L'INTELLIGENCE DES ECRITURES.
Reprenons le problème au début : Jésus vient-il remplacer la Loi, ou l'accomplir ? Alors, pour les chrétiens destinataires de l'évangile de Matthieu, "quoi de neuf ?" En d'autres termes : réforme ou révolution ?
Nous avons
montré précédemment Jésus accomplissant
les promesses et les exigences de la Torah. Alors ? La Torah
n'est-elle pas supérieure au Christ, qui serait chargé
simplement d'en réaliser parfaitement le programme ?
Mais voilà ! Les
récits de controverse et le Sermon sur la Montagne
introduisent un complet renversement de la perspective. Si le Christ
est celui qui dit la volonté originaire de Dieu, à
côté et parfois contre la Torah, s'il est celui qui
réordonne les commandements selon leur importance relative,
s'il est celui qui assigne à la Torah son centre de
gravité, le commandement d'amour ; s'il est celui qui aggrave
tel commandement et abolit tel autre, alors ce sont sa
souveraineté et sa liberté face à la Loi qui
sont soulignées.
On a écrit que les antithèses de Matthieu
5 (Il a
été écrit...et moi je vous
dis...) étaient bien
les textes les plus sacrilèges du Nouveau Testament. Le Christ
oppose son "Je" à la
loi de Moïse. Non seulement il récuse toute la tradition,
non seulement il refuse d'utiliser la formule des prophètes,
"Ainsi parle le
Seigneur...", mais encore,
pour proclamer la volonté de Dieu, il parle en son propre nom,
il parle comme Dieu lui-même, il occupe la place de Dieu :
"Mais moi, je vous
dis..." Il est
supérieur à la Torah !:
Où est la cohérence ?
Mais alors, comment le Christ peut-il
être à la fois celui qui confirme l'intégrale
validité de la Loi jusque dans ses moindres détails et
simultanément celui qui la met en cause en la
réinterprétant ? Comment le Christ de Matthieu peut-il
être à la fois celui qui sert la Loi et qui pourtant en
est le Maître ?
Contradiction apparente, si l'on remarque que la mission centrale du
Christ, pour Matthieu, est d'instaurer la volonté de Dieu sur
la terre. Cette instauration a lieu dans la mesure où le
Christ accomplit la Torah, c'est-à-dire lui donne pleine et
entière validité, aussi bien en la confirmant qu'en la
réinterprétant. Cette réinterprétation ne
rend pas la Torah caduque, mais l'instaure dans sa
vérité ultime. Il n'y a pas rupture, mais authentique
fidélité.
Pourtant, des difficultés demeurent.
1 - Loi rituelle et mission
universelle.
La loi d'amour est le centre de gravité de la Torah. Est-ce
que pour autant la Loi rituelle est abrogée par les
Chrétiens ? Marc le pense (Marc 7, 15 -
2, 19-27) : pour lui, la loi rituelle est caduque.
Matthieu, lui, est beaucoup plus nuancé. Rien de la Torah
n'est annulé, mais chaque ordonnance prend la place qui lui
revient. En cas de conflit, c'est le commandement le plus important
qui prime. D'où priorité absolue de l'exigence d'amour.
Cette position est parfaitement exprimée en 23, 23
("sans négliger
cela"). L'obéissance
doit se régler sur l'exigence centrale de la Loi sans pour
autant délaisser les plus petits commandements. On trouve cela
dans tout Matthieu. Il ne supprime pas la présentation de
l'offrande (5, 23-24) ; les trois grandes oeuvres de la
piété juive (aumône, prière, jeûne)
ne sont pas rayées de la vie chrétienne, mais
restituées dans leur contexte ; il faut payer l'impôt du
Temple ( 17, 24-27) ainsi que la dîme (
23, 23). Et Matthieu 24, 20 semble
prouver que le sabbat est encore respecté dans la
communauté de Matthieu. Rien n'indique par ailleurs que le
rite de la circoncision ait été abandonné.
Donc, nous trouvons une communauté qui a gardé un
profond enracinement en milieu juif. Mais alors, comment concilier ce
choix avec l'option de la mission universelle ? Faut-il passer par
les obligations juives pour devenir chrétien ? Mathieu est-il
opposé à Paul ? L'histoire a tranché la question
: dans le contexte de la mission universelle, la
prééminence de l'exigence d'amour a abouti en fait
à l'abrogation de la Loi rituelle.
2 - Obéissance à la
Loi et légalisme.
Dans toute son oeuvre, Matthieu privilégie la place de la Loi.
La référence centrale est certes l'enseignement du
Jésus terrestre, mais cet enseignement est accomplissement de
la Torah. Le croyant est invité à se mettre à
l'écoute de cette exigence morale et à la mettre en
pratique. Comme tous ses frères dans la foi, il est en route
vers le jugement et seule la meilleure justice lui assurera le salut.
D'où notre question : si, pour faire son salut, il faut
obéir à la loi morale, qu'en est-il du salut par
grâce ? Matthieu n'amoindrit-il pas la Bonne Nouvelle de la
venue libératrice du Règne ? Ne tombons-nous pas ici
dans un nouveau légalisme ? Dans une nouvelle religion des
oeuvres ?
3 - Emmanuel !
Le Christ de Matthieu ne peut pas être réduit à
l'exigence de la nouvelle justice qu'il proclame. Le "commandement"
du Maître est inséré dans une histoire dont le
premier et le dernier mot sont la présence secourable et
gracieuse de Dieu dans la personne de son Fils (1, 23
et 28, 20). Le sens fondamental de
l'évangile est donc de proclamer l"avec-nous" de
Dieu, la proximité et la fidélité de Dieu en vue
du salut des hommes. Cet axe fondamental est particulièrement
développé dans les récits de miracles, qui
deviennent des histoires exemplaires montrant comment la relation est
encore aujourd'hui possible entre le croyant et son Seigneur. Ils
montrent comment le Christ précède et secourt les siens
dans l'épreuve (8, 23-27 et
14, 22-33). Le disciple ne suit pas le Maître par sa
seule obéissance. Au contraire, alors même que sa foi et
son obéissance chancellent, le Christ crée le moyen par
lequel le disciple peut rester disciple malgré sa
défaillance. La grâce du Christ précède le
croyant sur le chemin de la foi.
Dans le même sens, plusieurs textes concernant les conditions
requises pour suivre le Christ montrent que la justice (la
conformité vécue à l'exigence de Dieu) est
inséparable de la démarche qui consiste à suivre
le Christ (19, 16-22). C'est le Christ qui ouvre le chemin
et le disciple marche sur ses pas. Il est donc
précédé. C'est par grâce divine qu'il peut
suivre.
4 - L'ordre du
récit.
Il faut également prendre garde à l'agencement de la
narration. Chaque fois, l'offre du salut précède
l'exigence de l'obéissance. Voir la citation de la Torah qui
précède le ministère de Jésus : elle dit
le salut qui vient (Matthieu 4, 15-16). De
même, l'annonce du Règne (4, 17)
précède l'enseignement de la Torah et s'iincarne dans
des gestes de miséricorde (4, 23-25).
Même structure encore dans le Sermon sur la Montagne. Le Christ
déclare bienheureux ses disciples (5, 3-12), il les
installe dans leur vocation (5, 13-16), et
seulement après, il les confronte à la volonté
de Dieu (5, 17-42).
Ce qui est vrai du Christ l'est aussi des Douze. Ils sont
appelés (4, 18-22) avant
d'être instruits. Ils sont revêtus de la puissance du
Christ avant d'être envoyés en mission au chapitre
10.
5 - La Loi est
grâce.
Autre chose : il faut bien faire attention à
l'événement même de la
réinterprétation de la Loi par le Christ. Pour
Matthieu, d'accord en cela avec l'Ancien Testament et le
Judaïsme, le Christ accomplit un geste messianique en tant qu'il
restitue et réinstaure la Loi, en tant qu'il proclame la
volonté dernière de Dieu. La manifestation claire et
ultime de la Torah est par excellence l'acte de la bienveillance de
Dieu. Le don de la Torah est grâce. Et celui qui apporte un tel
don, une telle grâce aux hommes est le
libérateur.
6 -
L'universalisme.
Enfin, il nous faut prendre en compte l'universalisme de Matthieu.
Certes, l'enseignement du Christ a son centre dans la promulgation de
la Loi. Mais le don de la Loi n'est plus lié à un
peuple particulier, l'Israël historique. Comme le rappelle
l'histoire du centurion de Capharnaüm (8, 5-13) et les
trois paraboles (les deux fils, les vignerons homicides et le festin
nuptial (21, 28 à 22, 14), le
salut est désormais offert à quiconque croit et porte
du fruit, cela sans aucune condition préalable. Toutes les
nations sont destinataires de la Bonne Nouvelle du Règne. Tous
les hommes sont appelés et seul le jugement dernier
déterminera lesquels des appelés rassemblés en
Eglise sont élus. La grâce est universelle. Il faut
simplement l'accueillir.
C'est tout pour cette quinzaine. Vous avez de quoi travailler (livre de l'Évangile en mains). Dans quinze jours, nous aborderons, après l'enseignement de Jésus dans Matthieu, la façon dont il a été accueilli par certains, refusé par d'autres. Une crise couve.
9 avril 2002