L'INTELLIGENCE DES ECRITURES.
Dans Matthieu, la naissance de l'Église et la crise d'Israël sont deux réalités indissociables. Le rejet du Christ par Israël provoque la constitution de l'Église, mais cet échec, loin d'installer la communauté chrétienne dans une fausse sécurité, reste pour elle un avertissement redoutable et permanent. On va le voir à travers trois textes : le centurion de Capharnaüm, la parabole des vignerons homicides et la parabole des invités au festin.
1 - Le centurion de
Capharnaüm. 8,
5-13
Ce récit est tout entier axé sur le thème de la
foi. La foi devient le critère qui condamne Israël et
constitue l'Église.
Matthieu a reçu cette histoire du recueil des "logia", comme
Luc (7, 1-10), mais à la différence de Luc, il lui
adjoint dans les versets 11 et 12 une déclaration de
Jésus sur le salut des païens et le rejet des
Israélites (on retrouve ailleurs, dans Luc (13, 28-29) la
même déclaration. Examinons les deux parties.
A - La foi du centurion (versets
5-10). Ici, l'histoire est
réduite à sa plus simple expression. Le miracle
proprement dit n'est pas raconté. L'attention se concentre sur
le dialogue entre le centurion et Jésus. A travers cet
échange apparaît la foi telle que la conçoit
l'évangéliste. D'emblée, l'officier romain est
présenté comme un modèle de confiance. Sa
décision de s'approcher de Jésus et sa demande donnent
la mesure de sa résolution. Le titre de Seigneur par lequel il
interpelle Jésus le qualifie comme étant dans une juste
relation avec le Maître.
La réponse de Jésus est énigmatique (verset 7) :
il veut obliger le centurion à exprimer parfaitement sa
conception de la foi, qui est une confiance absolue dans le Christ.
Il lui confie la vie gravement menacée de son serviteur. S'il
le fait, c'est parce qu'à ses yeux la parole du Christ a un
pouvoir libérateur : "Dis seulement un mot..."
Au verset 9 : la confiance du centurion n'est pas aveugle. Elle
repose sur une connaissance de la véritable identité de
Jésus. C'est ce qu'illustre le fameux argument sur
l'autorité. Si lui, l'officier, tient de l'autorité
supérieure un pouvoir qui lui permet d'agir sur ses
subordonnés, à plus forte raison le Christ, qui tient
son autorité de Dieu, peut-il venir à bout de toutes
les forces du mal, et d'abord de la maladie. Il reconnaît
ainsi, dans l'action de Jésus, la présence et
l'autorité de Dieu.
Au verset 8, on trouve une déclaration d'indignité ("Je
ne suis pas digne..."). C'est qu'il y a pour un juif danger de
souillure légale à pénétrer chez un
païen. Mais, plus profondément, cette parole signale que
le centurion se sait démuni. Il sollicite un secours auquel il
n'a aucun droit et pourtant il attend tout du Christ.
Voilà donc la foi du centurion : un mouvement vers
Jésus, la confiance absolue en sa parole libératrice,
la reconnaissance de son identité, et l'aveu de sa propre
pauvreté.
Le Christ l'approuve (verset 10) et l'exauce (verset 13). Mais il la
célèbre en lui donnant sa signification pleine et
entière pour l'histoire du salut elle-même : ce sont les
versets 11-12.
B - "Beaucoup viendront..." (Versets
11-12). Cette leçon du Christ
s'adresse à ceux qui le suivent (verset 10), donc à la
communauté des croyants, à nous aujourd'hui. Le Christ
instruit ici son Eglise. Au verset 10 b, le Christ oppose à la
foi du centurion païen l'incrédulité qu'il a
rencontrée en Israël. La foi de l'officier devient le
sujet d'une promesse (verset 11). Le centurion ne doit pas être
vu comme un cas exceptionnel, mais comme le premier d'une nombreuse
lignée venant de l'ensemble du monde habité. Un
bouleversement énorme se produit. Désormais
l'accès au salut ne dépend plus de l'appartenance
à une collectivité nationale, mais de la seule foi.
Ce qui est promesse pour les uns devient jugement pour les autres
(verset 12). L'expression "fils du Royaume" s'applique aux
Israélites. Elle signale que la position particulière
d'Israël dans l'histoire du salut est reconnue. Mais la venue du
Christ démasque l'incrédulité des Juifs ("Chez
personne en Israël je n'ai trouvé une telle foi"). Elle
réduit à néant leur élection. Ils seront
rejetés lors du jugement. L'élection selon la chair ne
sert de rien. Abraham, Isaac, Jacob sont les pères des
croyants ; ils n'offrent aucune garantie pour des descendants
incrédules.
C- La foi et l'Église. L'histoire du centurion de Capharnaüm illustre l'importance constitutive de la foi pour l'Église. Elle est d'abord porteuse d'une promesse merveilleuse : si désormais le salut dépend exclusivement de la foi en Jésus, alors il est offert en plénitude à chacun, quelle que soit son origine, son passé, sa situation sociale, son éducation. Mais simultanément le récit contient un avertissement : si Abraham, Isaac et Jacob ne sont d'aucun secours pour Israël figé dans son incrédulité, semblablement l'appartenance à l'Église ne confère aucune sécurité. Seule, la foi du centurion mène au salut.
2 - Les vignerons meurtriers.
21, 33-46.
Cette parabole est une réflexion de
la première Eglise en forme d'allégorie. A travers elle
se trouve résumée toute l'histoire de Dieu avec son
peuple. Si on compare Matthieu 21 avec Marc
12 1-12,
on est frappé par trois éléments.
L'allégorie est immédiatement plus transparente, le
motif des "fruits" y est plus développé, et la fin de
la parabole est transformée.
A - L'histoire d'un
échec. Une citation d'Isaïe
5, 1-2
annonce le récit. On comprend tout de suite qu'il s'agit de
l'histoire de Dieu et de son peuple. On peut donc sans peine
décoder les images. Le propriétaire c'est Dieu, les
vignerons, c'est Israël, ou plutôt les chefs du peuple,
les envoyés, ce sont les prophètes, le fils
assassiné, c'est Jésus, et la punition, rejet
d'Israël, c'est la catastrophe de 70. Enfin, les autres
vignerons, c'est l'Église.
La nature des relations entre les différents acteurs est
illustrée par le motif des fruits. L'Alliance entre Dieu et
son peuple n'est pas respectée. Israël se ferme à
l'initiative de son Dieu, il n'honore pas les termes du contrat.
Malgré les appels incessants de son Dieu, il se fige dans une
désobéissance coupable. Le destin des envoyés
permet de mesurer l'étendue de sa révolte. L'assassinat
du Golgotha n'est pas une tragique méprise, mais
l'aboutissement fatal d'un endurcissement constant.
B - Le peuple qui produira du
fruit. Le Christ de Matthieu met ses
auditeurs en demeure de tirer la leçon du récit
(comparer avec Marc 12, 9). La conclusion s'impose : le châtiment est
inéluctable (verset 41).
Il consiste, d'une part, dans l'anéantissement des
coupables. On est obligé de penser à la destruction de
Jérusalem en 70. Dans cette catastrophe nationale, Matthieu
discerne l'accomplissement de la colère divine. Le
châtiment se réalise d'autre part dans la
dépossession : la vigne est louée à d'autres vignerons
et Matthieu souligne la condition du fermage : porter du fruit.
L'indication est claire. Israël est privé de son
élection. Le rôle de témoin de la promesse et de
l'exigence divine est confié à une nouvelle
collectivité dont le signe distinctif est la mise en pratique
de la volonté de Dieu.
Le verset 43, propre à Matthieu, formule de façon
directe et à l'intention de l'Église la leçon du
récit. Ainsi se trouve explicité le verset 41. De quoi
s'agit-il ? L'histoire de Dieu avec les hommes ne s'achève pas
avec l'échec d'Israël. Dieu rassemble un nouveau peuple
à son service. Mais ce rassemblement s'effectue selon un
critère précis : la fidélité morale, dans
les comportements. Par son endurcissement, Israël perd la
vocation qui le destinait au salut. Il rend caduque son
élection. C'est ce que pense Matthieu (Mais pas Paul : voir
Romains 11, 29 : "Les dons et l'appel
de Dieu sont irrévocables").
Pour Matthieu, la vocation retirée à Israël est
confiée à un peuple qui se rassemble sur la base d'une
tâche à accomplir. L'affiliation à ce peuple
nouveau ne saurait être constatée ni
démontrée. Seul le jugement révélera qui
a porté du fruit et donc qui fait partie du nouveau
peuple.
Cette conception est lourde de conséquences pour
l'Église. En premier lieu, l'Église n'est pas la simple
continuatrice d'Israël déchu, dont elle prendrait la
place et les privilèges. Elle n'est ni un nouvel Israël,
ni le véritable Israël. Elle reçoit une vocation
qui la détermine complètement. Elle n'est le peuple du
Royaume que dans la mesure où elle reste fidèle
à cette vocation, c'est-à-dire à la
volonté de Dieu. Et seul le jugement dira si l'Église,
au cours de l'histoire, a bien été le peuple qui a
porté du fruit.
3 - La parabole des
invités. 22,
1-14.
Cette parabole poursuit la réflexion esquissée dans la
précédente. Elle aussi s'attache à clarifier le
sens de l'histoire du salut et à préciser le statut de
cette nouvelle communauté qu'est l'Église.
Matthieu tient cette parabole de la source des "Logia". Elle n'est
pas dans Marc. Elle est dans Luc 14, 15-24, avec deux
différences essentielles :
- les versets 4-7 de Matthieu évoquent un double envoi
collectif sanctionné par des sévices et
débouchant sur un terrible châtiment, alors que Luc
décrit l'unique envoi d'un seul serviteur.
- les versets 11-14 sont propres à Matthieu et abordent un
thème qui lui est cher : l'Église comme un "corps
ambigu", où il y a du bon et du mauvais.
A - L'histoire du salut en
images.
Notre récit est une illustration de l'histoire du salut. Deux
parties :
- versets 2-7 : décrit l'échec d'Israël.
- versets 8-14 : évoque le rassemblement et le destin de
l'Église.
Les images utilisées sont claires :
- Première scène : la crise d'Israël. Le roi,
c'est Dieu, le fils, c'est le Christ, les noces, c'est l'irruption du
Royaume. Le premier envoi fait allusion à la mission des
disciples avant Pâques. Le deuxième envoi symbolise la
mission chrétienne auprès d'Israël après
Pâques. La persécution dont sont victimes les
envoyés s'accorde avec ce que rapporte le discours d'envoi du
chapitre 10. L'expédition punitive du verset 7 figure la
marche des armées romaines sur Jérusalem et sa
destruction en 70. L'effondrement de la ville est
présenté comme l'expression du châtiment
divin.
- Deuxième scène (8-14) : elle explicite la
réalité de l'Église. Le verset 8 tire la
leçon de l'échec d'Israël, puis le verset 9 amorce
la perspective e la mission universelle. Le verset 10 nous confronte
à une Eglise de masse dont la réalité est
ambiguë. Les versets 11-13 montent que cette Eglise nouvellement
constituée est en route vers le jugement et que seule la
justice figurée par le vêtement de noces
prévaudra à cette occasion. Le verset 14 formule
l'exhortation finale.
B - D'Israël à
l'Église.
Le déroulement du récit fait apparaître que seul
le refus des premiers invités amène le roi à en
convier d'autres. En clair, l'échec de la mission des
disciples auprès d'Israël conduit Dieu à adresser
son appel à d'autres hommes. Ainsi c'est l'endurcissement
d'Israël qui provoque et légitime la mission
auprès des païens. Cette affirmation appelle deux
commentaires :
- L'Église telle que Matthieu la conçoit naît de
l'échec d'Israël. Seule l'infidélité du
peuple de l'Alliance et son incrédulité qui le
mène au désastre de 70 ouvrent la voie à ce
nouveau peuple qu'est l'Église. Par là se trouvent
définies la place et la légitimité de la
communauté chrétienne par rapport à
Israël.
- Ensuite le récit de charge de montrer que si l'Église
succède à Israël comme témoin du
Règne, elle n'en est ni la continuation ni le renouvellement.
Les seconds invités n'ont en effet rien de commun avec les
premiers. Si la première invitation était
destinée à un cercle bien défini, la seconde
(versets 8-10) s'adresse à quiconque veut bien la recevoir.
Elle se caractérise par la disparition de toute exclusive, par
une ouverture illimitée. Cette suppression de toute condition
préalable, cet universalisme si cher à Matthieu est
l'expression de la grâce divine.
Pareille ouverture dans l'appel n'est pourtant pas sans
problèmes. Les seconds invités vont-ils éviter
l'écueil qui a perdu Israël ? Vont-ils se montrer dignes
de l'invitation reçue ?
C - Une communauté
ambiguë.
Si la proclamation de la Bonne Nouvelle du Royaume dans l'ensemble du
monde habité provoque un rassemblement sans
précédent (la salle de noces est remplie de convives),
la foule réunie est pour le moins ambiguë. La fin du
verset 10, propre à Matthieu, suggère
déjà cet état de fait : "Ils
rassemblèrent tous ceux qu'ils trouvèrent, mauvais et
bons." D'entrée, la communauté chrétienne
comporte aussi bien des hommes qui sont être dignes de l'appel
reçu que d'autres qui vont s'en avérer indignes.
La petite scène des versets 11-13 aborde ce problème en
toute clarté. La venue du roi suggère cette de Dieu
pour le,jugement et les convives réunis dans la salle de
noces, l'Église. L'homme qui ne porte pas la robe nuptiale se
révèle indigne de l'invitation qu'il a reçue. Il
n'a pas su - ou pas voulu- adopter le comportement en accord avec la
circonstance. Inadéquation entre l'honneur qui lui est fait et
l'attitude qu'il adopte : c'est une négligence coupable. A ce
titre, cet homme devient le symbole du chrétien
inconséquent qui ne répond pas à la grâce
qui lui est offerte par une obéissance fidèle.. Le
verdict est sans appel. De même que l'Israël
incrédule est rejeté, ainsi en sera-t-il du disciple
désobéissant.
Le verset 14 formule la pointe de la parabole. L'Église se
caractérise par l'écart qui existe entre la masse de
ceux qui se réclament de l'Évangile et le petit nombre
de ceux qui le pratiquent en vérité. Ce décalage
entre les appelés et les élus fait de la
communauté ecclésiale une réalité
ambiguë, un ensemble mélangé. Si
l'indignité d'Israël est établie et
sanctionnée, la question de la dignité de
l'Église devant son Sauveur est une question ouverte.
Ce constat devient le motif d'une exhortation. L'Église ne
doit pas s'appuyer sur de fausses sécurités. Le
jugement vers lequel elle chemine la traversera. Dieu
n'hésitera pas à faire prévaloir son droit comme
il n'a fait face à Israël. Aussi l'heure présente
prend toute son importance. Elle est l'occasion de se montrer digne
de l'appel reçu. Elle est l'instant où il s'agit de
revêtir le vêtement de noces.
Si vous avez lu attentivement ce qui précède, vous avez sans doute remarqué l'emploi fréquent du mot "jugement". C'est ce que nous allons aborder la prochaine fois. Ce sera la fin et le point culminant de notre étude sur l'Évangile de Matthieu. Je dis souvent que tout chrétien devrait savoir par coeur Matthieu 25, 31-46. On verra cela dans quinze jours, le 4 juin. Bon travail.