L'INTELLIGENCE DES ECRITURES
Toujours dans cette quatrième série de portraits de femmes de l'évangile, après avoir regardé la femme anonyme qui vient verser du parfum sur les pieds de Jésus à Béthanie dans le récit qu'en font Marc et Matthieu, examinons le même épisode dans l'évangile de Jean. (chapitre 12, 1-8)
Alors que, pour Matthieu et Marc, cette femme était anonyme, Jean la désigne : c'est Marie, la soeur de Marthe et de Lazare, que Jésus a "relevé d'entre les morts". Lazare est à table avec Jésus. La preuve qu'on est vivant ne se fait jamais aussi bien qu'à table. On célèbre donc sans doute le retour de Lazare à la vie. C'est la fête. Mais cela ne suffit pas à Jean. Voici qu'interviennent deux nouveaux acteurs : Marie et Judas. Ile nous sont connus. Ils ne sont pas mystérieux. Ils sont la foi et l'incrédulité : la femme qui glorifie et l'homme qui trahit.
Marie arrive avec cette onction de parfum. Marthe veillait à l'ordinaire, Marie assume l'exceptionnel. Elle ajoute au festoiement une dimension transcendante, universelle et prophétique. Nous passons de la plate réjouissance à la contemplation. Marie accomplit un acte insolite. Elle est seule à percevoir la gloire du Fils : cette onction est une onction royale.
Comme la pécheresse de Luc, elle fait cette onction, non sur la tête, mais sur les pieds de Jésus : comme si la personne du Messie était déjà hors de portée de tout contact humain. Puis elle essuie avec sa chevelure. La dépense devient alors encore plus incompréhensible, comme si les pieds du Maître étaient trop précieux pour ce parfum précieux. Marie, en tout cas, s'engage avec son propre corps. Elle se fait servante et serviette. Enfin l'onction ne se limite pas à l'acte de répandre et d'essuyer. Elle se communique universellement : la maison s'emplit de ce parfum. Tous bénéficieront de cette onction.
Judas proteste, solitaire. Il incarne la mort triomphante. Il parle de 300 deniers, lui qui vendra Jésus pour 30 deniers. Voilà que le crime de Judas a commencé.
Il nous reste à lire, pour terminer cette étude, deux grands récits de l'évangile de Jean : l'épisode de la résurrection de Lazare et la rencontre de Jésus avec la Samaritaine, au puits de Jacob.
Voici de grandes confessions de foi, dans des dialogues avec Jésus. Ici la foi n'est pas quelque chose de tout-fait. Nous assistons à un lent cheminement avant de parvenir à la certitude. Notez bien, d'abord, que chez Jean, on ne trouve jamais le nom "foi", mais toujours le verbe "croire", comme une adhésion vitale, avec son caractère dynamique.
D'autre part, tout est symbolique dans ce récit, qui évoque irrésistiblement la résurrection de Jésus. Jésus qui est à la fois cet homme qui meurt et la puissance qui relève du tombeau. Notez ces quelques détails : trois jours, la présence des femmes, la pierre roulée, mais aussi la différence essentielle : pour la résurrection de Jésus, les signes célestes, le mort qui se relève de lui-même, l'annonce retentissante. Cette ambiguïté de la personne divine, elle s'incarne dans les deux soeurs. Marie se situe sur le versant de la mort, tandis que Marthe exprime la vie. Pendant le repas, Marthe apparaissait moins perspicace que Marie. Ici , elle se rebelle contre la mort et devance Marie en espérance et en hardiesse prophétique. Alors que Marie infléchit le récit vers le deuil, Marthe ranime l'espoir des vivants.
Préambule : on apprend que Lazare est malade, mais l'attention est portée sur Marie, deux fois de suite. Le malade est son frère. Remarquez la discrétion avec laquelle les deux soeurs font appel à Jésus. Ces deux femmes sont probablement les deux seules de tout l'évangile envers qui Jésus ait quelque dette.
Jésus, après avoir traîné en route et fait quelques remarques contradictoires (en apparence), se décide à venir à Béthanie. Lazare est mort depuis quatre jours quand il arrive. On pensait communément à l'époque que l'âme du défunt rôdait pendant quatre jours autour de corps. Il est donc trop tard. Marthe court à sa rencontre. Si elle enfreint aux règles de la bienséance qui veulent qu'elle reste à la maison pour accueillir les visiteurs qui viennent présenter leurs condoléances, par contre, elle pratique l'hospitalité biblique qui veut qu'on aille sur la route à la rencontre de l'hôte de passage. Marie, elle, reste à la maison. Marthe fait des reproches très nets à Jésus. Et pourtant, elle exprime sa confiance, même si Lazare est entré dans le définitif de la mort. Elle ne demande rien. Elle se contente de souligner l'étroite parenté qu'elle perçoit entre Jésus et Dieu ("Tout ce que tu demanderas à Dieu, il te le donnera").
"Ton frère ressuscitera", dit Jésus. Oui, mais quand ? Il se contente d'exprimer la foi juive. Les juifs, dans la maison, devaient dire la même chose. Marthe répond : "Oui, je le sais". Elle ne dit pas "je le crois". Franchement, elle est déçue par la réponse. Elle attendait mieux. Revoir son frère dans l'éternité n'est pas une consolation. Pour elle, c'est une banalité.
Alors, Jésus va lui demander d'élever sa foi d'un degré. "Je suis la résurrection et la vie...Crois-tu cela ?" Jésus réclame toujours la foi de celui qui lui fait une demande. Croire en lui, c'est ne plus mourir. Le crois-tu ?
Et voici la réponse. Voici l'exaucement, voici contre toute vraisemblance le "oui" de Jésus. Mais ce n'est plus ce qui a l'air d'intéresser Marthe. Son attention s'est détournée. Un plus grand sujet l'envahit. Lazare s'estompe devant la profession de foi : "Oui, je crois que tu es le Christ, le Fils de Dieu, celui qui vient dans le monde". Le verbe grec "croire" employé ici veut dire plus que croire. Il signifie "je crois et j'ai toujours cru". Comme si elle disait : "je t'ai toujours donné ma foi et depuis elle se perpétue". Le temps du verbe employé raconte à la fois une conversion et une fidélité. Et il y a un jeu des pronoms. Il faut traduire : "Moi, j'ai toujours cru que toi, tu es .." Rencontre très personnelle. Ceci dit, Marthe a tout dit. Elle n'a plus qu'à partir.
Car il lui faut passer de la discussion confidentielle à la prédication. Elle va maintenant appeler Marie. C'est sa soeur, et c'est le peuple : on ne voit jamais Marie seule ; les Juifs, dans le récit, l'escortent. Elle se fond dans ce peuple dont elle exprime la croyance. Elle sera l'organe de leur conversion, tandis que Marthe reste solitaire. Marthe a donc besoin de Marie pour partager la foi nouvelle.
"Le Maître est là et il t'appelle". Elle n'en dit pas plus. Elle ne veut pas se substituer à Jésus et prévoir une démarche sur laquelle il n'a rien dit de clair. Marie y va : ce n'est pas l'ami, mais "le Maître" qui l'appelle.
Jésus, lui, n'a pas bougé. Il reste en dehors du village, de la maison, du tombeau, du deuil. Marie sort, les Juifs la suivent, croyant qu'elle va au tombeau. Elle répète les mots de sa soeur. Mais seulement les mots de découragement. Elle ne le prie pas. Elle n'a rien à lui demander. Elle ne cherche même pas à savoir pourquoi le Maître l'appelle. Au paroxysme du deuil, elle ne pense qu'à son frère. Tous sanglotent. On va au tombeau. Jésus, lui aussi, pleure. "Voyez comme il l'aimait" : c'est tout. Mais les gens restent dans leur incrédulité. Marie est l'âme non-convertie du peuple. La mort a gagné. Ils ne demandent rien.
"Otez la pierre" : il faut la collaboration de l'homme, pour tout miracle du Christ. "Il sent déjà" : ce n'est pas manque de foi, mais penser que le Vivant, Dieu, va être au contact de la mort, de la plus grande souillure, c'est difficile à accepter !
"Ne t'ai-je pas dit que si tu crois, tu verras la gloire de Dieu". Jésus invite Marie - nous invite - à mener notre foi vers les extrêmités où l'intelligence et l'expérience sont largement dépassées.
Commencez donc par relire ce passage, l'un des plus beaux de toute l'Ecriture.
Partie de rien, la Samaritaine va atteindre la plénitude de la foi. Elle survient par hasard, indifférente à cet homme assis au bord du puits, un homme qu'elle ne connaît pas. Rien ne la prédispose à l'aventure qu'elle va vivre. Sa vie privée est un beau tumulte, elle appartient à un peuple hérétique, ennemi des Juifs. Pourtant, cette femme prend immédiatement valeur emblématique. Qu'est-ce qui crée une telle densité ? Le réseau compliqué des thèmes qui s'échangent, gorgés de symboles, l'eau matérielle et l'eau vive, le désert visible et sa légende plantureuse ? Au coeur de ces débats multiples s'élève la figure qui renvoie le chrétien à son attente. La Samaritaine incarne un déchirement qui est la condition de la foi. Chacune de ses réponses mêle l'émotion aux jeux imprévus de l'ironie. Regardons à travers le texte ces deux composantes : d'une part des répliques, des intentions badines, des tournures revanchardes d'un peuple humilié ; et d'autre part une femme témoin, embrasée d'étonnement, qui d'emblée plie le genou devant la grâce dont toute parole est glorification.
Remarquez, au point de départ, la distance entre Jésus et la femme : il est juif et elle, Samaritaine. Les deux nations se vouent une haine ancestrale. Elles sont principalement en désaccord sur le lieu du culte rendu à Dieu. Ils sont différents de sexe, un homme et une femme, seuls. Le Saint et la femme aux six maris. Apparement, il ne devrait rien se passer. La demande du Christ est banale : "Donne-moi à boire". Or la femme conteste d'emblée cette demande. Dès le début, il y a donc ambiguïté. Une première réponse de la femme recèle doute et foi, rire et gravité : "Comment, tu me demandes... !"
On peut faire deux lectures de ce dialogue initial. Une lecture "légère" : Tiens, un homme...un juif ! Belle occasion de taquiner cette nation imbue de sa supériorité...Ce citoyen-là, il commet une sottise. Il me parle, il accepterait de boire au seau que j'ai touché...selon sa Loi, il se rendrait impur. Ou une lecture "mystique" : je ne connais pas cet individu. Quelle attitude singulière ! Il ne craint pas de s'avilir à mon contact ? Qui est-il, pour me parler si humainement ?
Avec cette provocation, c'est toute une initiation qui est commencée. Alors, Jésus : "Si tu savais le DON de Dieu... il t'aurait DONNE de l'eau vive". Annie Jaubert fait remarquer que le surnom du puits était "Don". C'est comme si Jésus disait à la femme : "Que crois-tu donc ? Que Dieu a seulement donné l'eau naturelle (celle de ce puits) ? Que JE ne suis qu'un juif ?" Peut-être y a-t-il là une certaine ironie du Christ, comme pour fermer le caquet à cette femme : au lieu d'ergoter, tu ferais mieux de demander toi-même ! Connaître Jésus, c'est le prier. En demandant de l'eau comme une assoiffée, la Samaritaine connaîtra Jésus. Elle n'aura plus soif. Lui non plus ! En demandant de l'eau, elle étanchera deux soifs. Ce "donne-moi à boire" signifiait "demande-moi de l'eau". Le jeu continue : "Tu veux boire ? Bois tout seul, tu n'as rien pour puiser ". Elle a bien entendu : il a parlé d'eau vive, et elle se rappelle la légende de Jacob, de Moïse , qui faisaient jaillir l'eau là où ils passaient. Un éclat de rire : "Serais-tu plus grand que notre père Jacob ?" Ce "notre" père n'est pas innocent : nous avons des ascendances communes, toi et moi. Moi aussi, je suis l'héritière. Ne joue pas au patriarche !
Mais ce personnage l'intrigue. Voilà qu'elle l'appelle Seigneur. Jésus répond aux deux langages : il relève le défi de la moqueuse. Réplique qui élargit le débat : Jacob a donné une eau, et on a toujours soif, mais moi, l'eau que je donne, quand on en a bu, on n'a plus soif. Alors, la Samaritaine : "Seigneur, donne-la moi, cette eau !" Là encore on peut faire deux lectures du dialogue. Une lecture "légère" : elle s'amuse de plus en plus. Cet homme exagère. Non seulement il promet de l'eau, mais il affirme qu'on ne la boit qu'une seule fois. Eh bien, qu'il s'exécute ! Ou une lecture "spirituelle" : elle rejoint le Christ dans ses profondeurs divinatoires. Elle perçoit cette plénitude qui s'offre à elle. Elle devient celle qui implore. Il y a comme un glissement vers la confidence. Elle n'avait rien dit d'elle. Elle dit maintenant sa soif d'une eau que le puits n'étanche plus. Elle est lasse. Elle prie. Elle a donc reconnu qui lui parle. Elle est enfin celle que le Christ voulait qu'elle soit. Jésus ne pouvait pas être désaltéré par l'eau du seau. Il l'est par la soif de la femme.
Et voici une nouvelle étape. La femme croit à la réalité immédiate de ces verbes que Jésus employait au futur. La grâce, pour elle, est un don présent. Elle a changé son coeur. Alors Jésus la congédie : "Va". Mais il ne la libère que pour la faire revenir. Elle n'a pas tout dit de son aveu. Jésus perce en elle une autre souffrance. Il trouve la brêche : "Va chercher ton mari". Ce n'est pas qu'elle que le Christ appelle à la foi, mais tout un peuple. "Je n'ai pas de mari" : est-ce un jeu ? Elle se dit libre. A moins qu'elle ne veuille prendre Jésus en défaut ? Ou alors, est-ce la confession d'une longue détresse ? Elle se définit par le manque. Sa pire misère, la voilà : elle est seule !
"Tu as eu cinq maris". Est-ce une allusion aux divinités des cinq nations implantées en Samarie ? Sous l'allégorie palpite un drame réel : "Tu as dit vrai". Cette fois, la femme nomme Jésus comme un "prophète". Mais immédiatement lui renvoie à la figure le problème : "Où adorer ?" C'est une façon de prendre sa revanche. Tu as bien jugé sur moi, mais es-tu aussi fort en théologie ? Il est possible que ce soit une simple fuite de la femme pour éviter l'évocation honteuse de sa conduite. Pourtant, s'adressant à ses concitoyens, elle leur dira : "Il m'a dit tout ce que j'ai fait".
Plus sérieusement, je vois dans cette attitude une immense soif spirituelle. La femme continue de demander à boire. Elle demande à Jésus de dénouer le conflit d'opinion entre les deux nations. Elle est prête à entendre prononcer la désacralisation des lieux : "Ni sur la montagne, ni à Jérusalem...mais en esprit et en vérité." Alors, elle répond : "Le Messie doit venir !" Mais son apparente digression cache un certain agacement : Le Messie viendra, il ne faudrait tout de même pas que tu te prennes pour le Messie ! Elle en parle au futur, il n'est pas Jésus. Et pourtant, si je relis les mots employés, je constate une belle progresion : Juif, Seigneur, prophète, Messie, Christ... comme si, à la fin elle suggérait délicatement : "Est-ce toi ?" Et Jésus de répondre : "Je le suis, moi qui te parle".
Jésus vient de répondre ainsi aux deux interrogations superposées de la Samaritaine : il réfute l'argument "sceptique" et il exauce une attente ! Il se présente, triomphant devant la rouée ; solennel, mais complice devant celle qui l'a reconnu. Tout est dit alors. On ne peut pas en rester à la confidence. Il faut une Eglise. Comme Marthe avait convoqué Marie et les Juifs. Ici, c'est le retour des disciples. Il faut la foule. Certes, les disciples n'en sont pas à ce niveau. Ils s'étonnent de la désinvolture du Maître qui parle seul à seule avec une femme. La femme part, abandonnant sa cruche. Détail matériel qui est important : l'eau ne l'intéresse plus.
Jésus avait dit "Va chercher ton mari" : elle convoque la cité entière. Elle ne dit pas à ses concitoyens le sommet de la conversation. Mais simplement "il m'a dit tout ce que j'ai fait". Après quoi c'est à eux de poursuivre l'itinéraire. Son rôle à elle était de les convoquer, pas de les convertir. Elle n'est qu'une femme. On la connaît. Sa certitude ne s'exprime que dans une interrogation : "Ne serait-ce pas le Christ ?" Elle suggère simplement. Son sexe, sa position, sa foi expliquent qu'elle n'élève pas le ton. La médiatrice s'efface. "Au début, on a cru à cause de ce qui tu nous as dit, mais maintenant..." Tout se passera comme si elle n'avait rien dit. Une "traînée" ne peut pas être l'organe de leur conversion !
"Ceux qui sèment peinent...", dira Jésus. Peut-être, disant cela, pensait-il à la Samaritaine. Elle avait apporté la nouvelle, et maintenant les samaritains affluaient, comme une moisson blanchissante... La femme pouvait être heureuse. Une Eglise venait de naître.
Voilà ! Avec l'évocation de la Samaritaine, nous terminons cette petite étude sur "les femmes de l'Evangile". Il nous restera, plus tard, à faire une étude plus exhaustive sur Marie des Evangiles. Je ne sais quand. Pour l'heure, et dès la fin du mois de novembre, on travaillera sur l'Evangile de Marc, que l'Eglise nous donne à lire tout au long de l'année liturgique B qui va commencer. Donc, à bientôt, pour une bonne "intelligence des Ecritures".
5 novembre 2002