L'INTELLIGENCE DES ECRITURES

 

LES FEMMES DE L'EVANGILE (3)

Dans nos deux premières séquences, ( voir aux archives) nous avons regardé quelques épisodes de l'Évangile où nous sont présentées des femmes qui sont, plus ou moins, prétexte à une polémique entre Jésus et ses contradicteurs, ou occasion d'illustrer la miséricorde divine. Nous avons ainsi présenté la femme adultère, la femme courbée et la veuve de Naïm.
Dans cette troisième séquence, nous allons voir d'autres femmes : elles expriment leur
fidélité dans un service et un dévouement total.

II - LA FIDELITE.

C'est souvent par gratitude, par exemple à la suite d'une guérison, que ces femmes sont devenues les accompagnatrices du Maître. Elles lui manifestent une ardente affection. Pour lui, rien n'est trop beau. Leur seul objectif : le servir. Pendant sa vie terrestre, quotidiennement ; et lorsqu'il meurt, elles sont encore là, mais pour lui rendre les rites funéraires. Alors qu'autour de Jésus, nombreux sont les curieux, avides de sensationnel, ou les ennemis, ce petit groupe de femmes suit Jésus. "Si quelqu'un veut me servir, qu'il me suive" (Jean 12, 26).
Ces femmes se dévouent, mais les évangiles ne les appellent pas "disciples". Elles n'ont pas été appelées. Elles n'ont pas reçu d'ordre de mission. Elles sont venues par reconnaissance. Elles sont absentes des discussions doctrinales ou des confidences de Jésus. Luc les nomme :
"Des femmes qui avaient été guéries d'esprits mauvais et de maladies : Marie dite de Magdala, dont étaient sortis sept démons, Jeanne, femme de Chouza, intendant d'Hérode, Suzanne, et beaucoup d'autres qui les aidaient de leurs biens" (Luc 8, 2). Marc aussi les nomme : "Marie de Magdala, Marie, mère de Jacques et de Joset, et Salomé." Matthieu les désigne par le nom du mari et des enfants : "La mère des fils de Zébédée". Leur service apparaît, plus que sur les routes, dans les maisons où Jésus est reçu. Commençons par deux soeurs, Marthe et Marie.

A - Marthe et Marie (Luc 10, 38-42)
Jésus entre dans un village où une femme du nom de Marthe le reçoit dans sa maison. Marthe
"s'affaire à un service compliqué", alors que Marie, sa soeur, s'assied aux pieds de Jésus et l'écoute. Marthe ne se plaint pas de ne pas pouvoir profiter de la bonne parole ; elle réprimande Jésus et Marie pour autre chose : "Cela ne te fait rien que ma soeur me laisse faire le service toute seule? Dis-lui donc de m'aider." Ce n'est pas très chic de la part de Marthe, vis-à-vis d'un visiteur, que de l'entraîner dans une querelle de famille. Il y a comme ça des gens qui ont le chic pour régler leurs comptes familiaux en présence d'un étranger. Rien de plus gênant ! Marthe attire l'attention sur elle. A la limite, elle veut dire que c'est une corvée que de recevoir Jésus. L'accueil manque pour le moins de cordialité. Mais sa principale erreur vient de ce qu'en servant, elle se conduit en "patronne". Les mains font la besogne, son esprit gouverne. A Jésus comme à Marie elle dicte la conduite à suivre et entend être obéie.
C'est là qu'est sa méprise ! Jésus n'est pas un simple visiteur. Il est le Messie. Marthe accueille le Jésus charnel, un homme, un ami. Pas celui qui livre la Parole de Dieu. Celui qui veut servir Jésus doit servir d'abord sa Parole, et non son corps physique. Marie a compris l'unique nécessaire. On touche du doigt la distance qui existe entre Marie, qui est disciple, et Marthe, qui est servante. Saint Augustin écrit:
"Marthe est une figure de possession, Marie, une figure d'espérance."

B - Les femmes, premiers témoins de la Résurrection.
Ces femmes, que les hommes glorifient parce qu'elles furent les premières messagères de la résurrection, d'accord, elles furent plus courageuses que les hommes. Mais reconnaissons que leur amitié pour Jésus est plus forte que leur foi.
1 - Jusqu'à la mort...
Il faut lire Matthieu
27, 55-61 - Marc 15, 40-47 - Luc 23, 26-31, 23, 49, 23, 55-56.
Le procès de Jésus achevé, l'assistance des femmes devient visible et continue. Elles l'attendaient au reflux de sa gloire, sur ce versant terrible où leur fidélité se fait poignante. Elles se sentent impuissantes : elles n'accompagnent que de loin ce Jésus livré aux mains des hommes. Impossible d'abolir cette distance. L'unique lien qui subsiste : le regard.
"De nombreuses femmes qui regardaient à distance", note l'évangile. Ce regard qui est certes un indice de faiblesse, mais également qui traduit la persévérance de l'adoration. Relisez Luc et vous verrez l'écart qu'il souligne entre les femmes adoratrices, qui se tiennent à l'écart, et les "filles de Jérusalem." Ces filles de Jérusalem sont un corps spécial, préposé au deuil rituel, qui consiste en lamentations et en coups sur la poitrine : elles sont l'émanation du peuple qui a condamné Jésus. Elles le croient déjà mort, ce qui explique les imprécations de Jésus qui les associe au malheur de la ville : la mort d'un seul proclame la ruine de la cité entière. Par opposition, on a l'immobile consternation des femmes qui regardent en silence. Eloignées, muettes, dépouillées de leur modeste dévouement, assises (Matthieu 27, 61), donc impuissantes. Joseph d'Arimathie fait tout. Elles regardent, elles assistent aux obsèques sans rien faire. Mais, sans rien faire, s'élabore en elles, à leur insu, le témoignage décisif. La foi a maintenant besoin de leurs yeux, pas de leurs mains. L'évangéliste n'omet aucun détail qui puisse confirmer la validité de leurs déclarations futures. En face du tombeau, rien ne leur échappe. Marc note : "elles examinent où on l'a mis" ; et Luc : "elles observent le tombeau et comment son corps a été placé."

2 - La résurrection dans les synoptiques.
(Matthieu 28, 1-10 - Marc 16, 1-11 - Luc 24, 1-11)

Matthieu présente une théophanie : manifestation de "l'ange du Seigneur", c'est-à--dire, dans le langage biblique, que c'est Dieu qui est à l'oeuvre. L'ange du Seigneur dit aux femmes : "Ne craignez pas, il est ressuscité, comme il l'a dit." Il les invite à vérifier, puis il les envoie en mission. Alors, les femmes filent d'un trait, émues et pleines de joie.

Marc nous dit que Marie de Magdala, Marie, mère de Jacques, et Salomé se rendent au tombeau de grand matin pour embaumer le corps de Jésus. Elles se demandent, inquiètes, qui leur roulera la pierre qui ferme l'entrée du tombeau. Or la pierre est roulée. Elles entrent dans le tombeau et, à la vue d'un jeune homme vêtu de blanc, elles ont peur. Le jeune homme leur annonce que Jésus est ressuscité et les envoie en mission. Mais elles s'enfuient et ne disent rien à personne. Est-ce que l'évangile primitif s'arrêtait là ? La conclusion originale de l'évangile de Marc est peut-être perdue. Les versions que nous avons actuellement continuent en racontant que Marie de Magdala est allée trouver les apôtres, qui n'ont pas voulu la croire. Cela pose question, ce silence des femmes. N'ont-elles pas fait la commission ? Ou seule Marie de Magdala l'a faite, sans être crue ? Ou ce silence est-il destiné à renforcer le témoignage, face à l'inouï ? Ce qu'ont vu les femmes ne parvient pas à s'ériger en parole de proclamation. Cet évangile s'achève dans le creux d'une angoisse.

Luc nomme trois femmes, et ajoute que d'autres les accompagnaient. Devant le tombeau vide, elles restent perplexes. Pas plus que les autres, elles ne songent à une résurrection. Même la présence de deux anges ne les oriente pas vers la vérité. Ils sont obligés de leur rappeler les paroles du Christ pour authentifier le message : "Rappelez-vous comment il vous a parlé..." (v.6) Elles avaient oublié (v.8). Elles se mettent à croire parce que leur mémoire leur confirme les paroles entendues. La parole ancienne de Jésus est fondatrice de la foi, et non cette scène exceptionnelle. Alors, de servantes, elles deviennent messagères. Elles vont d'elles-mêmes, sans qu'on les envoie, annoncer la bonne nouvelle. Elles sont un maillon de la chaîne de la transmission : il y a eu Jésus, puis les anges qui rappellent ses paroles, puis les femmes qui se souviennent et rapportent la nouvelle aux apôtres.

3 - La résurrection dans saint Jean (20, 1-18)
Nous avons probablement un texte altéré, où plusieurs traditions s'emmêlent. Mais tel qu'il nous est parvenu, on y remarque plusieurs particularités. D'abord, Jean a cru sans le secours d'un ange. Par contre, pour Marie de Magdala, ce n'est pas très brillant. Le tombeau est vide, alors elle court prévenir Pierre et Jean. Puis elle revient au tombeau pour pleurer : la passion continue : "On a enlevé mon Seigneur et je ne sais pas où on l'a mis." Elle pleure la disparition d'un cadavre. Aucune lueur de foi : Jésus est bien mort. Elle passe à côté des deux premiers secours offerts à sa foi : le tombeau vide et les deux anges qui s'adressent à elle. Et voici, en troisième, Jésus lui-même, plein de patience. Mais elle persiste dans le deuil, c'est-à-dire dans l'incrédulité. "Si c'est toi qui l'as emporté..."Jésus se révèle alors en la nommant : Marie. Elle le reconnaît, mais le désigne par sa fonction sociale : "rabbouni", c'est-à-dire le Christ du passé, le rabbin qui enseignait dans les synagogues. Donc, Marie est bien en-deçà de Thomas qui déclare à Jésus "Mon Seigneur et mon Dieu." Ou de Nathanaël, au début de l'évangile, qui dit : "Rabbi, tu es le fils de Dieu."

"Ne me touche pas" : tout-à-l'heure, elle voulait retrouver le corps, et maintenant encore, en lui, elle voit toujours un homme. Or cet homme est entraîné dans un grand mouvement de glorification qui n'est pas encore terminé. il n'est que "ressuscité". Il lui faut monter vers le Père, et être exalté.
Marie de Magdala est toujours en retard d'un train :
- devant le tombeau vide, elle n'a pas pressenti la résurrection.
- devant le jardinier, elle n'a pas pressenti Jésus.
- devant Jésus, elle n'a pas pressenti le Christ ressuscité.
- devant la résurrection, elle n'a pas pressenti la glorification,

et pourtant...

...Marie de Magdala est choisie pour apporter la suprême nouvelle aux disciples : non pas que Jésus est ressuscité, mais qu'il "monte vers le Père" : Jésus est glorifié.

POURQUOI ?

Pourquoi des femmes ont-elles été les premières averties de la résurrection ? Jésus aurait pu se manifester directement à ses disciples, d'autant plus que, chez les Juifs, le témoignage des femmes n'avait pas de valeur juridique. Nous avons donc là des témoins incroyables pour un événement incroyable !
Une réponse facile consiste à dire : c'est parce que les femmes s'occupaient seules des morts : traditionnellement elles étaient chargées de l'embaumement. C'est vrai. Mais ce n'est pas une explication suffisante, avec ces textes chargés de symboles. Allons plus profond.

On est dans les années 70-80 quand les Evangiles sont rédigés. La deuxième génération chrétienne, à qui ils s'adressent, n'est plus celle des témoins oculaires. Ils risquent de douter : est-ce bien vrai, ce qu'on nous transmet ? Jean, Luc et Paul, les premiers, vont l'écrire : c'est vous, gens de la 2e génération chrétienne, qui avez la meilleure part. La transmission est plus sûre que l'expérience. Ecouter est plus facile qu'observer. Ceux qui ont vu ont tellement douté ! Regardez Marie de Magdala. Les femmes, dans Marc, ont tellement peur qu'elles ne disent rien. Celles de Luc baissent la tête, sont troublées. Marie de Magdala pleure tout le temps. L'expérience, c'est donc plein d'incertitude. Mais il y a, plus puissante que l'expérience, la parole entendue et transmise fidèlement : elles qui ont suivi Jésus quand tous l'avaient abandonné, ce n'est pas maintenant qu'elles vont trahir.
Les disciples, bien sûr, les croient ou ne les croient pas. Chez Matthieu, ils font confiance, mais chez Marc, ils doutent, et pour Luc, ils pensent que c'est du radotage (relire l'épisode des disciples d'Emmaüs). Or, cinquante ans après, on fait justement grief aux convertis d'être des sots et des naïfs crédules. D'où les récits de la résurrection : non, les premiers témoins ne sont pas des dupes. Ils ont demandé à voir, eux aussi, ils sont passés par les émotions de la vie et ils ont fait cette expérience surprenante : le doigt qui montre est moins déterminant que la communauté qui parle. Il y a primauté de la parole qui transmet sur les sens qui obnubilent. Pour croire à la vue, il faut d'abord croire en une parole et inscrire cette parole dans la grande chaîne : les Ecritures, qui disent le dessein de Dieu, Ecritures répétées par le Christ et réalisées par lui. Les annonces de la Résurrection, répétées par le discours des anges, puis répétées par les femmes aux disciples, qui le répètent aux premières communautés chrétiennes : voilà la transmission !
Et le relais n'est pas assuré par n'importe qui. Elle commence par les femmes, fidèles accompagnatrices, puis par les disciples choisis et confirmés, puis par des prédicateurs ordonnés : c'est le relais, constitué par des hommes de foi, dignes de foi. Pas des témoignages solitaires, mais toujours, avant et après, d'autres témoignages auxquels ils se relient. La foi nouvelle doit larguer les amarres et voguer sur des témoignages purement auditifs. Privée du secours de la vue et du toucher, la parole est véridique.
"Je vous ai transmis ce que j'ai moi-même reçu", écrit saint Paul. 

La suite dans quinze jours, le 8 octobre

Sources : France Quéré - Les femmes de l'Évangile.

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