrétien va poser un grave problème. Expliquons-nous. La prédication de Jésus en Israël, ainsi que celle de ses envoyés, avant et après Pâques, s'est soldée par un échec. De plus, la guerre juive (66-70) a abouti à la destruction de Jérusalem, du Temple, et à la dispersion du peuple. Puis il y a eu Jamnia : c'est la synagogue pharisienne qui désormais regroupe tous les juifs à travers l'Empire romain. Or elle a exclu les chrétiens. D'où, pour la communauté de Matthieu, une grave question : exclus du judaïsme, n'ayant plus de patrie, vont-ils persister dans une voie particulariste (ne prêcher qu'aux juifs et vivre à la juive) ou s'ouvrir à la mission universelle et, par là, se rapporcher de la grande Eglise. C'est cette redoutable question que Matthieu affronte avec sa communauté. Face à cette alternative, Matthieu choisit la carte universaliste qui le rapproche de la grande Eglise. C'est cette cause qu'il plaide avec passion dans son Evangile et à laquelle il essaie de gagner sa communauté divisée.3 - La communauté de Matthieu face au judaïsme.
A - Une réalité vécue. Dans l'évangile de Matthieu, le judaïsme n'est pas seulement une réalité vécue du temps de Jésus historique. C'est aussi une réalité vécue au moment où il écrit.
On le voit à la manière dont Matthieu décrit les interlocuteurs de Jésus. Ils ne sont pas ceux qui vivaient au début du Ier siècle, au temps de Jésus, et qu'on connait par d'autres travaux historiques. Le judaïsme du temps de Jésus allait des sadducéens aux zélotes, des pharisiens aux esséniens, sans oublier les sectes baptistes. Le pouvoir du sanhédrin était partagé entre les différents partis et les scribes étaient de diverses obédiences. L'unité, c'était Jérusalem et le Temple (pas pour tous, d'ailleurs). Par contre, dans l'Evangile de Matthieu, le Christ se heurte à un judaïsme qui constitue un front uni, hostile, définitivement endurci. C'est un groupe dominé par les pharisiens, parmi lesquels se recrute la quasi-totalité des scribes. Cette image que donne Matthieu correspond à la réalité du judaïsme rabbinique d'obédience pharisienne seul survivant de la crise de 70, désormais seul interlocuteur de l'Eglise. C'est contre eux que la communauté de Matthieu doit se situer.B - Une proximité difficile. Lisons Matthieu 17, 24-27. Jésus et Pierre ont à payer le didrachme, l'impôt du Temple. Pierre (le garant de la tradition ecclésiale) fait face à ses interlocuteurs, leur répond, puis, conforté par la parole de Jésus, accomplit le geste demandé. Ce texte est uniquement dans Matthieu. La question posée ( qui a probablement valeur symbollique) concerne l'impôt que tout juif mâle doit payer chaque année. La réponse donnée repose sur deux éléments : d'une part, la communauté chrétienne est fondamentalement libre vis-à-vis des devoirs imposés par la communauté juive ; mais d'autre part elle est disposée à des compromis sur toutes les questions qui n'engagent pas l'essentiel de la foi.
Ce texte de Matthieu nous dit la situation de sa communauté : une existence au milieu d'un fort groupe de juifs, où chaque geste peut provoquer le soupçon, le scandale. Dans un milieu où la réaction des juifs est donc important, surtout pas d'histoires ! Comment interprêter cela ? S'agit-il d'éviter d'être exclus de la synagogue ? Ou de prévenir un durcissement de la persécution contre eux ? Ou de ne pas entraver le développement de la mission par des querelles secondaires? Les deux institutions (Synagogue et Eglise) sont-elles définitivement séparées ?C - Une rupture consommée. Plusieurs indices montrent que la rupture irrémédiable est faite.
- Cinq fois on parle de "leurs synagogues". Et une autre fois, de "leurs scribes" (7, 21)
- Dans le discours d'envoi (chapitre 10) on notera la gravité des mesures de rétorsion prises par les autorités d'Israël. Ce n'est plus la même communauté religieuse. Le divorce est consommé. Les missionnaires chrétiens sont persécutés. L'ensemble des chrétiens va être chassé de la Synagogue.
- Enfin, cet Evangile énonce une radicale condamnation d'Israël, en même temps qu'il annonce la constitution d'un peuple nouveau. Lisez de 21, 33 à 22, 14. L'Eglise n'est splus une secte juive, mais une institution autonome.D - Rupture et fidélité. La rupture n'implique pas un abandon des traditions de l'Ancien Testament. L'Eglise de Matthieu se veut fidèle à la Loi. Elle respecte le sabbat. Elle a ses scribes. Elle se veut l'authentique héritière de la tradition des pères. Toutes les discussions de Jésus avec les pharisiens ont pour but de montrer qu'il n'est pas là pour convaincre les juifs. Elles veulent montrer à la communauté de Matthieu comment on en est arrivé là : à cause d'un refus, d'une obstination. Mais Jésus n'est pas venu abolir : ce sont les chrétiens qui sont fidèles à la Loi. Jésus est venu approfondir, accomplir.
E - Vers l'Eglise universelle. La communauté vit dans un milieu religieusement dominé par le judaïsme et socialement structuré par la synagogue. Cet enracinement explique les vexations et les persécutions dont elle est l'objet. Mais le rejet du Christ par Israël débouche sur la constitution d'une réalité nouvelle : l'Eglise. Elle est fidèle à l'Ancien Testament, mais elle conquiert son indépendance. Elle parce grec (l'Evangile est rédigé en grec). Elle est prête à rassembler juifs et païens.
4 - La situation interne de la communauté.
A - L'écueil de la durée. L'enthousiasme du début a disparu vers la fin du Ier siècle. Le retour du Christ se fait attendre. Il s'agit de vivre désormais dans la quotidienneté du monde. La tiédeur et l'indifférence guettent. On le remarque dans cet Evangile de Matthieu, qui insiste sur la fidélité dans la durée. Plusieurs fois Matthieu parle du "peu de foi" des hommes qui, extérieurement, se réclament du Christ et qui, pourtant, ne vivent pas les événements de leur vie en fonction de la conviction affichée.
Vous noterez également l'insistance de Matthieu sur "le jugement à venir", jugement qui ne va pas épargner l'Eglise, mais l'atteindre de plein fouet. Ainsi il souligne l'importance du temps vécu hic et nunc. Cette insistance traduit une situation de tiédeur morale, de relâchement et de négligence, une situation d'affadissement.B - Les charismatiques. La communauté de Matthieu n'a sans doute pas échappé à certaines erreurs propagées par des faux-prophètes. Mais c'est difficile de reconstituer en quoi ils sont hérétiques. Lisez 5, 17-20. Jésus condamne des maîtres chrétiens qui se sont émancipés de la Loi. Lisez également 7, 15-23 : un groupe de faux-prophètes est mis en accusation parce qu'ils n'ont pas respecté la volonté de Dieu. Pourtant, ils se signalaient par une vie cultuelle intense : ils disaient "Seigneur, Seigneur". Ils prophétisaient , faisaient des exorcismes, opéraient des guérisons. Mais ils n'accomplissaient pas la Loi. Ils sont semblables à des loups...ils divisent le peuple de Dieu. Qui sont ces charismatiques. On ne sait pas. On ne peut pas en dire plus à leur sujet.
C - La Syrie, patrie du premier Evangile ? Ce n'est qu'une hypothèse. Mais il semble bien que notre Evangile ait été écrit pour des gens qui vivaient en-dehors de la Palestine : ils parlent grec, et non araméen. Cette région de la diaspora est un lieu où la synagogue pharisienne est bien implantée, même sociologiquement ; un lieu où la tradition judéo-chrétienne est vivante, mais avec, déjà, une ouverture à la mission universelle. Un lieu où Pierre jouit d'une autorité considérable. Pratiquement, tous les exégètes disent : une ville de Syrie. Laquelle ? On ne sait pas.
Voilà. C'est tout pour aujourd'hui. Bon travail à chacun de vous, livre de l'Evangile en mains. La suite ? Sans doute dans quinze jours, le 26 février.
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