L'INTELLIGENCE DES ECRITURES.
J'aurais dû vous le préciser plus tôt : quand on parle de "la Loi", il ne s'agit pas d'une loi au sens actuel du terme. Il s'agit toujours de l'enseignement et des commandements divins tels qu'ils sont présentés dans le Torah, c'est-à-dire dans les cinq premiers livres de la Bible. Ceci étant précisé, continuons notre recherche sur l'évangile selon saint Matthieu.
Dans les chapitres
précédents, consacrés à la lecture de
Matthieu 28, 16-20 et 5, 17-20, nous avons
commencé à découvrir le Christ comme celui qui
vient "accomplir" la Loi de l'Ancien Testament. Quel est donc le
contenu de cette Loi proclamée et vécue par
Jésus durant sa vie terrestre ?
Une difficulté saute aux yeux : dans certains textes, la Loi
(la Torah) est valable dans son intégralité. Dans
d'autres, Jésus parle de la réinterprêter ou
même de l'abolir. C'est flagrant dans le Sermon sur la Montagne
: en 5,
17-20, Jésus est celui qui accomplit la Loi, et donc en
confirme la validité, mais à partir de 5, 21-48, les
antithèses nous montrent Jésus
réinterprétant la Loi et dans certains cas
l'abolissant. Contradiction ? En apparence seulement. Mais il nous
faut examiner en quel sens la Loi est valide, puis en quel sens elle
est réinterprêtée ou abolie.
1 - La Loi est validée.
Matthieu nous dit : la Loi est valable dans
son intégralité. C'est contraire à Paul pour qui
"Christ est la fin de la
Loi" (Romains 10, 4). Matthieu, lui,
nous répète que loin d'abolir la Loi, le Christ
l'accomplit. Il lui donne sa pleine validité. En
5, 18 :
"pas un i,
pas un point ne passera." Aucun commandement, si petit soit-il, ne
saurait être remis en cause. La Loi est donc l'expression
adéquate de la volonté de Dieu.
D'où notre question : si elle est si importante, comment
s'articule-t-elle avec l'autorité du Christ ? Quel rapport
entre le Christ de Matthieu et la Torah ? Simplement celui-ci : la
Torah est la référence qui permet d'établir que
Jésus est vraiment le Messie et de comprendre l'ensemble de
son ministère.
* La Torah en tant que promesse (voir notamment les livres prophétiques) permet de montrer, face à Israël, que Jésus est le Messie attendu. Tout au long de l'évangile de Matthieu, vous trouverez ces nombreuses citations qui commencent ainsi : "afin que s'accomplisse.la parole..." Jésus manifeste sa dignité de Messie dans la mesure où il instaure dans la réalité les promesses contenues dans l'Ancien Testament. De la naissance à la croix, en passant par les miracles.
* Jésus accomplit la Torah en tant qu'exigence. Et cela d'une double façon : au niveau de son enseignement d'abord, sa prédication ne fait que reformuler la volonté du Dieu des pères , et au niveau de sa vie, en tant qu'exigence, car Jésus accomplit la Torah. Il est le parfait "obéissant à la volonté de Dieu."
La personne de Jésus est donc l'espace où la Torah, en tant que promesse et exigence, parvient à son épanouissement et à son accomplissement. Le Christ est d'abord serviteur de la Torah.
2 - La Loi est réinterprêtée.
Maintenant, passons à la réinterprêtation de la Loi par Jésus. Comment ?
A - Les récits de controverse. Ils nous restituent des discussions de nature polémique entre Jésus et les Juifs. Leur thème central est la Torah en tant qu'objet de désaccord. Le Christ revendique la juste interprétation de la Torah, en opposition aux opinions fausses des pharisiens. Cette juste interprétation se développe de deux manières au moins.
* La volonté originaire du Père. Jésus oppose la volonté originaire de Dieu à la lettre de la Torah. En voici deux exemples, en Matthieu 15, 3-6 et 19, 4-8. Lisez-les et vous comprendrez. Puis, vous lirez les passages où les disciples de Jésus, qui mettent en pratique son enseignement, sont attaqués par les pharisiens parce qu'ils violent la Loi (Ils mangent avec les pécheurs 9, 11 - Ils ne jeûnent pas 9, 14 - Ils violent le sabbat 12, 2 - ils ne font plus les ablutions rituelles 15, 2.) Face à ces accusations, alors que dans l'évangile de Marc, le Christ invoquait l'ordre nouveau instauré par sa venue, le Christ de Matthieu, lui, accepte la Torah comme critère de vérité. Il défend la conduite des siens en démontrant sa conformité avec la volonté de Dieu ; et même, dans le dernier cas, les accusateurs deviennent les accusés : c'est leur propre tradition qui viole de Décalogue.
Nous avons dans ces textes un écho de la situation conflictuelle de la jeune Eglise judéo-chrétienne attaquée par la Synagogue dans la deuxième moitié du Ier siècle. Cette jeune Eglise défend son enseignement et son mode de vie en se réclamant de la prédication du Maître.
Ainsi la Torah n'est plus valable en elle-même, parce que Torah édictée par Moïse. Elle n'est valable que dans la mesure où elle est en conformité avec la volonté de Dieu. La Torah est donc soumise à vérification, elle appelle un interprète qui puisse l'évaluer au nom de Dieu même. Seul celui qui vit en parfaite communion avec Dieu peut témoigner de la volonté de Dieu contre la Torah. Par conséquent, la Torah n'est qu'une parole sujette à interprétation.
* Le
commandement d'amour. Parfois, deux
exigences inscrites dans la Torah peuvent entrer en conflit. Il
faudra donc décider quelle est l'exigence qui a
priorité sur l'autre. Mais affirmer cela, c'est ruiner
l'autorité absolue de la Torah. Un commandement n'est plus
valable du seul fait qu'il figure dans la Torah ! C'est, de plus,
choisir un principe de hiérarchisations entre commandements.
Or, comme le prouve la double citation que fait Jésus
d'Osée 6, 6 ("C'est l'amour que je
veux, non le sacrifice"), le Christ
discerne dans l'amour ce principe de
réinterprétation.
Un bon exemple : l'épisode des épis arrachés et
la controverse qui suit. Comparer Matthieu 12, 1-8 et Marc
2, 23-28.
Dans Marc, le comportement des disciples est justifié par
l'histoire de David et par une déclaration souveraine : le
Fils de l'homme est maître du sabbat, le sabbat est fait pour
l'homme. Matthieu reprend le texte de Marc, mais y ajoute deux
citations de l'Ancien Testament : Nombres 29, 9-10 (les
prêtres violent le sabbat en offrant ce jour-là des
sacrifices, donc la Torah elle-même hiérarchise les
commandements) ; et Osée 6, 6 (C'est l'amour que je
veux et non les sacrifices). Voici le second pas de la
démonstration : si la hiérarchisation des commandements
est inévitable, au nom de quel principe doit-elle être
faite ? Au nom de l'amour, répond Jésus. Les disciples
avaient faim (c'est une précision de Matthieu), leur
détresse justifie leur geste, car l'amour de Dieu
préfère le bien de l'homme au respect formaliste d'une
exigence.
* Une brèche. Les récits de controverses ouvrent donc une brèche. Certes, la Loi est valable en son intégralité. Mais elle l'est à condition d'être conforme à la volonté originaire de Dieu, conforme à l'intention centrale qui est l'amour. Aux yeux du Christ de Matthieu, il est légitime et même requis de transgresser la Torah au nom de la Torah, car l'amour prime la lettre, la véritable fidélité prime l'obéissance formaliste.
B - Les
antithèses du Sermon sur la Montagne. 5, 21-48.
Ici, il n'est plus question de polémiques contre la Synagogue.
Il s'agit d'instruire l'Église, figurée par les
disciples. Le passage se caractérise par les antithèses
: "Vous avez appris qu'il a
été dit...et moi je vous dis." il s'agit ici de mettre en opposition la tradition
séculaire et la parole du Christ. Les verbes "entendre" et
"dire" appartiennent au vocabulaire signifiant la transmission ou la
réception de la tradition mosaïque. C'est donc la Torah
révélée à Moïse au Sinaï telle
qu'elle est transmise, expliquée et commentée dans
l'enseignement des anciens (prophètes, scribes, rabbins) qui
est visée ici. Le Christ du Sermon sur la Montagne met ici en
cause le coeur de la foi juive. A la tradition séculaire
remontant à Moïse au Sinaï s'oppose "mais moi, je vous dis" de
Jésus. On ne trouve jamais ce type de déclaration
souveraine en "je" dans la tradition juive, car elle implique une triple
rupture par rapport à la façon dont se serait
exprimé tout interprète juif :
* Le Christ de Matthieu met en opposition la
volonté de Dieu et la Loi de Moïse.
* Il ne cite pas l'Ecriture pour appuyer son propos.
* Il se sépare de la longue chaîne de la tradition de
tous les interprètes de la Torah.
Il met en balance son autorité avec
celle de Moïse. C'est radical. Jésus proclame la
volonté nouvelle et absolue de Dieu. En cela, il est
totalement différent des divers courants juifs du Ier
siècle (synagogue et Qumran). Pour ces derniers, la Torah doit
être mise en pratique dans la multiplicité de ses
exigences. Radicalisation de la Loi, certes, mais seulement
quantitative : elle débouche dans la casuistique. On en
était arrivé à 613 prescriptions. Rien de tel
dans le Sermon sur la Montagne. Ici, pas question de multiplier les
exigences et les interdits. Ici, radicalisation qualitative,
intensification de l'obéissance. Plus question
d'obéissance limitée. L'exigence est illimitée,
sans restriction. Engagement total envers Dieu. "Même la colère, mêle le regard impur,
même le divorce légal, même le simple serment,
même la vengeance qui reste dans les limites permises par la
Loi, même l'amour qui exclut l'ennemi, tout cela est contraire
à la volonté de Dieu." (Bornkmann). Au contraire, en Matthieu, il y a un
dépassement de la Torah traditionnelle qui se
concrétise de plusieurs manières :
* aggravation de l'exigence de la Torah : ni colère, ni regard
impur, ni serment, alors que la Torah sanctionne seulement le
meurtre, l'adultère, le parjure.
* suppression d'ordonnances de la Torah : la permission du divorce,
la loi du talion, la haine de l'ennemi.
Quelle est l'intention ultime de cette radicalisation ? Comme dans
les controverses, c'est l'amour. L'obéissance radicale
demandée par le Christ est nécessaire pour nous ouvrir
à Dieu et au prochain. Le principe de la
réinterprétation de l'Ancien Testament chez Matthieu,
c'est le double commandement de l'amour de Dieu et du
prochain.
C - L'amour, sommaire de la Loi.
L'Évangile de Matthieu, d'accord avec
la tradition chrétienne primitive, discerne dans le
commandement de l'amour le centre du message moral de Jésus.
En revanche, il est le seul, parmi les synoptiques, à avoir
voulu montrer que cette exigence est en accord et au centre de la
Torah.
D'abord, comparons Matthieu 22, 34-40 et Marc
12, 28-34.
Là où Marc écrit : "Quel est le premier de tous les commandements
?", Matthieu met : "Quel est le grand commandement dans la Loi
?" Ensuite, chez Marc : "Il n'y a pas d'autre commandement plus
grand.", alors que Matthieu
écrit : "De ces deux
commandements dépendent toute la Loi et les
prophètes."
Comparez également Matthieu
7, 12 ("Tout ce que vous voulez que les hommes fassent pour
vous, faites-le vous-mêmes pour eux : c'est la Loi et les
Prophètes.") et Luc
6, 31
("Et comme vous voulez que les hommes
agissent envers vous, agissez de même envers
eux."). Pour Matthieu, l'exigence
d'amour est le centre et le sommaire de la Torah. On appelle cela
la Règle d'Or.
Rappelez-vous également les deux citations d'Osée
6, 6 (voir
plus haut). Dans les deux cas, le Christ fait comprendre aux
pharisiens que la volonté de Dieu s'oppose à leur
pratique légaliste de la Torah.
Rappelez-vous également Matthieu 23, 23, la
célèbre malédiction contre scribes et
pharisiens? Le Christ, en une formulation propre à
l'évangile de Matthieu, désigne la justice, la
miséricorde et la fidélité comme les points
forts de la Loi.
Lisez également la dernière des
antithèses 5, 41-48 : elle exprime bien que l'amour illimité
, même des ennemis, est le but même de la Torah, la
perfection à laquelle sont invités les disciples.
En Matthieu 19, 19, Jésus répond au jeune homme qui lui
demande ce qu'il doit faire en le renvoyant à la pratique de
la Torah. Mais Matthieu est le seul à mentionner l'amour du
prochain.
Tout cela est parfaitement illustré par la parabole du
chapitre 25 : l'amour vécu, centre de la Torah, est le seul
critère du Jugement dernier.
Voilà, c'est tout pour aujourd'hui. Bon courage. "Heureux ceux qui écoutent la Parole de Dieu et qui la mettent en pratique." Bonne Pâque.
26 mars 2002
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