L'INTELLIGENCE DES ECRITURES.

 

Cette année :
UNE BONNE NOUVELLE SELON SAINT MATTHIEU

X - LE CHRIST, MAITRE DE LA LOI.

Reprenons le problème au début : Jésus vient-il remplacer la Loi, ou l'accomplir ? Alors, pour les chrétiens destinataires de l'évangile de Matthieu, "quoi de neuf ?" En d'autres termes : réforme ou révolution ?

Nous avons montré précédemment Jésus accomplissant les promesses et les exigences de la Torah. Alors ? La Torah n'est-elle pas supérieure au Christ, qui serait chargé simplement d'en réaliser parfaitement le programme ?
Mais voilà ! Les récits de controverse et le Sermon sur la Montagne introduisent un complet renversement de la perspective. Si le Christ est celui qui dit la volonté originaire de Dieu, à côté et parfois contre la Torah, s'il est celui qui réordonne les commandements selon leur importance relative, s'il est celui qui assigne à la Torah son centre de gravité, le commandement d'amour ; s'il est celui qui aggrave tel commandement et abolit tel autre, alors ce sont sa souveraineté et sa liberté face à la Loi qui sont soulignées.
On a écrit que les antithèses de Matthieu
5 (Il a été écrit...et moi je vous dis...) étaient bien les textes les plus sacrilèges du Nouveau Testament. Le Christ oppose son "Je" à la loi de Moïse. Non seulement il récuse toute la tradition, non seulement il refuse d'utiliser la formule des prophètes, "Ainsi parle le Seigneur...", mais encore, pour proclamer la volonté de Dieu, il parle en son propre nom, il parle comme Dieu lui-même, il occupe la place de Dieu : "Mais moi, je vous dis..." Il est supérieur à la Torah !:

Où est la cohérence ?

Mais alors, comment le Christ peut-il être à la fois celui qui confirme l'intégrale validité de la Loi jusque dans ses moindres détails et simultanément celui qui la met en cause en la réinterprétant ? Comment le Christ de Matthieu peut-il être à la fois celui qui sert la Loi et qui pourtant en est le Maître ?
Contradiction apparente, si l'on remarque que la mission centrale du Christ, pour Matthieu, est d'instaurer la volonté de Dieu sur la terre. Cette instauration a lieu dans la mesure où le Christ accomplit la Torah, c'est-à-dire lui donne pleine et entière validité, aussi bien en la confirmant qu'en la réinterprétant. Cette réinterprétation ne rend pas la Torah caduque, mais l'instaure dans sa vérité ultime. Il n'y a pas rupture, mais authentique fidélité.

Pourtant, des difficultés demeurent.

1 - Loi rituelle et mission universelle.
La loi d'amour est le centre de gravité de la Torah. Est-ce que pour autant la Loi rituelle est abrogée par les Chrétiens ? Marc le pense (Marc
7, 15 - 2, 19-27) : pour lui, la loi rituelle est caduque. Matthieu, lui, est beaucoup plus nuancé. Rien de la Torah n'est annulé, mais chaque ordonnance prend la place qui lui revient. En cas de conflit, c'est le commandement le plus important qui prime. D'où priorité absolue de l'exigence d'amour. Cette position est parfaitement exprimée en 23, 23 ("sans négliger cela"). L'obéissance doit se régler sur l'exigence centrale de la Loi sans pour autant délaisser les plus petits commandements. On trouve cela dans tout Matthieu. Il ne supprime pas la présentation de l'offrande (5, 23-24) ; les trois grandes oeuvres de la piété juive (aumône, prière, jeûne) ne sont pas rayées de la vie chrétienne, mais restituées dans leur contexte ; il faut payer l'impôt du Temple ( 17, 24-27) ainsi que la dîme ( 23, 23). Et Matthieu 24, 20 semble prouver que le sabbat est encore respecté dans la communauté de Matthieu. Rien n'indique par ailleurs que le rite de la circoncision ait été abandonné.
Donc, nous trouvons une communauté qui a gardé un profond enracinement en milieu juif. Mais alors, comment concilier ce choix avec l'option de la mission universelle ? Faut-il passer par les obligations juives pour devenir chrétien ? Mathieu est-il opposé à Paul ? L'histoire a tranché la question : dans le contexte de la mission universelle, la prééminence de l'exigence d'amour a abouti en fait à l'abrogation de la Loi rituelle.

2 - Obéissance à la Loi et légalisme.
Dans toute son oeuvre, Matthieu privilégie la place de la Loi. La référence centrale est certes l'enseignement du Jésus terrestre, mais cet enseignement est accomplissement de la Torah. Le croyant est invité à se mettre à l'écoute de cette exigence morale et à la mettre en pratique. Comme tous ses frères dans la foi, il est en route vers le jugement et seule la meilleure justice lui assurera le salut. D'où notre question : si, pour faire son salut, il faut obéir à la loi morale, qu'en est-il du salut par grâce ? Matthieu n'amoindrit-il pas la Bonne Nouvelle de la venue libératrice du Règne ? Ne tombons-nous pas ici dans un nouveau légalisme ? Dans une nouvelle religion des oeuvres ?

3 - Emmanuel !
Le Christ de Matthieu ne peut pas être réduit à l'exigence de la nouvelle justice qu'il proclame. Le "commandement" du Maître est inséré dans une histoire dont le premier et le dernier mot sont la présence secourable et gracieuse de Dieu dans la personne de son Fils (
1, 23 et 28, 20). Le sens fondamental de l'évangile est donc de proclamer l"avec-nous" de Dieu, la proximité et la fidélité de Dieu en vue du salut des hommes. Cet axe fondamental est particulièrement développé dans les récits de miracles, qui deviennent des histoires exemplaires montrant comment la relation est encore aujourd'hui possible entre le croyant et son Seigneur. Ils montrent comment le Christ précède et secourt les siens dans l'épreuve (8, 23-27 et 14, 22-33). Le disciple ne suit pas le Maître par sa seule obéissance. Au contraire, alors même que sa foi et son obéissance chancellent, le Christ crée le moyen par lequel le disciple peut rester disciple malgré sa défaillance. La grâce du Christ précède le croyant sur le chemin de la foi.
Dans le même sens, plusieurs textes concernant les conditions requises pour suivre le Christ montrent que la justice (la conformité vécue à l'exigence de Dieu) est inséparable de la démarche qui consiste à suivre le Christ (
19, 16-22). C'est le Christ qui ouvre le chemin et le disciple marche sur ses pas. Il est donc précédé. C'est par grâce divine qu'il peut suivre.

4 - L'ordre du récit.
Il faut également prendre garde à l'agencement de la narration. Chaque fois, l'offre du salut précède l'exigence de l'obéissance. Voir la citation de la Torah qui précède le ministère de Jésus : elle dit le salut qui vient (Matthieu
4, 15-16). De même, l'annonce du Règne (4, 17) précède l'enseignement de la Torah et s'iincarne dans des gestes de miséricorde (4, 23-25).
Même structure encore dans le Sermon sur la Montagne. Le Christ déclare bienheureux ses disciples (
5, 3-12), il les installe dans leur vocation (5, 13-16), et seulement après, il les confronte à la volonté de Dieu (5, 17-42).
Ce qui est vrai du Christ l'est aussi des Douze. Ils sont appelés (
4, 18-22) avant d'être instruits. Ils sont revêtus de la puissance du Christ avant d'être envoyés en mission au chapitre 10.

5 - La Loi est grâce.
Autre chose : il faut bien faire attention à l'événement même de la réinterprétation de la Loi par le Christ. Pour Matthieu, d'accord en cela avec l'Ancien Testament et le Judaïsme, le Christ accomplit un geste messianique en tant qu'il restitue et réinstaure la Loi, en tant qu'il proclame la volonté dernière de Dieu. La manifestation claire et ultime de la Torah est par excellence l'acte de la bienveillance de Dieu. Le don de la Torah est grâce. Et celui qui apporte un tel don, une telle grâce aux hommes est le libérateur.

6 - L'universalisme.
Enfin, il nous faut prendre en compte l'universalisme de Matthieu. Certes, l'enseignement du Christ a son centre dans la promulgation de la Loi. Mais le don de la Loi n'est plus lié à un peuple particulier, l'Israël historique. Comme le rappelle l'histoire du centurion de Capharnaüm (
8, 5-13) et les trois paraboles (les deux fils, les vignerons homicides et le festin nuptial (21, 28 à 22, 14), le salut est désormais offert à quiconque croit et porte du fruit, cela sans aucune condition préalable. Toutes les nations sont destinataires de la Bonne Nouvelle du Règne. Tous les hommes sont appelés et seul le jugement dernier déterminera lesquels des appelés rassemblés en Eglise sont élus. La grâce est universelle. Il faut simplement l'accueillir.

C'est tout pour cette quinzaine. Vous avez de quoi travailler (livre de l'Évangile en mains). Dans quinze jours, nous aborderons, après l'enseignement de Jésus dans Matthieu, la façon dont il a été accueilli par certains, refusé par d'autres. Une crise couve.

9 avril 2002

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