L'INTELLIGENCE DES ECRITURES

 

LES FEMMES DE L'EVANGILE (4)

 III - LA FOI PERSONNELLE

Trois femmes expriment une foi beaucoup plus personnelle que les "fidèles" accompagnatrices de Jésus. Ce sont : l'hémorroïsse - la cananéenne - la pécheresse dans Luc. Elles ont plusieurs traits communs :
- Elles ne connaissent pas Jésus, sinon par la rumeur publique.
- Elles n'ont pas eu de contact personnel, pas d'amitié avec lui.
- Elles ne s'éprennent pas de lui, n'ont pas l'intention de se dévouer à son service.
- Passé l'échange, elles disparaissent.
- Ce sont des inconnues, jamais nommées par leur nom.
Elles viennent à lui, motivées par un cas personnel. Toutes portent une blessure. Une détresse est à l'origine de leur foi. Elles cherchent un guérisseur. Pourtant, jamais le Christ ne réduit leur démarche à une croyance primitive. La prière de ces femmes fait son admiration. Pour les trois, on a une formule unique de renvoi : "
Va en paix, ta foi t'a sauvée." Donc le Christ reconnaît en elles un modèle de foi exemplaire. Pourtant il faudra que chacune d'elles, avant d'être exaucée, passe par l'épreuve, connaisse une souffrance supplémentaire. C'est la difficulté qui transforme la naïveté de leur opinion originelle en démarche de foi purifiée.

1 - L'hémorroisse. Matthieu 9, 18-22

On trouve ce récit dans les trois évangiles synoptiques, avec quelques variantes. Le récit de Matthieu est très concis. Il oppose deux figures : le chef de la synagogue et la malade, la légalité et la clandestinité. La femme n'a guère de chances d'être entendue. Jésus est affairé, pris dans des discussions avec les pharisiens, avec les disciples de Jean Baptiste. Puis un homme considérable vient lui demander de venir chez lui : sa fille vient de mourir. Jésus le suit. C'est alors que cette femme arrive. Comment intercepter Jésus, alors qu'il y a une foule qui l'entoure (dans Marc et Luc). Tout l'en empêche, et d'abord ce rival, ce chef religieux, si malheureux, qui demande un secours d'urgence, qui fait une demande publique. Le miracle lui revient de droit !

Et elle ? Elle ne peut guère arrêter Jésus, devant l'urgence. Et puis, elle est une femme, une impure, une paria. Quand la femme avait ses règles, elle était déjà exclue (Lévitique 15, 19-32) pendant sept jours. Alors, elle, cela fait douze ans ! Elle est seule. Et par ailleurs, elle demande l'impossible : elle est en état d'impureté, alors si Jésus la touche, il contracte la souillure. La nature de sa maladie l'empêche d'implorer le Maître devant témoins. Elle s'abstient donc. Elle opte pour la clandestinité. Elle s'administrera elle-même la guérison, à l'insu de tous, y compris du Christ lui-même.

Elle ne touche pas le corps de Jésus, mais simplement la frange rituelle de son manteau (Nombres 15, 38). Elle évite un contact qui contaminerait le Christ. La différence entre les deux demandes, celle du chef religieux et celle de cette femme, s'est accentuée : elle n'a rien demandé. Sa foi est bien plus grande : à un infime contact, elle prête le pouvoir de guérison.

"Courage, ma fille !" Pourquoi ce mot "courage", quand justement elle n'en a plus besoin ? Le mot grec "tharsei" est mal traduit par "courage". Il vaudrait mieux dire "sois tranquille", ou simplement "confiance !" Nul n'a vu, sauf moi, semble dire Jésus. Rassure-toi, je ne dirai rien.

"Ma fille" : l'expression est unique dans tout l'évangile. Etonnant : elle devait être plus âgée que le Christ . Pourquoi ce terme ? Peut-être simplement parce que Jésus, s'adressant à cette femme exclue depuis si longtemps de toute communauté humaine, est maintenant réintégrée dans la grande communauté, pas seulement la communauté humaine, mais la grande famille des croyants.

"Ta foi t'a sauvée" : ainsi, elle est guérie et elle apprend que ce n'est pas l'oeuvre du Christ, mais un effet de sa propre foi. Elle a cru au silence et à un simple effleurement : des choses infimes qui recélaient le pouvoir de l'infini. Elle est exaucée pour cela, avant le chef religieux.

Si nous lisons maintenant le récit du même miracle dans Marc 5, 21-34 et Luc 8, 40-48, nous constatons un renversement de perspectives : le climat s'alourdit, devient pesant. oppressant pour la femme, mais aussi pour Jésus, Jaïre, la foule. Jésus est comme prisonnier. Il est "pressé". L'hémorroïsse est, en plus ruinée de corps et de biens. Son état même empire. Sa tentative implique la foi : Jésus n'est pas un médecin ordinaire. Chez Marc et Luc, la guérison est immédiate, quand la femme touche la frange du manteau. Jésus ne l'a pas maîtrisée. La femme est avertie par son corps, Jésus sent une force s'échapper de lui, il est comme lésé, la femme en dispose à sa guise. Elle fait main basse sur la personne messianique, alors que chez Matthieu, c'est après seulement, et sur la parole de Jésus., qu'elle est guérie. Dans Marc et Luc, les disciples se moquent : "Tu demandes qui t'a touché ?" Marc voit cette femme de l'intérieur. On entre dans l'esprit de cette femme. Luc, par contre, regarde plutôt l'extérieur, ne laisse rien filtrer de sa foi. Elle se voit découverte. Jésus semble sévère, et tout à coup, le voilà qui s'exclame : ta foi t'a sauvée. Il ne se trompe pas en louant la conviction de la femme. L'hémorroïsse est l'alliance de la misère et de la ferveur : l'emblème de la foi.

2 - La Cananéenne - Matthieu 15, 21-28 - Marc 7, 24-30

La Cananéenne, elle, fait beaucoup de bruit, à la différence de l'hémorroïsse, qui était si discrète. C'est une Cananéenne, une païenne, une idolâtre, discréditée par son origine. Jamais personne n'a invoqué le Seigneur avec des cris aussi gutturaux. Le verbe employé par Matthieu "kraugazein" est rarement employé dans l'Ecriture. On le retrouve pourtant pour décrire les cris des grands-prêtres et des gardes : "Crucifie-le". On pourrait traduire vulgairement en disant que cette cananéenne "gueule". Le verbe, dans son sens le plus exact, évoque des aboiements. Rien d'étonnant. Les Juifs traitaient de chiens les Cananéens.

Donc, cette femme qui suit le groupe de Jésus et de ses disciples crie comme une bête : "Aie pitié de moi." Elle veut faire partager sa souffrance, si bien qu'elle emploie l'expression juive "Fils de David" pour s'adresser à Jésus. Elle renierait même ses dieux s'il le fallait. Jésus ne répond pas. Il fait le sourd. C'est comme si elle n'avait pas parlé. C'est vrai, elle n'a pas parlé : elle a aboyé. On ne répond pas à une bête. Mais les cris reprennent de plus belle, si bien que les disciples interviennent : "Fais-lui grâce", littéralement "détache-la", comme on détache le chien qui aboie. Ainsi, elle pourra filer. On veut la paix.

Pourquoi ? "Elle nous poursuit de ses cris". Tiens, le verbe grec a changé. Krazein, c'est le cri de la femme qui accouche. Ce sera le cri de Jésus au bout de son agonie. Jésus parle alors, mais aux disciples : il n'est que pour Israël, ce qui est une raison d'ordre nationaliste. Dieu est juif, voilà tout. Alors, la femme se prosterne. Elle ne prie pas seulement : elle adore. Mais là encore, nous avons en grec un jeu de mots : "se prosterner", c'est un verbe qu'il faut traduire littéralement par "faire le chien couchant". Elle reste dans l'espèce canine. Le texte se lit sur deux lignes : religieuse (c'est la perception de la messianité de Jésus), ou profane (c'est l'imploration d'un animal touché à mort).

La demande s'amenuise alors : donne-moi un coup de mains. Je ne te demande même pas d'avoir pitié, mais secours-moi. Rien n'y fait. Jésus motive son refus : "On ne jette pas le pain des enfants aux petits chiens". Elle demeure "chien" alors que les Juifs qui étaient "brebis" deviennent "enfants" (pas "bébés", mais enfants, descendance d'Abraham, Isaac et Jacob). Cette parole est très dure. Jésus se situe dans le registre de la justice édictée par son Père.

Or, la femme s'entête. Elle avait cru à la pitié de cet homme. Elle découvre un sectaire, mais elle résiste à sa déception quand elle découvre l'inhumanité de Jésus. En Jésus, malgré Jésus, elle contemple le Christ. Ce n'est pas un miracle qui lui ouvre les yeux, c'est l'obstacle. C'est son insistance qui constitue pour Jésus une preuve de foi. La voilà qui va "dans le sens du poil" : de ces phrases humiliantes pour elle, elle va exhiber sa gloire. Elle consent à tout ce que Jésus dit. D'accord, on ne prend pas le pain des enfants : les miettes qui tombent de la table de leur maître suffisent aux petits chiens. Et voilà le mot qui change tout. L'enfant est devenu le maître. Cela va dans le sens du plus grand respect. La femme resserre ce que Jésus avait désuni. Elle s'entend, elle aussi, aux jeux du langage : entre kurion (maître) et kunarion (petit chien), la parenté phonétique rappelle opportunément l'intimité de ceux qui vivent sous le même toit. La barrière dressée par Jésus entre Israël et les nations étrangères s'effondre. La maison est le symbole de la communauté et de la circulation facile des biens et des paroles.

"O femme, grande est ta foi !" Voilà un revirement unique dans les évangiles. C'est l'unique occasion où le Christ accomplit le contraire de ce qu'il a annoncé. Il s'incline devant cette volonté féminine et revient sur son refus. Hommage à cette admirable résistance féminine qui a triomphé de tous les obstacles : de son paganisme, de l'impatience des disciples et, plus douloureux pour elle, de l'incompréhension et du rejet de Jésus. Tressaillement d'admiration devant la beauté d'un tel témoignage !

Marc, qui aime le secret, ne fait pas crier si fort la femme païenne. La scène se passe dans une maison. Cette femme est une "syrophénicienne". Le mot est familier aux lecteurs de Marc : la Syrophénicie était une province romaine. Pour ces lecteurs, d'origine païenne, le vieux mot de Canaan ne dirait rien. Par contre, une "paîenne" ça les concerne directement. Elle se jette "aux pieds de Jésus" : voilà une prière sans outrance. Jésus n'oppose pas un refus brutal. Il explique sa réticence. Le tour des paîens viendra après : "Laisse d'abord les enfants se rassasier." Ce que la Syrophénicienne admet sans difficultés. Mais subtilement, elle troque le mot "tekna" (enfant de la lignée, c'est-à-dire le peuple juif) employé par Jésus contre le mot "pedia" (enfants selon l'âge, c'est-à-dire tout le monde). La filiation est escamotée. Le terme nouveau rapproche petits enfants et petits chiens qui jouent ensemble et s'aiment.

Un mot changé, et voilà le propos nationaliste du Christ qui prend une portée universelle : ils vont manger ensemble, les uns le pain, les autres, certes, les miettes, mais c'est la fraternelle vivacité d'une table d'enfants. Ici Jésus est séduit par l'astuce de la réponse, plus que par la ténacité et l'obstination de la femme.

Il nous reste à lire, dans ce chapitre, le récit de la pécheresse dans Luc : autre bel exemple de femmes qui manifestent une foi authentique.

(a suivre, dans quinze jours, le 22 octobre)

 

Sources : France Quéré - Les femmes de l'Évangile.

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