Depuis le début de notre recherche, nous avons essayé d'expliquer que lorsque nous parlons de la création, nous commençons par parler de nous, les humains, comme êtres créés. Sinon, la question serait purement théorique. Elle n'aurait rien à voir avec notre vie. Nous avons donc remarqué comment, du côté de l'homme se pose la question d'une dépendance. C'est ensuite seulement, et dans le cadre de cette dépendance, que se situe notre relation avec le Créateur.
Trois dépendances conditionnent l'existence de tous les humains. De vous comme de moi. Et ces trois dépendances sont des énigmes. Elles posent la question de la création. Question qui n'est jamais résolue au plan de l'agir immédiat. D'où, seulement, des interprétations.
1 - Trois dépendances.
A - La dépendance cosmique.
Je suis venu au monde, dans un monde que je n'ai pas fait. Dans un monde qui n'est pas le résultat de l'initiative des hommes. Au contraire, c'est ce monde, dans lequel je suis venu, qui me fait homme. L'humanité émerge du cosmos sans l'avoir voulu, sans qu'elle y soit pour rien. Au contraire, elle dépend constamment de ce monde qui la précède et la soutient. La science montre que l'apparition de l'homme sur la terre est le fruit d'une très longue évolution, d'un processus qui part de la matière inanimée, en passant par la vie végétale pour aboutir à la vie animale. C'est extraordinaire. Par son anatomie et par sa physiologie, l'homme s'insère à sa place dans la masse de matière animée qui constitue sa biosphère. Pas comme une espèce d'applique extérieure, mais intimement incorporé. L'homme est immergé dans le cosmos. C'est du monde entier qu'il dépend.
B - La dépendance érotique.
Deuxièmement, l'être humain qui vient dans un monde qu'il n'a pas fait y vient homme ou femme, sans que cela dépende en aucune manière de sa volonté. Ce n'est pas lui qui a inventé cette dualité sexuelle. Notre personnalité est toute entière marquée par des facteurs organiques qui ne dépendent pas de nous. Pourquoi la vie animale s'est-elle scindée en deux ? Plus on s'élève sur l'échelle des êtres vivants, plus cette différenciation sexuelle est exclusive. Elle est totale chez les vertébrés. Et la civilisation semble ne pas pouvoir donner un sens à cette différenciation. N'est-ce pas étonnant ?
C - La dépendance générique.
Enfin, l'être humain, homme ou femme, vient au monde dans un " genre humain " et, par l'intermédiaire du groupe social auquel il appartient, il dépend du " genre humain " tout entier.
Voici plusieurs milliards d'années que j'ai été lentement conçu par la terre qui m'a enfanté puis bercé au cours des âges. Les flux et les ressacs de l'océan primitif résonnent encore dans mon cœur et mes veines, je rassemble en moi les tâtonnements, les progrès et les espoirs de millions d'ancêtres aux noms divers. Mais dans l'évolution des espèces et dans le phénomène humain, qui suis-je ?
Je suis noyé dans une humanité formidable. Ma généalogie complète est d'autant plus obscure qu'elle s'enfonce davantage dans le passé. Quel est l'humoriste qui dit : " Je suis fils de l'homme et de la femme, d'après ce qu'on m'a dit. Cela m'étonne : je croyais être davantage. "
Ces dépendances existentielles retentissent au cœur de notre liberté. C'est parce que je suis capable d'initiatives que je peux parler de dépendances. Sinon, sans cette initiative, elles seraient ce qu'elles sont pour l'animal : sans signification. In-signifiantes. D'où une situation énigmatique.
D'une part la liberté ne peut s'affirmer concrètement que par ces dépendances. Elles sont la condition de l'exercice de notre liberté. D'autre part, le désir secret de notre liberté est d'être absolue, et donc d'échapper à toute dépendance. La liberté totale, absolue, doit être inconditionnée
2 - Des énigmes.
Ces trois types de dépendance que nous venons d'essayer de décrire constituent des énigmes qui ne sont jamais tirées au clair et qui subsisteront tant que la signification vraiment humaine de ces dépendances n'apparaîtra pas.
A - Quelle est la signification de la dépendance cosmique ? Pour devenir homme en vérité, faut-il se plonger dans le cosmos ou au contraire en sortir. Le transformer ou le subir ? Et dans quelle mesure ?
Dominer le cosmos, aménager le monde, tel est bien le sens du travail qui précisément établit un rapport entre l'homme et la nature. D'ailleurs, la nature n'est jamais une nature brute : elle est toujours marquée par un certain type de civilisation. Mais jusqu'à quel point modifier cette nature ? Il y a des limites à ne pas franchir. La réponse ne va pas de soi. On en voit aujourd'hui les répercussions : un certain type de travail se retourne contre l'homme et contre le monde. Nous avons, par exemple, les moyens de nourrir toute l'humanité et nous n'y arrivons pas. Voir également les problèmes de pollution. La dépendance cosmique pose donc une question de vie ou de mort, et on ne peut pas se laisser aller à l'aveuglette.
De même, pour la dépendance érotique. Pourquoi cette dualité masculin-féminin dans les espèces, avant toute démarche de liberté collective ou personnelle ? Comment vivre cette énigme ? Comment se réaliser dans une sexualité libérée et libératrice ? Là aussi, c'est une question de vie ou de mort !
Et quel est le sens de la dépendance générique ? Peut-on affirmer la primauté de l'individu sur le groupe, ou doit-on sacrifier l'individu à la vie de l'ensemble. Dans une entreprise ou dans une association quelconque, faut-il privilégier les revendications individuelles ou favoriser la cohésion du groupe ? Pourquoi pas l'inverse ? Au niveau de l'État ou de la société globale, faut-il sacrifier les minorités ou au contraire assurer leur survie ?
3 - Au coeur de l'expérience quotidienne.
Ces interrogations sont le fondement concret de notre agir. En apparence, l'homme n'arrive pas à donner réponse à ces énigmes, mais en fait, dans son action, sans en être conscient, il leur confère un sens.
Par exemple, son travail est une réponse pratique à l'énigme posée par la dépendance cosmique. Mais la dépendance elle-même n'est pas pour autant dégagée. La vie du couple, l'éducation des enfants sont des domaines où une conception du rapport homme-femme est mise en oeuvre, et pourtant la dualité sexuelle demeure une énigme non résolue. Bref, la situation où nous sommes peut se résumer en une formule : tout se passe comme si l'homme voulait créer par lui seul le langage de son existence. Sans pouvoir exprimer la signification du monde, le sens profond de la sexualité. Il n'est ni le créateur du cosmos, ni l'inventeur de la sexualité, ni l'auteur du genre humain. Si l'homme était l'Absolu, il pourrait par lui seul exprimer la vérité de cette triple dépendance. La question du créateur et de la création ne se poserait pas. Mais il n'en est rien.. On ne peut pas ignorer cette triple dépendance. Alors, énigme ? Fatalité ? Mystère ?
Cette interrogation sur le sens des dépendances existentielles est exactement la question de la Création, c'est-à-dire de la signification radicale de l'existence.
( à suivre, début août)
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