L'INTELLIGENCE DES ECRITURES.
Nous continuons aujourd'hui notre recherche, dans l'Évangile selon saint Matthieu, au sujet des disciples de Jésus, avant d'aborder, plus tard, le refus opposé à Jésus par les chefs d'Israël.
La dernière fois, nous avions vu que le disciple (vous et moi) est celui qui "écoute la Parole et la met en pratique." Aujourd'hui, Jésus nous dit que si c'est nécessaire, ce n'est pas suffisant. Il faut, en plus, le suivre.
II - SUIVRE JESUS Ecouter, comprendre, mettre en pratique mène le disciple à nouer une relation personnelle, étroite, avec son Seigneur. Ce rapport privilégié entre maître et disciple, Matthieu l'exprime dans la notion de "suivance" : le disciple suit le Maître. Cette notion très concrète a un pouvoir symbolique considérable. L'adhésion à Jésus transforme la vie du disciple. En voici quelques dimensions.
1 - L'Appel. Ce n'est pas le disciple qui décide de suivre. C'est le Maître qui l'appelle. Lisez trois scènes d'appel ( 4, 18-20 / 4, 21- 22 / 9, 9 ) Ces trois scènes sont construites sur le même schéma en trois points :
A - Une rencontre entre Jésus et les futurs disciples. "Jésus vit" = c'est le Christ qui prend l'initiative de la rencontre. Les futurs appelés ne connaissent pas Jésus, ils ne sont pas prévenus de ce qui va leur arriver. Ils sont à leurs occupations professionnelles. Leur statut social, lui aussi, est caractéristique. Pierre, André, Jacques et Jean sont du petit peuple de Galilée, méprisé par les élites religieuses. Matthieu exerce une profession de paria : publicain, c'est collabo, voleur, exploiteur du peuple, souillé par ses contacts avec les païens. Donc, l'appel de Jésus à le suivre est un acte d'initiative souveraine, un acte de grâce totalement immérité et inattendu.
B - L'appel proprement dit : c'est un ordre qui exige une obéissance inconditionnelle : "Suis-moi". Cela montre deux choses :
- Jésus parle avec l'autorité du Seigneur habilité à disposer de la vie d'un homme.
- Cette parole souveraine introduit l'homme dans la condition de disciple, sans égards à ses capacités ou à sa piété.
Le verbe "suivre" a un sens fort. Il signifie s'attacher totalement à Jésus, lui vouer une obéissance sans limite, l'écouter, partager sa destinée. Cette relation intense peut déboucher dans un service. Pierre et André sont institués, par leur appel, témoins du Royaume parmi les hommes.
C - La réponse des appelés. Elle se caractérise d'abord par sa promptitude : les appelés abandonnent immédiatement leurs filets, leur barque et leur père, leur bureau. Renonciation au monde professionnel et familial, qui indique la rupture radicale qui s'effectue dans la vie de l'appelé.
Donc, seules la grâce et l'autorité du Christ permettent d'accéder à la condition de disciples. Mais cette entrée dans la suivance n'est pas innocente. Toute la vie de l'appelé est revendiquée par Jésus et, de ce fait, transformée.
2 - La communauté de destin. ( 8, 18-22 )
En quoi la vie du disciple est-elle transformée ? Que signifie cheminer avec le Christ et partager son destin ? Matthieu éclaire un peu la question dans ce passage.
Le contexte dans lequel Matthieu insère les paroles de Jésus, reçues de la source Q ( voir Luc 9, 57-60 ) est particulièrement suggestif. Il les insère au début du récit de la tempête apaisée ( Marc 4, 35-41 ) et, par cette opération, donne à comprendre que le thème de la suivance va être développé, d'une part, par ces deux paroles de Jésus, d'autre part par le miracle qui suit.
A - "Les renards ont des terriers." Ce premier dialogue met en scène un scribe qui s'approche de Jésus et lui demande de l'accepter dans le cercle des disciples. Le scribe "suivra partout où tu iras" : notez l'ampleur de sa résolution. Cependant, le titre "Maître" indique sa méconnaissance de la véritable identité de Jésus. La réponse de Jésus est cinglante. Il n'invite pas : il met en garde. Il oppose son destin à celui des animaux. Alors que les animaux jouissent de la sécurité d'un gîte, lui, Jésus, est livré à la plus totale insécurité. Rejeté par tous, il est sans lieu et sans patrie. Il connaît la haine et le rejet : jusqu'à la croix ! En dépeignant ainsi son destin historique, Jésus veut montrer au scribe ce qu'il en coûte de le suivre. Le disciple qui veut suivre s'expose au même rejet, à la même insécurité, à la même haine. La suivance ne procure pas une existence brillante et confortable, mais instable, méprisée, voire menacée.
B - "Laisse les morts enterrer leurs morts." C'est le second dialogue ( versets 21-22). Ici, le disciple reconnaît en Jésus son Seigneur. Il s'agit donc d'un homme qui suit déjà Jésus. La demande qu'il formule est frappée du sceau de l'évidence. Il se réclame d'un des devoirs les plus sacrés de la société juive : il souhaite s'absenter temporairement pour ensevelir son père. Cette demande qui, semble-t-il, va de soi, cache une hiérarchisation des devoirs ; la solidarité familiale prime son adhésion à Jésus. Concrètement il propose de se séparer de Jésus pour se rapprocher de sa famille.
La réponse de Jésus, scandaleuse, met à jour ce déplacement de la fidélité. Elle commence par un appel : "Suis-moi." Cet appel s'adresse à un disciple, et pas à n'importe qui. Il signifie qu'au sein même de la suivance, il s'agit d'inviter à une obéissance renouvelée. A cet appel succède le fameux "Laisse les morts ensevelir leurs morts." Il ne faut pas ergoter sur le sens du mot "mort". Simplement le Christ veut apprendre à ses disciples à discerner les priorités. Face à l'irruption du Règne, le disciple a autre chose à faire que de s'absenter pour satisfaire à un rite social, aussi sacré soit-il.
Ce second dialogue met en évidence le caractère radical de la suivance. Celui qui suit Jésus doit être prêt, le cas échéant, à faire le deuil de tout ce qui constituait sa vie jusque là: solidarités, coutumes, parenté. Le Règne qui vient ne tolère ni dérobade ni absence.3 - La tempête apaisée. ( 8, 23-27 )
Voici le prolongement de l'instruction sur la "suivance". Il en est l'illustration narrative. Grâce à cette histoire de miracle, on découvre à la fois la misère et la grandeur attachées à la suivance.
Pour bien comprendre, il faut comparer avec Marc 4, 35-41. Il y a de nombreux écarts entre les deux récits, qui nous font voir la perspective théologique de chacun.A - Les disciples dans la tempête.
A la différence de Marc, les disciples, selon Matthieu, n'emmènent pas Jésus dans la barque, mais ils l'y suivent ( verset 23 ). L'usage du verbe "suivre" est délibéré. Il indique que, dans la péripétie à venir, c'est la situation typique du croyant suivant son Seigneur qui est évoquée.
Cette dimension symbolique se renforce au verset 24. Pour désigner la tornade, Matthieu utilise un terme à double sens : la tempête-météorologique devient la figure des tribulations que le disciple affronte. La barque menacée de l'extérieur est, elle aussi, ambivalente : embarcation ballottée des compagnons de Jésus, mais aussi bien commun à l'Église de tous les temps.
Le sommeil de Jésus signale que le Christ n'est pas atteint par la catastrophe qui affecte les disciples. Son repos paisible est l'indice de son assurance et de sa maîtrise.
La crise atteint son point culminant au verset 25. Les disciples épouvantés réveillent Jésus et s'adressent à lui. Leur appel à l'aide est formulé dans le langage de la prière, un langage que chaque croyant peut répéter à chaque époque. L'invocation "Seigneur" signale la foi de ceux qui parlent. Le "au secours" est aussi bien l'appel au secours des disciples dans la tempête que celui de l'Église en butte à l'épreuve. Le "nous périssons" évoque non seulement la détresse concrète des compagnons de Jésus, mais plus généralement la misère du croyant affrontant la tentation.
A travers ce cri lancé autrefois par les disciples se profile une possibilité pour le lecteur de l'évangile de s'adresser à son Seigneur.B - Le Christ au sein de la tempête.
Chez Marc, le Christ calme le vent, puis s'adresse aux siens.
Chez Matthieu, c'est l'ordre inverse ( verset 26 ). Ce changement a deux conséquences :
- d'une part ce n'est plus le miracle qui est au centre du récit, mais l'instruction que donne Jésus.
- d'autre part le Christ combat l'incrédulité de ses disciples au sein même de l'épreuve et du danger, et non pas une fois la situation rétablie. Or l'Église de Matthieu vit précisément le problème de l'incrédulité dans les mugissements du monde.
La réprimande de Jésus a la forme d'une question accusatrice : "Pourquoi avez-vous peur, hommes de peu de foi ?" Ainsi la peur des disciples est l'indice de leur manque de foi.
En quoi consiste ce "peu de foi" ? Alors même qu'ils prient ( verset 25 ), les disciples accordent une importance plus décisive à la menace de la tempête qu'à l'autorité de leur Seigneur. La peur est plus forte que la confiance. Or la foi authentique, c'est le contraire. La question accusatrice de Jésus est là pour dénoncer leur compréhension aberrante de la réalité et pour leur ouvrir à nouveau le chemin de la foi authentique. Après cet appel critique à la foi, Jésus opère le miracle. A la tempête succède le calme. Celui qui dort au sein de la tempête s'en révèle le maître. Dès lors, à celui qui lui accorde toute sa confiance, Jésus révèle que l'épreuve qu'il subit n'est pas une fatalité inéluctable et destructrice. Parce qu'il en est le Seigneur, il permet à son disciple de l'affronter sereinement.
Les hommes émerveillés du verset 27 posent la question de l'identité du Christ. En cela, ils expriment l'interrogation qui est celle du lecteur de l'Évangile. Le récit n'est pas seulement une exhortation, mais aussi un appel à la suivance.C - Misère et grandeur de la suivance.
Ce récit nous fait découvrir que la vie du disciple à la suite du Christ est marqués simultanément du sceau de la misère et de la grandeur.
Misère du disciple. D'abord misère nécessaire. Il vit dans un monde menaçant et tentateur. L'épreuve est inévitable et elle surgit alors même que le Seigneur semble être absent. La figure du bateau ballotté est celle d'une Eglise qui n'est pas triomphante, mais sous la croix. Le disciple partage la destinée jadis subie par le Maître.
Mais la misère nécessaire risque toujours de devenir misère coupable. C'est ce qui arrive lorsque les disciples se laissent aller à l'incrédulité. Cette absence de foi n'est ni une crise intellectuelle de la foi, ni un abandon résolu ou déclaré du Maître. Le disciple incroyant continue à appeler le Christ à son secours. En fait l'incrédulité du disciple est due à l'importance décisive qu'il attribue aux épreuves qui l'accablent et à son manque de confiance en l'appui efficace du Seigneur. Le disciple incroyant transforme en fatalité l'épreuve tentatrice dont Jésus est pourtant le Maître.
A cette misère toujours nécessaire, parfois coupable, s'oppose la grandeur de la suivance. Elle ne tient pas à la persévérance héroïque du disciple, voire à sa sagacité ou à sa perfection. Elle tient à l'appui secourable, efficace et constant que le Maître prête aux siens. Le Christ de Matthieu exauce les prières des siens. Il vient en aide, par sa parole et par sa puissance, aux disciples qui ont failli. Non seulement il permet aux croyants fidèles de surmonter ma tentation,mais il arrache encore les incroyants à leurs errements coupables. Le Maître qui invite à se mettre en route se révèle être le Sauveur compatissant.Comment ça va ? Vous suivez ? N'oubliez pas de travailler lentement, évangile en mains, en réfléchissant. La prochaine fois ( 21 mai ), nous aborderons la "crise d'Israël" : c'est une réalité indissociable de la naissance de l'Église, dans l'Évangile de Matthieu. Bonne quinzaine.
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