L'INTELLIGENCE DES ECRITURES.
Les différents acteurs du récit donnent à Jésus des noms différents selon leur appartenance. Et dans le titre choisi se révèle la nature de leur relation avec lui.
- Ceux qui nient ou méconnaissent sa véritable identité (scribes, pharisiens, sadducéens, la foule, Judas) l'appellent Maître ou Rabbi.
- Les foules qui lui sont favorable jusqu'à la passion disent "un prophète".
- Ceux qui croient en lui, miraculés ou disciples l'appellent "Seigneur".
- Dieu lui-même dit deux fois "Fils bien-aimé".
- On retrouve cette appellation de "Fils" plusieurs fois, dans une citation de l'Ecriture (2, 15), dans la bouche de Jésus lui-même (11, 27 et 24, 36), dans la bouche des disciples (14,33) et du centurion (27, 54).Mais l'appellation la plus courante dans la bouche des disciples, c'est "Seigneur". Qui est-il , ce Seigneur dont parle Matthieu ? Il est :
- Celui qui chemine avec les siens et les instruit (8, 21)
- Le Sauveur qui arrache les malheureux à leur misère (récits de guérisons)
- Le "Fils de David" : appellation équivalente avec "Seigneur" en 9, 27-28, 15, 22, 20, 30-31.
- Celui qui règne avec autorité sur les siens : 17, 4
-Celui qui reviendra pour juger les nations.C'est ce Seigneur, homme de Nazareth, Messie d'Israël, Seigneur du monde et de l'Eglise, juge de la fin des temps, que nous allons mieux découvrir à travers le portrait de Matthieu.
1 - LE FONDEMENT.
Un premier indice nous est donné par la signification que les auteurs du Nouveau Testament donnent au mot "Evangile".
- Chez Marc (1, 1), l'évangile, c'est la bonne nouvelle de Jésus : toute sa destinée terrestre jusqu'à sa mort et sa résurrection.
- Chez Paul (1ère lettre aux Corinthiens 15, 1-5) l'évangile, c'est la bonne nouvelle, seulement, de Jésus mort et ressuscité.
- Chez Matthieu par contre, l'Evangile, c'est la prédication du Jésus terrestre. Lire Matthieu 4, 23 et 9, 35 : c'est Jésus qui "proclame l'évangile du Royaume." Comparez avec Marc 1, 39 et 6, 6 : chaque fois Matthieu élargit la phrase de Marc en précisant le contenu de la prédication. En Matthieu 24, 14 et 26, 13, il élargit deux fois Marc en disant que "cet évangile sera proclamé dans le monde entier". Pour Matthieu, le message prêché par l'Eglise après Pâques n'a pas d'autre contenu que la prédication du Jésus terrestre. Par contre, en 16, 25 et 19, 29, Matthieu biffe le mot "évangile" qui se trouvait dans Marc parce que, dans Marc, il s'agissait de l'attachement à la personne de Jésus et non pas de son enseignement (voir Marc 8, 35 et 10, 29).
Donc, pour Matthieu, l'enseignement de Jésus joue un rôle éminent. L'activité du Christ culmine dans la parole. Le message délivré naguère doit être répété et diffusé dans le monde entier par l'Eglise. Le destin du Christ ne se noue pas exclusivement à la croix (à la différence de Marc et de Paul) : il s'accomplit dans l'activité du Christ enseignant les siens. C'est particulièrement éclatant dans Matthieu 28, 16-20.Lisons donc Matthieu 28, 16-20. C'est un manifeste.
La fin d'un livre est souvent révélatrice de l'intention profonde de l'auteur. C'est le cas ici : le texte final de l'évangile de Matthieu met en place la relation décisive qui s'instaure entre le Christ et son Eglise. C'est pourquoi on parle du "manifeste" de l'Evangile :"Quant aux onze disciples, ils se rendirent en Galilée, à la montagne où Jésus leur avait ordonné de se rendre. Quand ils le virent, ils se prosternèrent, mais quelques uns eurent des doutes. Jésus s'approcha d'eux et leur adressa ces paroles : "Tout pouvoir m'a été donné au ciel et sur la terre. Allez donc : de toutes les nations faites des disciples, les baptisant au nom du Père et du Fils et du Saint Esprit, leur apprenant à garder tout ce que je vous ai prescrit. Et moi, je suis avec vous tous les jours, jusqu'à la fin des temps."
- C'est un récit original. Il s'agit d'une apparition, mais elle est seulement sous-entendue. Il ne comporte aucune description. Il s'agit de la dernière rencontre du Christ et de ses disciples et pourtant Jésus ne parle pas de son départ, il ne prend pas congé d'eux. Pas de rite d'adieu. C'est l'ultime face à face de Jésus et des disiples et pourtant le texte ne dit pas un mot du destin du ressuscité après cette rencontre, ni de la réaction des disciples. L'évangile s'achève - et c'est significatif - sur la parole de Jésus ouvrant l'avenir et le plaçant sous le signe de sa solidarité active : "Je suis avec vous..."
- Matthieu ne dit rien - ou presque - sur le déroulement historique de l'événement. Rien sur les circonstances de cette apparition, ni sur la joie, ou la frayeur ou les sentiments des dsiciples. Une chose seulement est signalée : le doute de quelques disciples. Et surtout la réponse que l'évangile lui apporte. Dans Luc 24, le Christ dissipe l'incrédulité des disciples en mangeant devant eux du poisson. Dans Jean 20, Thomas est invité à toucher les plaies. Dans Marc 16, il faudra une nouvelle apparition du ressuscité pour lever les derniers obstacles à la foi. Rien de tout cela ici ; la réponse au doute tient dans la seule parole du Christ ressuscité. Le disciple doit renoncer à toutes les preuves matérielles et s'en remettre à la seule parole du Seigneur. Pourquoi ? Parce que la communauté pour laquelle Matthieu écrit en 80, en quête d'une certitude au sujet de la résurrection, ne peut que croire en une parole. La manifestation historique du ressuscité, c'est du passé.
- L'évangéliste est à l'écoute, d'une part, d'une tradition qui le précède et le nourrit, d'autre part de son Eglise dans le présent de la foi. Il faut donc qu'il y ait une relation vivante entre le passé fondateur et le présent vécu, relation dont l'évangile est l'expression. Cette fin de l'évangile - ce manifeste - est une tradition propre à Matthieu. Rien de cela dans les autres évangiles ou dans le reste du Nouveau Testament. Il se compose de deux parties :
a - une narration : récit de l'apparition du Christ en Galilée.
b - un discours : la déclaration du Christ aux siens. Dans cette déclaration, 3 éléments :
- révélation de la toute-puissance de Jésus.
- ordre de mission aux disciples
- promesse d'assistance.
Les spécialistes repèrent les expressions propres à Matthieu et la théologie qui lui est propre :
- La localisation sur la montagne.
- La description des disciples partagés entre foi et doute.
- L'ordre de mission.
- L'instruction qui suit.On va regarder cela plus en détail.
2 - UN FACE A FACE ET UN ENVOI EN MISSION.
A - Le face à face sur la montagne.
Les onze qui se rendent en Galilée sont les compagnons historiques du Jésus terrestre. Mais dans la mesure où leur mission va être de faire des disciples dans toute la terre, ils sont également des figures exemplaires : chaque croyant peut se reconnaître en eux, s'identifier à eux. Le récit s'ouvre sur moi, il m'implique.
La localisation "sur la montagne" est théologiquement significative. La montagne, c'est le lieu de la révélation. "Sur la montagne", Jésus est tenté ; il promilgue la volonté de Dieu ; il est transfiguré. L'instruction qui va suivre a donc valeur éminente : elle est Parole de Dieu. La Galilée signifie la continuité qui lie le Jésus terrestre et le Ressuscité. C'est là où le Jésus terrestre a exercé l'essentiel de son ministère que le Seigneur ressuscité retrouve les siens.
Le groupe des disciples adopte des attitudes divergentes. Tous se prosternent pour manifester leur adoration, leur soumission. Mais le doute saisit certains. Ce comportement contradictoire est typique des cisciples chez Matthieu. Ordinairement il est décrit par l'expression "peu de foi". Pourquoi ? Parce que la foi des disciples est mise en échec par le monde et ses évidences. L'évidence de k'impossibilité de la résurrection prend le pas sur la réalité de l'apparition. Ces disciples sont partagés entre incrédulité et attachement à Jésus. Cela reflète une situation typique vécue dans la communauté de Matthieu.
A la foi traversée de doute répond la parole de Jésus. Il ne réconforte les siens ni par un geste ni par une preuve supplémentaire de son apparition. Il s'approche d'eux par sa parole. Une parole qui conserve toute sa force pour chaque génération. Quelle parole ?B - La Mission Universelle.
"Tout pouvoir m'a été donné au ciel et sur la terre". C'est le Seigneur ressuscité qui parle. Le pouvoir qu'il avait déjà avant Pâques, qui se manifestait dans son enseignement, ses miracles, son pardon, s'étend désormais à toute la création. Le ressuscité est fait Seigneur universel. A la différence de Luc, poiur Matthieu, Résurrection et Elévation sont un même événement.
Le pouvoir du Christ sur la création débouche concrètement sur la tâche qu'il confie à ses disciples. Cette tâche, c'est de faire des disciples de toutes les nations. Expression révélatrice et originale : pour Matthieu, adhérer au Christ et devenir disciple, c'est la même réalité. Donc, le disciple tel qu'il est décrit dans l'évangile, ce n'est pas seulement le compagnon historique du Jésus terrestre. C'est au contraire la condition dans laquelle chaque homme est invité à entrer. La figure du Christ telle que la présente Matthieu n'est pas l'image d'un passé révolu. Chaque croyant est appelé à se reconnaître en elle, à s'identifier à elle et ainsi à mieux comprendre sa vie dans la foi.
"Toutes les nations" sans exclusive sont mises au bénéfice de cet appel. Déclaration universaliste. Par conséquent, Matthieu s'est érsolument rallié à la mission parmi les païens, malgré son enracinement judéo-chrétien. Il se rapproche de la grande Eglise et s'ouvre à la communauté universelle. Mais, pour autrant, il n'abandonne pas ses anciens coreligionnaires. Si Israël est condamné, chaque juif personnellement a la possibilité de rejoindre la communauté des disciples.C - Le disciple et l'enseignement du Jésus terrestre.
Comment devient-on disciple ? En Matthieu, la réponse est à la fois traditionnelle et profondément surprenante. Traditionnelle : on devient disciple par le baptême et la catéchèse. Surprenante : à cause des termes employés pour caractériser la catéchèse.- La catéchèse ne porte pas sur la signification de la mort et de la résurrection de Jésus (c'est ce que font Paul et Marc), mais se concentre sur l'enseignement prodigué par le Seigneur. L'élément capital de "l'événement Jésus", c'est le message qu'il a proclamé.
- L'expression utilisée pour caractériser le message : "Tout ce que je vous ai prescrit". L'enseignement de Jésus est donc présenté comme un commandement, une exigence impérative, alors que Marc parle seulement d'Evangile (13, 10) et Luc de "conversion et pardon des péchés" (24, 47).
L'utilisation du verbe au passé ("tout ce que je vous ai appris") précise bien qu'il s'agit d'un enseignement qui a été donné par le Jésus terrestre durant son ministère.
- Donc, le Ressuscité précise que la parole du Jésus terrestre est valable pour l'Eglise de tous les temps. Même message. On ne peut connaître le Seigneur de l'univers qu'à travers le message proclamé par l'homme Jésus. Il y a unité entre le Ressuscité et le Jésus terrestre. Pour connaître le Seigneur vivant actuellement, il faut se mettre à l'écoute et à la suite du Jésus historique auquel l'évangile rend témoignage.
- Quel est alors le message décisif proclamé par l'homme de Nazeareth ? Quel est le "commandement" inaliénable ? Il s'agit de la volonté de Dieu annoncée dans la Loi et les Prophètes, interprétée dans l'enseignement souverain de Jésus, concrétisée et résumée dans le commandement de l'amour. Cet enseignement, le disciple doit le "garder" : il ne s'agit pas d'un effort de mémoire comme s'il s'agissait de transmettre la parole de Jésus de génération en génération, sans l'altérer. Garder : il s'agit d'une obéissance fidèle concrète, quotidienne à l'exigence divine.
Cette invitation à la fidélité morale (typiquement matthéenne) est placée sous le signe de la promesse. Celui qui exige est aussi celui qui assure ses adhérents de sa présence secourable dans tout le monde et dans toute l'histoire des hommes. C'est sur cette promesse d'assistance active envers ceux qui s'engagent en son nom que s'achève l'évangile. L'avenir est ouvert, habité par une parole, protégé par une promesse. La communauté universelle des disciples peut se mettre en chemin.C'est tout pour aujourd'hui. Dans quinze jours (le 12 mars) nous continuerons Matthieu en regardant "Jésus, interprête de la Loi". Mais pendant cette quinzaine, je vous invite, comme toujours, à relire ces pages en cherchant les passages d'évangile signalés. Bon travail. Bonne recherche.
26 février 2002
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