L'INTELLIGENCE DES ECRITURES
Rappel : voir aux chapitres précédents, dans les archives
1 - La femme, instrument de la polémique.
2 - La fidélité - Amour et dévouement.
3 - L'expression d'une foi personnelle :L'hémorroïsse.
La cananéenne.Et également : (aujourd'hui)
3 - La pécheresse de Luc (Luc 7, 36-50)
Tous les évangélistes ont rapporté des récits d'onction. Luc prend ses distances par rapport aux trois autres évangiles. Ici, tout change : le cadre, les circonstances, les personnages, l'intention, l'esprit. La version de Luc combine à parts presque égales les quatre chapitres de notre exposé sur "Les femmes de l'évangile" :
* comme la femme adultère, la pécheresse est le prétexte d'un débat où elle reste silencieuse (c'est une polémique sur la loi et la grâce.)
* la fidélité dans le service : la pécheresse se substitue au maître de maison et accomplit à sa place les règles de l'hospitalité.
* la prière de la foi. Cette femme est suppliante. Jésus l'exauce et la renvoie avec les mêmes paroles que pour l'hémorroisse et la cananéenne.
* Le récit annonce les grandes confessions de foi que nous trouverons notamment dans l'onction de Béthanie. Son geste annonce la passion et adore : au-delà de toute requête humaine, il prend l'ampleur d'une liturgie et d'une déclaration prophétique.
Ces quatre niveaux, comme on dit en analyse structurale, s'interpénètrent dans un habile brassage."Un pharisien invita Jésus à sa table". Qui est donc ce pharisien ? Quelle est donc son intention en invitant Jésus ? Pour lui, qui est Jésus ? On pourrait s'attendre à la reprise d'une de ces interminables querelles de rabbis. Le pharisien n'a-t-il pas invité Jésus pour l'épier et guetter ses défaillances ?
L'irruption de la femme perturbe le déroulement du repas. Mais elle va être l'occasion d'une révélation, d'une réponse à nos deux questions : qui est le pharisien et qui est Jésus ? La femme fait donc son entrée par une démonstration incompréhensible de sa ferveur. Choqué, le pharisien observe la scène, mais ne chasse pas la femme, alors qu'elle se livre à des gestes qu'il estime obscènes. En fait, la pécheresse ne l'intéresse pas. C'est Jésus qu'il observe, avec le désir de le prendre en défaut : la prostituée lui en fournit l'occasion. Car Jésus semble inconscient du scandale. "Si c'était un prophète, il saurait qui est cette femme qui le touche et ce qu'elle est : une pécheresse." Soit, il n'est pas prophète ! Et de plus il est singulièrement aveugle. N'importe qui saurait reconnaître une prostituée : cheveux dénoués, parfum, entrée intempestive, audace de ses manières... Or, Jésus prophétise. Il devine ce qui se passe dans la tête du pharisien. Il est même plus que prophète. A la fin du récit, on se demande "qui est cet homme, qui va jusqu'à remettre les péchés."
Mais regardons la femme. Elle arrose les pieds de Jésus de ses larmes, verse le parfum sur ses pieds, se tient à ses pieds : c'est de cette manière qu'elle exprime sa misère. En quatre phases, elle exprime totalement son indignité :
* les larmes, pour dire la douleur que lui cause son péché.
* les cheveux qui les essuient expriment le pardon, quand la souffrance a purifié la faute.
* les baisers expriment la relation nouvelle à la vie.
* au parfum s'attachent les notions d'incorruptibilité et d'immatérialité.
Tirée de sa misère, elle a obtenu la purification et rejoint l'intimité de Dieu. Elle s'élève de l'imploration à l'exaucement. Mais elle fait encore autre chose : elle rend témoignage à Jésus sur le mode prophétique. Elle raconte sa mort et sa résurrection : le deuil dans les larmes, la toilette du corps, avec ces cheveux qui essuient et l'enveloppent comme dans un suaire, les baisers, (comme Marie qui voudra toucher le corps du crucifié), l'onction de parfum, qui est déjà un rite funèbre.Qu'a fait cette femme ? A-t-elle supplié ou célébré ? Le pardon est-il la cause ou l'effet de l'amour qu'elle manifeste ? Elle rend grâce à Dieu parce qu'elle est pardonnée, et non pour demander à être pardonnée. "Ses péchés, ses nombreux péchés sont pardonnés, puisqu'elle a montré beaucoup d'amour." Le Christ ne fait-il que constater le pardon ? Ce qui est plus important, c'est le contraste entre deux attitudes : celle du Christ, dans la profusion du don, et celle du pharisien qui juge et condamne. Le pharisien a invité un adversaire et l'épie, alors que la pécheresse reconnaît en Jésus celui qui vient sauver l'humanité pécheresse. Amour, péché, pardon : trois réalités qui forment comme les trois sommets d'un triangle.
4 - La mère des fils de Zébédée. Matthieu 20, 20-23
Comme les trois autres, elle vient, se prosterne, et Jésus se met à son service : "Que veux-tu ?" Mais ici, la mécanique se grippe. Elle n'obtiendra pas ce qu'elle demande. Où est la faute ? C'est qu'elle est sortie du témoignage de la foi. Sa démarche ne traduit aucune adoration. D'abord elle est venu avec ses fils. Pourquoi ne demandent-ils pas pour eux ? Jésus, en tout cas, leur répond à eux, pas à la mère. Ensuite, cette maman n'est pas venue, poussée par une terrible épreuve, comme les autres. Ce qu'elle demande, c'est une faveur, de brillantes places pour ses fils. Enfin, elle se méprend à la fois sur la carrière de ses fils et sur la nature de Jésus, dont elle fait un personnage influent, ce qui n'a rien à voir avec la qualité de fils de Dieu. Jésus ne peut pas l'exaucer. Dans ce domaine, Jésus fournit plutôt des tribulations. Pour l'avancement proprement dit, il vaut mieux s'adresser directement à son supérieur hiérarchique.
Nous en arrivons maintenant au degré supérieur, où les femmes que nous allons présenter ne peuvent pas être dépassées. Nous allons donc regarder, à ce degré supérieur, trois épisodes : l'onction de Béthanie - la résurrection de Lazare - la rencontre avec la Samaritaine.
Chapitre 4 - LES CONFESSIONS DE FOI. Voici donc un autre type de relation à Jésus. Déjà Marie, qui s'assied et écoute manifeste une juste perception de la personne divine. Plusieurs femmes saluent en Jésus Christ le fils de Dieu. Pour elles, Jésus n'est ni le "secouru", celui à qui elles veulent se dévouer, ni le "secours", celui à qui on vient demander quelque chose. Ces femmes dont nous allons parler viennent à Jésus pour des raisons mystérieuses. Dépenser du parfum, pourquoi ? La Samaritaine provoque Jésus. Pourquoi ? Seule Marthe demande, mais elle se détourne du projet de Jésus.
La foi, ici, est grâce pure. Ces femmes deviennent figures de l'Eglise. Et déjà l'Eglise est autour d'elles, dans cette humanité tantôt rebelle (voir Béthanie), tantôt gagnée à l'appel des femmes (La Samaritaine). Ici, les pharisiens ont disparu. Le public est celui qui formera la future Eglise. Ce ne sont pas des ennemis, mais des partisans, des proches, des gens simples et disponibles. Ils ne comprennent pas, mais manifestent simplement leur bonne volonté. Nous verrons l'ampleur liturgique des paroles ou des gestes accomplis : des Credo simples et denses. Des gestes commentés par le Christ ou des dialogues ascendants avec le Christ, jusqu'à la formulation de sa divinité.1 - L'onction de Béthanie dans Matthieu 26, 6-13 et Marc 14, 3-9.
La scène se situe dans l'éclairage de la Passion. Jésus est à la merci du traître, dont la silhouette commence à se préciser. Nous assistons également à une lente dérive des disciples, qui ira jusqu'à la trahison. Les femmes du jour de la Résurrection elles-mêmes seront présentées tremblantes, obéissantes, galopantes, et ne faisant que répéter un message. Au contraire, la femme de Béthanie pose des gestes de haute prophétie. Elle n'est comprise que du Dieu qu'elle seule entend.
On ne l'a pas comprise non plus, dans beaucoup de commentaires. On ne dit pas son nom, et son irruption ne fait pas trop "bon genre". Alors, on dit : "Elle ne savait pas ce qu'elle faisait". Au mieux, elle manifeste, dans un élan irréfléchi du coeur, une vague intuition. Mais pas l'intelligence des choses divines. Elle fait "une bonne oeuvre", mais sans lucidité. Une note de la Bible de Jérusalem dit, à ce propos : "Jésus semble admettre que, dans l'instinct de son coeur, elle a pressenti la portée de son geste." Donc, d'après ces commentateurs, elles est à moitié stupide, cette femme. Mais alors, pourquoi devrait-on "redire au monde entier, à sa mémoire, ce qu'elle vient de faire" ?
Au fond, le premier et seul exégète, c'est Jésus lui-même : cette femme, selon lui, a agi en pleine connaissance de cause. Qui est d'ailleurs cette femme ? Personne, hormis Jésus, ne le sait. On sait tout sur l'hôte, le lieu, les circonstances, les convives. Pour la femme, mystère ! Donc, nous n'avons pas à faire de fausses suppositions sur cette femme. Gardons le mystère de sa personne. Ainsi on ne faussera pas un texte qui pivote autour d'une énigme et de la triple interprétation que celle-ci inspire aux assistants. L'évangéliste décrit, les disciples évaluent, seul, le Christ dévoile.
Nous sommes à Béthanie, chez Simon le lépreux. Jésus est à table, avec ses disciples. Une femme arrive, portant un parfum très précieux. Un nard pur ("pistikès"= fiable, chez Marc), dans un flacon lui-même précieux : en albâtre. Marc rapporte qu'elle brise le flacon, sans doute hermétiquement bouché, peut-être importé d'un pays lointain. Qui est donc cette femme, pour faire une telle folle dépense ? Elle verse le parfum sur la tête de Jésus (pas sur les pieds, comme la pécheresse). Il ne s'agit plus d'exprimer une détresse, ni de proposer aucun service particulier. Elle accomplit l'onction sacerdotale : elle sacre Jésus roi d'Israël et prophète. Pour le lecteur, l'allusion est sans équivoque.
Les disciples n'en sont pas là ! Ils interprêtent l'offrande d'une manière très pratique : c'est du gaspillage. D'où leur indignation... et un cours d'économie. Dilapider, c'est s'opposer au principe du partage, de la répartition des richesses, au nom de l'exigence de la charité. Au lieu de briser et répandre, il fallait vendre et distribuer. Marc signale qu'il s'agit d'une perte de 300 deniers ! Choquant, quand on vient d'entendre Jésus (dans Matthieu - parabole du jugement, au chapitre précédent) annoncer que nous serons jugés sur ce que nous avons fait de bien aux pauvres et aux petits ! Cette femme empêche le service de la charité, onc trahit le message du Christ ! Elle n'est utile à personne. Donc son geste est désavoué par l'assemblée. Et même les disciples désavouent Jésus qui laisse faire ("Ils se disaient entre eux... Jésus s'en aperçut") et qui est complice. Rejet total (Matthieu) ou de quelques-uns (Marc). Ils ne comprennent pas le caractère symbolique du geste, caractère qui seul arrache ce geste à son absurdité. Au fond, de leur part, c'est l'incrédulité : ils pensent que leur maître ne vaut pas la dépense (en fait, il sera vendu pour moins que cela, par l'un des siens), ils ne se souviennent pas que Jésus va mourir, et pourtant il vient de le leur rappeler.
Jésus, lui, transcrit en paroles la signification de l'offrande. Il attribue à l'inconnue la pleine conscience de son acte. Non seulement le Christ s'impose comme Seigneur, sous l'onction royale, mais la femme annonce ainsi la mort et la résurrection du Messie. Elle accède à la prophétie. Il discute l'opinion des disciples : cette femme a bien fait ses comptes. "C'est une bonne oeuvre qu'elle a accompli pour moi." Ce n'est pas du gaspillage. Une bonne oeuvre : charitable et aussi rituelle (comme c'est prescrit dans le rituel juif des offrandes). Les disciples reprochent d'avoir sacrifié les pauvres à une dévotion imbécile ? Jésus dit : ce qui est donné à Dieu est donné aux hommes et réciproquement. Elle a bien discerné entre les pauvres en choisissant le plus pauvre. Elle désigne à la fois le roi et le miséreux qui mourra dans deux jours.
Il y a plus. Il ne faudrait pas en rester à la perspective étroite des disciples qui s'en tiennent à des secours matériels. Il y a la part de mystère dans ce geste : "Si elle a répandu ce parfum sur mon corps, c'est pour m'ensevelir qu'elle l'a fait." Elle exécute un rite d'ensevelissement. Elle anticipe le travail féminin de l'aspersion aromatique. Elle est la première des femmes à pourvoir à la sépulture.
Il y a encore plus : elle lie au devoir de fidélité la vision divinatrice de la foi. Elle annonce la mort et elle suggère la résurrection. Si elle n'avait fait qu'évoquer la mort, elle aurait fait d'autres gestes, pleurer, se frapper la poitrine, par exemple. Elle choisit le parfum qui évoque l'idée d'incorruptibilité. Le seul geste que les femmes ne pourront pas faire au matin de la résurrection, elle le fait par anticipation. Ainsi, elle annonce la vie. Il y a donc total malentendu entre Jésus et les assistants à cette scène. Et voici la dernière phrase de Jésus : "Partout où sera proclamée cette bonne nouvelle, dans le monde entier, on redira aussi, à sa mémoire, ce qu'elle vient de faire." Le geste n'est pas compris aujourd'hui. Jésus le montre comme une flambeau et l'identifie à la foi nouvelle. Cet éloge est sans précédent : les générations parleront de cette femme dont le témoignage, quasi sacramentel, s'incorpore à l'annonce de la Bonne Nouvelle. On pense à Marie déclarée bienheureuse, mais aussi à l'institution de l'Eucharistie : "Faites ceci en mémoire de moi."
(a suivre, dans quinze jours, le 5 novembre)
Sources : France Quéré - Les femmes de l'Évangile.
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