THÉOLOGIE "POUR LES NULS"
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Cette année 2012 :Un dialogue interreligieux
TOUTES LES RELIGIONS SE VALENT", disent les gens. Par contre, toutes les religions déclarent qu'elles ont la vérité et qu'hors de leur croyance, il n'y a pas de salut. Chacune d'elles revendique le droit d'être seule capable de répondre aux grandes aspirations de l'homme. Et bien souvent, chacune d'elles s'enferme dans sa tour d'ivoire et refuse de s'intéresser aux autres.
Que je sois chrétien ou non, quelle est mon attitude à l'égard des autres religions ? Question d'actualité en ces temps où notre monde ressemble à un petit "village planétaire".
Je ne peux pas ignorer plus longtemps mon voisin. Ce sera donc l'objet de notre recherche cette année : d'une part explorer quelques-unes des grandes religions, leur origine et leurs croyances, et d'autre part essayer de nous situer en chrétien par rapport à ces religions.
11e Séquence : Le BOUDDHISME
(Novembre 2012)
Né dans l'Inde il y a vingt-cinq siècles, le bouddhisme s'est répandu peu à peu sur toute la partie la plus vaste et la plus peuplée de l'Asie, de l'Afghanistan à l'Indonésie et de Ceylan au Japon. Son influence fut et est demeurée profonde sur les hommes et les civilisations de ce continent,
La vocation missionnaire du bouddhisme remonte à ses origines, la « Voie de la Délivrance » découverte par le Bouddha devant être montrée à tous les hommes, quels que soient leur race, leur sexe, leur groupe social. Cette propagation des enseignements du Bienheureux se fit presque toujours avec beaucoup de tolérance et de souplesse, en s'adaptant aux croyances, aux sentiments et aux coutumes des gens auxquels elle s'adressait, dans toute la mesure où cela n'était pas incompatible avec les principes, moraux et autres, du bouddhisme. Cette adaptation était largement facilitée par l'absence d'une autorité supérieure qui définirait et imposerait une orthodoxie. C'est pourquoi il existe tant de diversité entre les multiples formes prises par le bouddhisme au cours de sa longue histoire dans les pays, si dissemblables à tant d'égards, où il a prospéré.
Quelle est la vraie nature du bouddhisme ? Est-ce une religion ou bien une simple philosophie vécue ? En fait, il est à la fois l'une et l'autre, les parts respectives de ces deux composantes variant beaucoup selon les fidèles – moines et laïcs. Le culte bouddhique et tout ce qui s'y rattache sont inspirés par l'esprit le plus authentique d'une doctrine religieuse.
L'aspect philosophique ne saurait être dédaigné pour autant, car il est essentiel. Grâce surtout au goût très développé des anciens Indiens pour les spéculations abstraites, à l'entraînement intellectuel de leurs élites et à l'absence de toute autorité définissant et maintenant une orthodoxie dans le bouddhisme, celui-ci a produit une philosophie dont la richesse, la diversité et l'audace méritent l'admiration. L'ampleur des vues, la profondeur de la pensée, qui ne connaît pas de limites à sa liberté, la virtuosité et la rigueur des raisonnements n'ont pourtant pas d'autre but que d'amener à constater la réalité avec une froide lucidité, à se détacher du monde trompeur et à avancer résolument sur la « Voie de la Délivrance ».
Comme celle de toutes les religions, l'étude sérieuse du bouddhisme exige une excellente connaissance des peuples qui s'y sont convertis, de leur civilisation, de leur histoire, des pays qu'ils habitent et des langues qu'ils parlent ou ont parlées jadis et dans lesquelles ont été rédigés les innombrables ouvrages de la littérature bouddhique. Quoique l'étude du bouddhisme utilise des méthodes analogues, dans leur ensemble, à celles qu'appliquent les historiens des autres religions, la grande diversité de ces peuples, de tout ce qui les concerne et des formes prises par le bouddhisme rend cette étude particulièrement difficile. Les grandes différences qui séparent, en outre, le bouddhisme de la spiritualité occidentale rendent souvent nécessaire d'acquérir sur place, et non pas seulement dans les livres, une connaissance directe des façons dont il est compris, senti et vécu par ses fidèles.
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LE BOUDDHA
On donne le titre de Bouddha, celui qui s'est « éveillé » à la Vérité, à un sage de l'Inde antique qui enseigna une méthode destinée à découvrir la réalité cachée derrière les apparences et à se libérer définitivement des illusions, des passions et de la douleur inhérente à toute forme d'existence.Pour lui, comme pour presque tous les Indiens, chaque mort est suivie d'une renaissance, mais il croit, en outre, que celle-ci est causée par le désir et déterminée par la valeur morale des actes précédemment accomplis. Celui qui veut briser la chaîne sans fin des existences successives et goûter alors la béatitude de l'« Extinction » (nirvāna) doit observer rigoureusement les règles de la morale et pratiquer assidûment diverses méthodes psychiques permettant, les unes de connaître clairement la Vérité, les autres d'épuiser progressivement les passions et de développer la sérénité.
Une telle discipline ne peut être suivie que par des ascètes ayant renoncé à tous les plaisirs ou biens de ce monde et menant en communauté une vie austère. Celle-ci est réglée dans ses moindres détails par un code monastique dont les multiples articles ont été fixés par le Bouddha pour assurer le bon ordre de la communauté des moines et permettre à chacun de ceux-ci d'avancer correctement sur la longue et rude Voie de la Délivrance.
Presque tout ce qui peut nous aider à connaître la vie et l'œuvre du Buddha lui-même se trouve dans l'énorme masse des textes canoniques parvenus jusqu'à nous et appartenant à plusieurs sectes antiques. Malheureusement, les informations que nous en pouvons tirer y sont éparpillées et elles ont subi des altérations souvent importantes durant le demi-millénaire où ces textes ont été transmis par voie orale avant d'être fixés par écrit vers le début de l'ère chrétienne.
C'est pourquoi notre connaissance de la vie et de l'œuvre du Bouddha, et plus généralement celle du bouddhisme antique, est dans l'ensemble incertaine, plus ou moins probable selon les éléments qui la constituent.
I - Sa vie et sa personnalité
Bien qu'elle ait été niée autrefois, l'historicité du Bouddha ne l'est plus aujourd'hui. On s'accorde, en outre, sur divers points importants de sa biographie,
Le futur Bouddha naquit vers le milieu du vie siècle avant l'ère chrétienne dans la petite tribu des Śākya, dont la principale ville était Kapilavastu, à 225 km en plein nord de Bénarès. Sa famille était de caste guerrière et appartenait à la lignée des Gautama. Peu après avoir atteint l'âge adulte, il quitta son foyer et devint ascète errant, sans doute à la suite d'un deuil cruellement ressenti. Pendant plusieurs années, il chercha la solution du problème de la douleur et de la mort, qui hantait son esprit, solution qu'il découvrit soudain, devenant ainsi un « éveillé » (bouddha). Quelque temps plus tard, dans un bois de la banlieue nord de Bénarès (aujourd'hui Sarnath), il prononça son premier sermon devant cinq ascètes dont il fit ses premiers disciples, fondant ainsi sa « communauté monastique ». Il passa le reste de son existence à parcourir le bassin moyen du Gange en prêchant sa « doctrine » (dharma), opérant de nombreuses conversions et organisant sa communauté de moines. Il mourut fort âgé, à Kuśinagara (aujourd'hui Kasia, à 175 km au nord-ouest de Patna), où il avait fait halte au cours d'un long voyage à pied, vers 480 avant J.-C. Il entra alors dans l'insondable et définitive paix de l'« Extinction complète » (parinirvāna).
Les récits les plus sobres en éléments légendaires peignent le Bouddha comme un homme d'une grande noblesse de caractère, toujours maître de lui, plein de sagesse et de bon sens, libre de tout préjugé, à la fois énergique et doux, très accessible à la bonté et à la pitié ; en résumé, ils le présentent comme un personnage fort attachant et digne de respect. Ces textes le désignent par son nom de lignée, Gautama, mais plus souvent par les titres de Bouddha, de « Bienheureux » (bhagavant) ou de « celui qui est allé à la Vérité » (tathāgata). Le titre de Śākyamuni (ascète des Śākya) n'y apparaît qu'assez rarement.
II - La doctrine primitive
Il est très difficile de déceler ce qui, dans les milliers de « sermons » (sūtra) attribués par la tradition au Bouddha, lui appartient vraiment, quelles sont ses idées et celles de ses disciples. En examinant l'ensemble des sūtra et en comparant entre elles les diverses versions, on atteint cependant un fond doctrinal commun qui doit représenter la pensée du Bouddha ou, du moins, celle de ses tout premiers adeptes.
Cette doctrine primitive repose sur un double postulat : tous les êtres vivants transmigrent sans fin d'une existence à une autre, passant par les états d'homme, de dieu, d'animal, de revenant affamé et de damné. C'est en fonction de leurs actes antérieurs qu'ils transmigrent ainsi : ceux qui ont accompli de bonnes actions renaissent sous d'heureux auspices, ceux qui ont accompli de mauvaises actions sont promis à une vie pénible. Le premier postulat était accepté par presque tous les Indiens dès avant l'époque du Bouddha, mais le second, qui donne au mécanisme de la rétribution automatique des actes un caractère moral, fut peut-être imaginé par le Bienheureux lui-même.
L'essence de la doctrine primitive est contenue dans les quatre « saintes Vérités » (Ārya-Satya) qui auraient été définies dans le fameux premier sermon, prononcé à Bénarès : la Vérité de la douleur ; la Vérité de l'origine de la douleur ; la Vérité de la cessation de la douleur ; la Vérité de la Voie qui mène à la cessation de la douleur.
La « douleur »Tout est douleur : la naissance, la vieillesse, la maladie, la mort, le chagrin, les tourments, l'union avec ce que l'on déteste, la séparation d'avec ce que l'on aime, le fait de ne pas obtenir ce que l'on désire. Nul être n'échappe à la douleur, même pas les innombrables dieux, dont l'existence pleine de bonheur et extrêmement longue aura, elle aussi, une fin.
Tout ce qui existe, êtres vivants et choses inanimées, est composé d'éléments de durée limitée et est vide de tout principe personnel et éternel, De plus, rien n'est permanent, tout apparaît un jour, déterminé par des causes multiples, se transforme sans cesse et périt inéluctablement. La douleur est étroitement liée à cette absence de soi et à cette impermanence, et c'est pourquoi elle est inhérente à toute existence. De même que l'individu est privé de principe personnel, le monde est vide d'un Dieu éternel, créateur et omnipotent, source de salut.
L'origine de la douleur
La douleur a pour origine la « soif », c'est-à-dire le désir, qui s'attache au plaisir et accompagne toute existence ; elle mène à renaître pour goûter encore des voluptés trompeuses. Cette soif est elle-même produite par un enchaînement de causes dont la première est l'ignorance, plus précisément l'ignorance de cette réalité que le Bouddha a découverte et qu'il révèle à ses disciples.
La soif et l'ignorance engendrent les trois « racines du mal », qui sont la convoitise, la haine et l'erreur, d'où naissent à leur tour les vices, les passions et les opinions fausses. Tous ceux-ci poussent l'être à agir et à se laisser ainsi entraîner par le mécanisme de la rétribution des actes. Tout « acte » (karman), bon ou mauvais, corporel, vocal ou seulement mental, s'il résulte d'une décision prise en pleine connaissance de cause, produit de lui-même, automatiquement et inexorablement, un « fruit » (phala) qui « mûrit » peu à peu et retombe tôt ou tard sur son auteur sous la forme d'une récompense ou d'un châtiment correspondant à cet acte en nature et en importance. Cette « maturation » (vipāka) de l'acte est plus ou moins longue, mais, comme sa durée dépasse souvent celle d'une vie humaine, elle oblige l'auteur à renaître pour recevoir sa rétribution.
La cessation de la douleurLa cessation de la douleur, c'est la cessation de la soif, donc celle des trois racines du mal, convoitise, haine et erreur, leur « extinction » (nirvāna) totale, leur complet épuisement. Elle est atteinte ici-bas par les saints bouddhiques du degré le plus élevé, et à plus forte raison par le Bouddha lui-même, qui continuent à vivre dans un état de sérénité imperturbable, définitivement à l'abri de la douleur, de la crainte, du doute. Lorsqu'ils meurent, ils ne renaissent plus nulle part et personne ne peut définir l'état de béatitude éternelle qu'ils atteignent au moment de leur « extinction complète ».
La Voie qui mène à la cessation de la douleurLa Voie de la Délivrance est la « Sainte Voie aux huit membres » : opinion correcte, intention correcte, parole correcte, activité corporelle correcte, moyens d'existence corrects, effort correct, attention correcte et concentration mentale correcte. Chacun de ces « membres » doit être visé au moyen de diverses méthodes, dont la première est une bonne conduite morale consistant dans l'abstention rigoureuse de toute mauvaise action, à commencer par le meurtre, le vol, la luxure, le mensonge et la consommation des boissons enivrantes.
Les autres méthodes visent à vaincre l'ignorance par l'examen approfondi des réalités et à supprimer les passions par l'apaisement de l'esprit. Elles comprennent toutes sortes d'exercices psychiques dont les principaux appartiennent au type des « méditations » (dhyāna) et qui doivent être pratiqués longuement chaque jour. En concentrant la pensée sur certaines idées ou images, et en l'y fixant, on parvient peu à peu à transformer l'esprit, à se convaincre de la vérité des différents articles de la doctrine, à se débarrasser des illusions, des opinions fausses et des vains raisonnements, à développer les vertus salutaires, à faire disparaître les mauvaises habitudes nées des passions, à déraciner celles-ci et à goûter enfin une parfaite sérénité, au-delà du plaisir et de la douleur, de la joie et de la tristesse, en demeurant complètement indifférent aux vicissitudes de ce monde. Bien que parfois empiriques et même empruntés aux ascètes indiens adeptes d'un pré-yoga, ces exercices ne sont pas pour autant irrationnels et inefficaces. Ils s'apparentent aux exercices spirituels des religieux chrétiens et à certaines méthodes de la psychiatrie moderne.
Grâce à eux, le saint bouddhique peut attendre d'avoir reçu les dernières rétributions de ses actes passés, durant une suite d'existences relativement courte, tout en n'accomplissant plus la moindre mauvaise action et en faisant le bien avec un tel détachement qu'il ne peut plus produire de fruits qui l'enchaîneraient à de nouvelles existences.
III - La communauté primitive
De telles méthodes exigent une discipline sévère qui ne peut être pratiquée par des hommes vivant dans des conditions ordinaires, soumis à de multiples tentations et à toutes sortes d'obligations familiales, professionnelles et autres, qui les absorbent. Les vrais disciples du Bouddha doivent donc, comme leur maître, quitter leur foyer pour mener la vie austère d'ascète errant, de moine « mendiant », et se plier aux nombreuses règles fixées par le Bienheureux. Ainsi leur progression sur la Voie de la Délivrance s'effectuera dans les meilleures conditions.
Le Bienheureux proscrit les austérités inutiles, tortures et mutilations que s'infligent certains ascètes indiens, mais il impose à ses disciples une existence fort rude. Leurs cheveux et leur barbe entièrement rasés, leurs vêtements faits de haillons ramassés dans les ordures ou les charniers, teints en ocre jaune et cousus ensemble, les moines mendient le peu de nourriture dont ils ont besoin, ne prennent qu'un seul repas par jour, avant midi, et dorment au pied des arbres ou dans des cavernes. Ils doivent voyager sans cesse, à pied, d'un village à un autre, pendant les trois quarts de l'année, pour répandre la doctrine salvatrice du Bouddha. Ils ne doivent pas omettre pour autant de se livrer chaque jour, durant de longues heures et fort avant dans la nuit, en des endroits retirés et calmes, aux exercices psychiques qui ont pour but de les conduire à la Délivrance.
Pendant les trois mois de la « saison des pluies », les moines font retraite par groupes dans des huttes ou dans des grottes ; ils reprennent ensuite leur vie errante. Deux fois par mois, les soirs de la pleine et de la nouvelle lune, ils se réunissent, prêchent la doctrine aux laïcs puis se confessent entre eux et récitent un résumé du code pénal monastique auquel ils sont soumis. À l'origine, il n'existe aucun culte, le Bouddha et ses saints disciples recevant seulement les hommages et les offrandes que l'usage oblige à présenter à toutes les personnes vénérables.
Les moindres détails de l'existence des moines, jusqu'aux dimensions des vêtements et des huttes, la façon de manger et de marcher, sont réglés avec précision par le Bienheureux. Tous les manquements, même les plus infimes, sont punis selon leur gravité après une instruction et un jugement conformes à une procédure bien définie, qui pèse soigneusement la responsabilité de l'accusé. Règles, châtiments et procédure sont consignés dans un code monastique que les disciples doivent connaître à l'égal des sermons doctrinaux prononcés par leur maître.
Les moines ne pouvant pratiquer aucune activité productrice de biens matériels ni louer leurs services pour accomplir un travail profane, leur subsistance dépend entièrement de la bonne volonté des « fidèles laïcs ». Ces derniers doivent observer les principales règles morales enseignées par le Bienheureux et donner régulièrement aux religieux bouddhiques la nourriture et les quelques objets dont ceux-ci ont besoin. En agissant ainsi, ils font leurs premiers pas sur la Voie de la Délivrance et espèrent que les fruits de leur générosité les aideront à mieux avancer sur celle-ci dans leurs prochaines existences. Dès leur vie présente, ils reçoivent avec attention et respect le « don de la doctrine » que les moines leur font, en échange de leurs aumônes.
IV - Les origines du culte bouddhique
Ce respect que les fidèles laïcs éprouvent envers les moines est mêlé, conformément aux vieilles croyances indiennes, d'admiration et d'une certaine crainte, dues aux pouvoirs surhumains attribués aux ascètes et résultant des austérités qu'ils s'infligent, comme de leur pratique des méditations et des exercices analogues. À l'égard du Bienheureux, ce respect devient de la vénération, sa sainteté étant jugée très supérieure à celle de ses disciples. Après le parinirvāna du Bouddha, il s'y ajoute le vif regret laissé par sa disparition, la tristesse de ne plus pouvoir profiter de ses conseils ni de la protection que ses pouvoirs prodigieux devaient assurer à ses fidèles.
Certes, en « s'éteignant complètement », le Bouddha a rompu définitivement toutes relations avec ce monde et les êtres qui y vivent ; il ne peut donc recevoir ni même connaître les marques de vénération qui lui sont adressées, ni non plus remercier dûment leurs auteurs. Celles-ci ne sont pourtant pas vaines, car ce sont toutes de bonnes actions, corporelles, vocales et aussi mentales, dont la maturation produira tôt ou tard des fruits d'autant plus agréables et importants que celui qui en est l'objet est un homme d'une sainteté extraordinaire. Quand le souvenir du Bouddha réel se sera estompé dans les brumes du passé et que la légende aura considérablement magnifié sa personne, cette vénération se justifiera davantage encore et deviendra même un véritable culte : dès la fin du ive siècle avant J.-C., semble-t-il, les disciples élèveront leur maître au rang suprême, au-dessus des dieux et des hommes.
Faute de pouvoir être dirigé vers sa personne vivante, présente, le culte rendu au Bienheureux prend d'abord pour objets concrets les restes de son corps, ou supposés tels, puis les « tumulus » (stūpa) censés contenir ces reliques et les endroits où se seraient produits les principaux événements de sa vie. Ainsi va-t-on se recueillir devant les arbres ou les bouquets d'arbres à l'ombre desquels le Bouddha serait né, aurait atteint l'Éveil, aurait prononcé son premier sermon, se serait enfin éteint complètement. De là proviennent deux caractéristiques majeures de la religion bouddhique : le culte des reliques et les pèlerinages aux lieux saints. Un peu plus tard, la vénération des fidèles s'adressera, en outre, à des symboles représentant le Bienheureux, qu'on n'ose encore figurer sous forme humaine pour des raisons fort obscures : empreintes de pieds , trône, figuier de l'Éveil, tumulus. C'est seulement vers le début de l'ère chrétienne que l'on commencera à sculpter des statues et des bas-reliefs du Bouddha, dans la région de l'actuelle Kaboul et sous l'influence de la civilisation hellénistique alors encore vivante en ces lieux. Certains de ces bouddhas géants ont été récemment détruits par les talibans.
Quel que soit l'objet représentant ou rappelant à l'esprit la personne du Bienheureux – reliques, tumulus, arbre, symbole ou statue –, le culte est partout le même dans ses grandes lignes. Il comprend d'abord des gestes et attitudes de vénération : salut des deux mains jointes élevées à la hauteur du front incliné, prosternation, circumambulation en gardant à sa droite l'objet vénéré. À cela s'ajoutent des offrandes variées : fleurs, notamment de lotus divers, encens, onguents et poudres parfumés, parasols, bannières, lampes allumées, parfois aussi boissons et aliments végétaux, le Bouddha ayant proscrit tous les sacrifices d'êtres vivants. Les chants de louanges au Bienheureux, la récitation de poèmes édifiants et de textes liturgiques exprimant les résolutions et les souhaits des fidèles, l'exécution d'airs de musique et parfois aussi de danses complètent les manifestations du culte bouddhique. Celui-ci s'est inspiré très largement du culte rendu aux divinités brahmaniques, lequel copiait lui-même celui dont les rois étaient l'objet dans l'Inde ancienne.
V - La légende du Bouddha
Telle qu'elle est contée dans les recueils canoniques et plus encore dans les ouvrages postérieurs, la biographie traditionnelle du Bouddha est essentiellement légendaire et vise surtout à glorifier celui-ci. Elle est constituée autour de trois noyaux indépendants, qui furent réunis après le début de l'ère chrétienne en une seule biographie, et celle-ci fut progressivement complétée par l'adjonction de nombreux autres récits.
Le premier de ces trois noyaux conte la jeunesse du futur Bouddha depuis sa naissance jusqu'à son abandon de la vie laïque. En fait, il s'agit là d'une légende tissée autour de la personne d'un de ses fabuleux prédécesseurs, nommé Vipaśyin, avec toutes les ressources de l'imagination des anciens Indiens, mais on a simplement recopié ce conte vers le début de l'ère chrétienne en remplaçant Vipaśyin par Gautama. Cela fut facilité par le fait que seuls de très rares souvenirs avaient été gardés de la jeunesse du Bienheureux.
Le deuxième noyau se rapporte vraiment, lui, à la vie de ce dernier, bien que les détails merveilleux y abondent à côté des éléments vraisemblables, dont quelques-uns paraissent historiques. Il a pour axe l'Éveil, mais il conte aussi les efforts accomplis par le jeune ascète Gautama pour atteindre ce but et divers événements qui auraient eu lieu après qu'il fut devenu un Bouddha, notamment le sermon dit « de Bénarès » et les premières conversions à Uruvilvā (aujourd'hui Buddh-Gaya, à 100 km au sud de Patna), où la tradition situe l'Éveil, et dans la région voisine.
Le troisième noyau, contenu dans le long et célèbre Mahāparinirvāna-sūtra, a pour sujet principal l'« Extinction complète » du Bienheureux. Il conte en détail le dernier voyage du Bouddha de Rājagha (l'actuel Rajgir, à 70 km au sud-est de Patna) à Kuśinagara, la mort du maître à cet endroit, ses funérailles solennelles, semblables à celles d'un roi très puissant, et le partage de ses ossements entre plusieurs groupes de dévots laïcs venus les réclamer, les armes à la main. Les éléments vraisemblables, en particulier les sermons, y sont nettement plus nombreux que les autres, bien que leur historicité soit presque toujours pour le moins douteuse. Cependant, les récits de prodiges n'en sont pas absents, notamment pour ce qui touche aux funérailles, dont ils soulignent fortement la solennité.
La légende du Bouddha ne se limite pas au récit de sa dernière existence. Très tôt, dès avant Aśoka, ses dévots imaginèrent ce qu'avaient été ses vies antérieures et les exploits qu'il y avait accomplis, actions hautement méritoires dont la maturation lui avait permis d'atteindre l'Éveil beaucoup plus tard. Pour cela, ils n'hésitèrent pas à puiser dans la vaste collection des contes populaires et des légendes royales, en les adaptant aux besoins de l'édification bouddhique. Les héros de ces contes étant souvent des animaux, cela permettait de montrer que, même quand il était re-né dans le corps d'un singe, d'un éléphant, d'un oiseau, d'une tortue, etc., le futur Bouddha, le Bodhisattva, avait pratiqué à la perfection les grandes vertus de bonté, de compassion, de patience, de renoncement, d'énergie, de sagesse, etc., sans hésiter à sacrifier sa propre vie à l'occasion. Ainsi se constitua très vite un ensemble de plusieurs centaines de récits contant les « naissances » (jātaka) antérieures du Bienheureux Gautama, qui jouirent d'une très grande popularité ; celle-ci s'est maintenue jusqu'à nos jours.
Cette popularité des Jātaka et celle, équivalente, de la biographie légendaire du Bouddha contribuèrent certainement, pour une large part et très tôt, à la glorification du Bienheureux. Celui-ci fut regardé par ses fidèles émerveillés comme un être incomparablement supérieur à tous les autres, aux dieux comme aux hommes, disposant de pouvoirs prodigieux bien plus grands que ceux des premiers, et tout particulièrement de l'omniscience. Par voie de conséquence, la ferveur avec laquelle furent accueillies ces deux sortes de légendes apporta un soutien massif au culte dont le Bouddha était l'objet et qui se développa très rapidement au cours des trois ou quatre derniers siècles avant l'ère chrétienne.
L'EXPANSION CONTEMPORAINE
Le bouddhisme fut, dès la fin du Ier millénaire de l'ère chrétienne, chassé de bien des régions d'Asie centrale et d'Asie du Sud-Est par l'expansion de l'islam. Sous la colonisation et au temps de la prééminence mondiale des puissances européennes, il sembla perdre encore davantage de son importance. S'opposant à cette évolution, apparurent au xviiie et au xixe siècle dans des régions non encore colonisées – sur les hauts plateaux du Kandy à Ceylan (Sri Lanka), en Birmanie (Myanmar) et au Siam (Thaïlande) – des tentatives de réforme traditionaliste, encouragées par les rois de ces régions. L'extension de la domination coloniale et l'emprise grandissante de la civilisation occidentale au xixe siècle rendirent cependant la confrontation avec le christianisme et la pensée européenne inéluctable. C'est alors, et alors seulement, qu'apparut ce mouvement moderne de rénovation bouddhiste que l'on désigne du nom de « bouddhisme moderniste ». Issu tout d'abord, et surtout, des classes moyennes cultivées, il s'associa bientôt étroitement au nationalisme et aux mouvements d'indépendance.I - Modernisme et tradition
Le Sri Lanka, où le bouddhisme avait survécu à une confrontation au christianisme qui durait depuis le xvie siècle, joua un rôle clé dans cette évolution. Dès 1865, plusieurs disputes publiques opposèrent moines bouddhistes et prêtres chrétiens, la plus célèbre étant la « Grande Dispute de Panadura » en 1873. Les travaux scientifiques du xixe siècle sur le domaine indien jouèrent également un grand rôle dans le « bouddhisme moderniste ». Le soin mis par les chercheurs et philosophes européens à déchiffrer les manuscrits bouddhiques, l'admiration exprimée dans leurs œuvres pour les enseignements du bouddhisme primitif contribuèrent à ranimer l'intérêt des bouddhistes pour leur propre doctrine et les incitèrent à se défendre contre l'emprise culturelle de la civilisation occidentale.
Le bouddhisme moderniste se distingue du bouddhisme traditionnel par son aptitude à réinterpréter, à réactualiser la doctrine bouddhiste. Cette aptitude est très certainement à la base de sa vitalité et constitue en même temps la raison de son succès en Occident. . Les bouddhistes modernistes appliquèrent alors la méthode historique de critique des sources documentaires telle qu'elle avait été développée au xixe siècle afin de redécouvrir le contenu originel de la doctrine bouddhiste. Ils établirent qu'il s'agissait d'une doctrine du salut ayant une base philosophique et destinée à délivrer tout être du cycle des souffrances et des réincarnations. La cosmologie traditionnelle et les superstitions, considérées comme éléments d'une tradition dépassée, furent abandonnées. Cette interprétation permit de décrire le bouddhisme comme une démarche rationnelle. On souligna que le Bouddha, contrairement à d'autres fondateurs, n'exigeait pas de croyance aveugle en sa doctrine, mais avait invité chacun à se convaincre soi-même, en la réalisant, qu'elle représentait vraiment la bonne voie de salut. Les modernistes définirent donc la doctrine du Bouddha comme « religion de la raison » et l'opposèrent aux conceptions irrationnelles des religions « occidentales » (judaïsme, christianisme et islam). C'est la raison pour laquelle ils sont convaincus qu'il ne peut y avoir aucune contradiction entre bouddhisme et connaissance scientifique. Pour beaucoup de modernistes, la scientificité du bouddhisme est même au premier plan de leurs préoccupations théoriques. Cela est valable pour les interprétations modernes du bouddhisme de certains érudits singalais, birmans et thaïlandais, ainsi que pour certains courants bouddhistes modernes en Asie orientale.
II - Rénovation religieuse et réforme sociale
Le bouddhisme moderniste n'est pas un mouvement homogène, mais se manifeste de façons les plus diverses, en fonction des aspects de la tradition bouddhique sur lesquels il repose. Il n'a cessé également de subir l'influence d'éléments traditionalistes.
Une fois recouvré l'indépendance nationale, des conflits ouverts opposèrent, dans plusieurs pays, les modernistes aux représentants des courants traditionalistes. Ces conflits influèrent aussi sur l'évolution politique et ils se manifestèrent au grand jour lorsque le législateur tenta de réformer les structures traditionnelles des communautés monastiques. Malgré ces heurts, le monachisme bouddhique continue de jouer aujourd'hui un rôle déterminant. Pour la communauté villageoise, les rapports étroits qu'entretient la population avec les communautés monastiques qui s'y rattachent restent un des éléments structurels de la plus grande importance. Pour la nouvelle classe moyenne urbaine, produit de l'évolution culturelle et sociale des dernières décennies, le bouddhisme devint le symbole de leur lutte contre la mainmise étrangère et l'aliénation culturelle. Les écrits du bouddhisme moderniste renvoient une image fortement idéalisée des conditions de vie à l'époque précoloniale, qui sert désormais de modèle aux aspirations rénovatrices.
C'est Bhimrao Ramji Ambedkar (1891-1956) qui, le premier, réussit en Inde à ranimer le bouddhisme de masse. Issu d'une basse caste réputée « intouchable », il ne faisait pas grand cas d'une simple réforme du système des castes, mais réclamait son abolition pure et simple. S'il est vrai qu'Ambedkar ne put réaliser tous ses projets, il prit néanmoins en tant que président du comité constitutionnel de l'Inde nouvelle une part importante dans l'élaboration de la Constitution, jetant ainsi les bases d'une rénovation sociale de l'Inde.
Le dynamisme des mouvements bouddhistes modernes s'est manifesté aussi en Asie du Sud-Est : ainsi, Chamlong Srimuang, élu en 1985 gouverneur de la capitale de la Thaïlande, Bangkok, appartient au groupe bouddhiste radical de Santi Asoke, groupe qui tente de façon rigoureuse de renouer avec les idéaux de vie simple de la communauté bouddhique des origines. Même dans l'archipel indonésien, qui a été converti à l'islam au xve et au xvie siècle, on observe un renouveau du bouddhisme qui renoue avec les anciennes traditions du pays.
C'est à l'influence qu'il exerce, aujourd'hui, dans plusieurs pays du monde occidental, en France, ainsi qu'en Grande-Bretagne, en Allemagne et aux États-Unis, que l'on reconnaît l'entière vitalité du bouddhisme moderne. À l'origine de la propagation du bouddhisme dans ces pays, on trouve l'intérêt porté par des intellectuels à cette doctrine asiatique du salut, intérêt allant de pair avec une critique du christianisme traditionnel. Ce n'est qu'aux États-Unis et, tout récemment, dans l'Europe de l'Ouest que le bouddhisme se propagea aussi par l'intermédiaire de groupes de réfugiés asiatiques. Aujourd'hui, ce sont, d'une part, le bouddhisme tibétain et ses pratiques mystiques, et, d'autre part, les exercices de méditation développées par les écoles bouddhistes japonaises qui trouvent de plus en plus d'adeptes dans les pays occidentaux.
(A suivre début décembre)