A CONTRESENS
52 - L'instant
« Quelle est la durée d’un instant ? » Question existentielle, s’il en est, vous en conviendrez.
Nous savons qu’un instant est un moment très court. Cette définition me semble un peu courte. Faisant des recherches, j’appris que l’instant ne présente pas seulement une dimension temporelle mais spatiale : on parle de « très petit espace de temps ». Fort de ce renseignement, à l’instant même, je me rendis sur le champ où passent les instants de la vie afin de prendre des mesures pour connaître enfin la valeur de l’instant. Une cohorte d’instants cheminait devant moi. Ils avançaient tous à grande enjambée mais d’un instant à l’autre la distance devint irrégulière, j’en conclus que la durée de l’instant est variable. Pour en avoir le cœur net, je m’approchai de l’un d’eux - il n’avait pas l’air farouche - et pensai que c’était l’instant propice pour l’interviewer, mais il m’a dit qu’il était pressé. « Comment, vous n’avez pas le temps ? Une petite minute, rien qu’une seconde…». L’instant ne s’arrêtant pas, j’essayai de le suivre, m’efforçant de ne pas le quitter des yeux : en effet, un instant est tellement minuscule qu’il peut s’échapper à tout bout de champ. C’est malencontreusement ce qui arriva. Sans perdre un seul instant, j’appelai de toutes mes forces : « Instant propice, où êtes-vous ? » Interrogés, tous les instants suivants, me répondirent qu’ils vivaient dans l’instant présent et que l’instant passé poursuivait sa route vers le futur.
Résigné, ayant laissé filer l’instant favorable, je rentrai chez moi, dépité. J’en déduisis qu’un instant est volatil, impossible à saisir car trop fugitif. Eh bien non ! Un instant, c’est long ! Comme j’avais des problèmes avec Internet, j’ai appelé l’opérateur. Une voix féminine m’a demandé : « tapez 1 », puis « tapez 2 ou 3 » et après « saisissez votre n° de client » puis encore « touche étoile ou bien touche # ». J’ai alors entendu : « Veuillez ne pas quitter, un technicien va prendre votre appel dans un instant » 10 fois, 20 fois cette ritournelle m’est revenue aux oreilles ; alors a ressurgi de ma mémoire, le mot du père Raymond Régamey, spécialiste de l’art sacré : « La valeur d’éternité qui est dans l’instant ».
Gérard
51 - Argent sale
- Bonjour Monsieur,
- Vous désirez ?
- Lave-toi les mains.
- Pourquoi ?
- J’te le dirai après.
- Je n’ai pas l’habitude que l’on me commande.
- C’est un ordre. Comme il braquait un revolver, j’ai obtempéré
- Je dois te remettre ce paquet en mains propres.
- Qu’est-ce c’est ?
- De l’argent sale
- Que dois-je en faire ?
- D’abord le laver de tout soupçon puis le blanchir.
- Attention, chez moi, il rétrécit au lavage.
- 40 % pas plus.
- 50 %.
- 40 % c’est un ordre. Comme il braquait de nouveau son revolver, j’ai accepté.
- Vous ne l’emporterez pas au paradis.
- Mets le donc dans un paradis fiscal…ça augmentera tes fonds propres. Donne moi le blé.
- Vous faites l’âne pour avoir du son.
- Je ne mange pas de ce pain là. et sans vergogne il s’est servi. Comme il braquait son revolver, j’ai laissé faire.
- Je n’aime pas que l’on me traite comme un propre à rien, un malpropre,
- Attention à tes propres mots et à tes tournures impropres. Comme il braquait son revolver je me suis tu
- Il partit d’un rire gras où la vulgarité perçait, quand je pense que certains prétendent que le rire est le propre de l’homme. Quel sale type ! C’est du propre !
Gérard
50 - LA COURSE AU SOLEIL
Cette histoire se passait, il y a bien longtemps, dans un pays lointain. Ce pays s’appelait la Demokracy et était peuplé de deux types d’habitants : les grosses têtes et les petites têtes. Bien que très voyante, cette différence de périmètre crânien n’engendrait ni frustration ni agressivité. Les grosses têtes habitaient les coteaux ensoleillés, effectuaient les travaux les plus intéressants et les mieux rémunérés et administraient la cité, tandis que les petites têtes confinées dans le creux de la vallée, peinaient nuit et jour à leurs besognes ingrates et mal rétribuées. Pourtant, chose incompréhensible pour nous, Français évolués du XXI siècle, ces deux populations vivaient en harmonie, formaient une seule entité et tous les habitants étaient fiers d’appartenir à la Demokracy. Le fondement de cette concorde se trouvait dans « la course au soleil ». En effet, chaque année, en juin, sous un soleil brûlant, tous les jeunes gens et jeunes filles de 18 ans devaient prendre part à une course. Les premiers se voyaient récompenser pour la vie entière : pouvoir de décision, habitation spacieuse, travail passionnant et rétribution conséquente, tandis qu’étaient dévolues aux derniers, les tâches subalternes. Année après année, les grosses têtes ramassaient le pactole alors que les petites têtes étaient irrémédiablement lâchées. Néanmoins, il n’y eut jamais la moindre récrimination de la part des petites têtes car elles avaient la conviction que l’épreuve se déroulait selon la plus grande justice : tous ne prenaient-ils pas le départ dans les mêmes conditions ? En conséquence, un consensus existait pour estimer qu’il était préférable de confier aux meilleurs, donc aux grosses têtes, la gestion de la cité - et ses prébendes - gage de paix pour tous.
Bien sûr, ces résultats suscitaient des interrogations voire des embarras chez certains vainqueurs. Aussi, périodiquement vérifiait-on le respect de la loi suprême de la Démokracy : l’égalité des chances. Ainsi, une commission paritaire composée de grosses et petites têtes s’assurait-elle que pour chaque catégorie de concurrents, les entraîneurs étaient les mêmes, qu’ils utilisaient des méthodes identiques et qu’ils consacraient autant de temps aux uns et aux autres. La commission poussait le scrupule jusqu’à aller inspecter l’alimentation des compétiteurs pour en contrôler la teneur en vitamines et en substances énergétiques. Pas une seule fois ce principe d’égalité ne fut mis en défaut.
Pourquoi donc les grosses têtes gagnaient-elles toujours la course au soleil ? Personne n’a jamais apporté de réponses probantes. Des experts se penchèrent sur ces résultats surprenants : aucune explication plausible d’ordre génétique ou métabolique ne convainquit. Des psychothérapeutes réunis en colloque expliquèrent que les petites têtes avaient moins d’ambition que les grosses têtes, que leur éducation et leur culture les poussaient à se contenter de peu ; immédiatement, d’autres savants contestèrent ces propos : tous les enfants fréquentant les mêmes écoles de la Démokracy, il ne pouvait y avoir de différences ni au niveau du contenu des connaissances ni dans la capacité à les mettre en œuvre.
Une ultime précision : la course se déroulait sous le soleil et pour éviter l’insolation, tous les concurrents devaient porter un chapeau ; naturellement le chapeau était le même pour tous - égalité oblige - il était calqué sur le modèle des grosses têtes. Le chapeau devant rester sur la tête sous peine de disqualification, les petites têtes étaient donc obligées de tenir de leurs mains le chapeau qui, sinon, leur serait tombé sur les yeux, alors que les grosses têtes couraient les bras ballants. Un détail, évidemment, sans importance….
Gérard
49 - RHUMATISME
Voici bientôt l’hiver, c’est la saison des rhumatismes.
Si vous voulez souffrir de rhumatisme, il faut commander sans tarder votre acide urique qui vous permettra d’obtenir de très bons rhumatismes.
Attention, en raison des restrictions budgétaires, les doses sont limitées et il ne sera pas possible de contenter tout le monde. Pour éviter les bousculades et les échauffourées qui pourraient dégénérer en échange de gnons au demeurant très douloureux, le Ministère de la santé et des Sports a publié un décret établissant la liste des prioritaires. Seront satisfaites, les demandes émanant des personnes âgées de plus de 75 ans n’ayant jamais connu de rhumatismes (copie de la carte d’identité et attestation du médecin référent sont à fournir), les candidats battus lors des élections régionales ou cantonales et, cette année, les riverains des bassins de la Gironde, de la Creuse et de l’Ille-et-Vilaine titulaires du permis de chasse participant régulièrement aux battues de sangliers.
Seules les mairies sont habilitées à délivrer les précieux flacons, elles doivent recenser les ayants droit et préciser les heures et lieux où les bénéficiaires pourront s’approvisionner.
Un conseil à suivre impérativement : si votre démarche devient hésitante et pénible et si vous ne pouvez plus replier vos doigts tant ils se déforment, alors le traitement est une réussite ; surtout, ne l’interrompez pas (une rechute est toujours possible et vos rhumatismes disparaîtraient définitivement) au besoin, faites-vous aider par un ami qui ira chercher vos doses et vous les administrera.
Gérard
48 - LEGION D’HONNEUR
Monsieur le Député,
Par la presse, j’ai appris que Monsieur Eric Woerth, alors député de l’Oise a demandé la légion d’honneur pour Monsieur Patrice de Maistre. Il ne m’appartient pas de commenter cette information, les médias s’en étant largement faits l’écho. Mais cet événement m’a permis de découvrir, horrifié, qu’un quidam, un simple quidam, peut se voir attribuer la rosette rouge sans rien avoir demandé ; certes, il peut la refuser mais n’est-ce pas battre honteusement en retraite ?
Monsieur le Député, un pressentiment m’habite depuis quelques temps : je suis persuadé que vous avez l’intention d’obtenir pour moi la légion d’honneur. En effet, hier, le maire de ma commune - qui est une de vos vieilles connaissances - m’a serré la main plus chaleureusement que d’habitude : il doit donc être dans le secret. Je tiens par cette épistole à manifester respectueusement mais fermement mon opposition la plus absolue à cet honneur. En conscience, je ne peux vous révéler les raisons qui me poussent à refuser cet insigne, sachez cependant qu’elles sont fort honorables. Bien sûr, je ne conteste pas qu’il y ait dans ma vie quelques actes qui me vaudraient cette distinction : un jour, j’ai rapporté à la police un billet de 5 € que j’avais trouvé, un autre jour, j’ai répondu aimablement à un automobiliste qui me demandait de lui indiquer son chemin et, en règle générale, quand une personne me salue, je lui rends la politesse etc. Vous le constatez, mes mérites valent bien ceux de certains récipiendaires, décorés en grande pompe (je ne citerai pas de nom, la liste serait trop longue).
Cependant, je redoute que mon courrier ne vous arrive trop tard : le calendrier pour la prochaine promotion est déjà bien avancé. Si vous avez entrepris les démarches, je vous prie de tout arrêter immédiatement, quitte à vous défrayer, au besoin. Si, comme je le crains, il n’est pas possible de revenir en arrière, force est de conclure que c’est le doigt de Dieu qui a tenu votre main quand vous avez signé la lettre adressée à un ministre bienveillant, me recommandant vivement à l’ordre de chevalier de la légion d’honneur. Je sais que les voies du Seigneur sont impénétrables et difficiles à suivre, aussi, est-ce très humblement que je m’efforcerai d’accomplir sa sainte volonté.
En vous remerciant de l’attention que vous porterez à cette missive, je vous d’agréer, Monsieur le Député, l’expression de ma haute décoration….
Gérard
47 - AME A VENDRE
Une petite annonce ainsi libellée a retenu mon attention. « Achète toute âme, bon état exigé, si dévergondée, s’abstenir » Comme j’avais besoin d’argent, je me suis rendu à l’adresse indiquée ; c’était un suppôt de Satan qui se tenait à l’accueil. Après avoir noté quelques renseignements et demandé ma carte VITIL, il m’a fait patienter à la salle d’attente.
Il y avait là du beau monde : hommes politiques, religieux, cadres dynamiques, sportifs, femmes de bonne vie etc. En attendant mon tour, j’ai feuilleté des revues mises à la disposition des patients : « Les feux de l’enfer » avec en couverture, un buisson consumé, « Une saison en enfer » organisait un concours dont l’annonce du premier prix, très alléchant, barrait la une « Une nuit d’enfer avec Lucifer ». Un livre traînait, au titre tout simple : « L’enfer », un gros pavé, rempli de bonnes intentions pour le visiteur.
Sur les murs, on pouvait lire « Praticien non conventionné, s’autorisant à pratiquer une baisse des tarifs habituellement pratiqués dans la profession »
Quand mon tour est arrivé, j’ai dû répondre à un questionnaire sur ma santé physique et psychologique. Quand il a dit « C’est jouable », j’en ai déduit que mon interlocuteur estimait mon espérance de vie suffisamment longue pour accepter d’investir sur mon âme. Vint ensuite une enquête de moralité : si j’avais tué, volé, trompé ma femme, fraudé le fisc, si je votais régulièrement et pour qui etc. Comme je m’étonnais de ce genre de questions, il me rétorqua : « Ce sont les belles âmes qui nous intéressent, celles qui sont pures sont rares donc très prisées ; nous refusons d’acheter les âmes noires des assassins, des forniqueurs, des fraudeurs, des voleurs. En effet, quoi qu’il arrive, nous les récupérerons un jour, ce qui ne nous enchante pas forcément car nous ne savons plus où les mettre tant elles abondent, d’autant qu’elles nous arrivent, depuis un certain temps, dans un état si lamentable qu’elles sont presque inexploitables même pour un démon».
L’âme est payée en nature. En fonction de l’estimation, on peut choisir sur un catalogue différentes propositions ; par exemple, pour une âme « moyenne » : élection au sénat pour un seul mandat (le maximum possible est de trois mandats mais l’âme doit être surfine), pouvoir de séduction sur la personne de son choix, gain au loto, légion d’honneur, rôle dans une série télévisée de grande écoute, article dans « Paris Match »…
Mon âme fut jugée belle et bonne, je sentais mon interlocuteur très désireux de conclure le marché ; j’allais enfin connaître la richesse, la gloire et le pouvoir. Il m’a annoncé un prix. Comme je protestais, il m’a fait comprendre que l’acheteur est roi et je pouvais toujours aller vendre mon âme au diable vauvert… Alors, en désespoir de cause, voulant en quelque sorte montrer d’une manière éclatante ma grandeur d’âme, j’ai avancé un argument que je jugeais imparable : j’ai révélé que j’écrivais sur le site « Murmure » du Père Léon Paillot. Mon interlocuteur a aussitôt froncé les sourcils et j’ai cru percevoir un léger rictus quand il a dit « Aïe ! ».
J’ai dû revenir pour un examen plus approfondi. Quand on a passé mon âme à la « radio-diabolique », j’ai entendu l’opérateur jurer : « Mon Dieu ! » « Vous avez une tache à la croisée d’ogive des nervures de la sagesse, on dirait un peu de vague à l’âme mais ne vous inquiétez pas c’est sans doute l’émotion ; il nous faut cependant vérifier, nous avons besoin d’un scanner. »
Le verdict du scanner fut implacable. « Non ! Nous ne pouvons pas acheter votre âme. Vous pensiez vendre votre âme au diable, il l’obtiendra sans bourse déliée car elle n’a aucune valeur, votre comportement est faux et pervers, votre démarche n’est ni honnête ni libre : vous êtes venu la mort dans l’âme. »
Gérard