THÉOLOGIE "POUR LES NULS"
Cette année 2011 :
Quelques grandes mutations (suite)
L'année dernière, nous avons parcouru à grandes enjambées quinze siècles de l'histoire de l'Eglise. Quelques dates ont retenu particulièrement notre attention. Il a fallu que notre Eglise sorte de l'Eglise juive et prenne son autonomie ; il y eut des hérésies, un long divorce entre Orient et Occident, et des réformes, plus ou moins importantes, plus ou moins efficaces. Il y eut enfin la Réforme protestante qui entraîna une considérable séparation entre disciples d'un même Jésus Christ. J'ai essayé de présenter cela de manière positive : à travers ces bouleversements et ces drames, l'Eglise de Jésus Christ, non seulement n'a pas disparu, mais, au contraire, s'est transformée et à gagné en qualité. Cette année, partant de ce début du XVIe siècle, nous cheminerons jusqu'à notre époque, à travers les vicissitudes et tous les aléas d'une histoire parfois tragique, et parfois glorieuse. Je vous le disais l'an dernier, notre histoire ne fut jamais "un long fleuve tranquille". C'est d'ailleurs le destin terrestre de tout ce qui est vivant. En attendant ce que Teilhard de Chardin nommait le "point oméga."
1e séquence : La Réforme catholique.
(janvier 2011)1 – Auparavant
La Réforme catholique n'est pas seulement une réplique à la Réformation protestante. Bien des jalons avaient été posés avant Luther. Auparavant, toute la chrétienté était déjà engagée dans un effort de redressement. Certainement depuis plus d'un siècle. Tâtonnements, échecs, réalisations mal assurées avaient précisé les modèles d'une réforme que l'Église romaine allait enfin trouver la volonté de réaliser.
A tous les niveaux
Du concile de Constance (1415) au Ve concile de Latran qui s'achève en 1517, quelques mois avant que Luther ne lance ses thèses, il y eut de nombreux programmes de réformes débattus et parfois même partiellement approuvés par le Concile ou par Rome. On y débat de la curie, de la fiscalité pontificale, du régime des bénéfices ecclésiastiques, de l'indiscipline des religieux, de l'ignorance du clergé. Mais tout projet de réforme vient buter sur le conflit de pouvoir qui oppose papauté et concile. D'où l'incessante recherche d'une convergence de volonté entre le concile et le pape. Les différents royaumes essaient de faire des réformes nationales, par exemple en France sous Charles VIII ou en Angleterre avec le cardinal Wolsey. Seule aboutit la réforme en profondeur en Espagne sous l'autorité d'Isabelle de Castille. Réforme réussie qui permettra à l'Espagne de jouer un rôle important dans le catholicisme du XVIe siècle. Ailleurs, c'est individuellement ou en petits groupes que des chrétiens entreprennent de se réformer eux-mêmes dans la conversion intérieure. Le grand modèle de l'époque est Jean Gerson, chancelier de l'université de Paris.
Le réveil pastoral et spirituel
Concrètement, on assiste à un certain nombre de réformes. Citons d'abord le rappel des règles de discipline du clergé, célibat, dignité de vie ; les évêques qui se font un devoir de résider dans leur diocèse et de visiter les paroissiens ; le souci de bien choisir et de bien former les prêtres qu'ils ordonnent ; de stimuler, corriger, pacifier les curés et les fidèles. Certains évêques deviendront de véritables apôtres. Du même coup, les simples curés voient leurs fonctions revalorisées, non pas tellement matériellement, mais moralement. On leur demande d'enseigner leurs paroissiens, de leur expliquer le sens et la pratique des sacrements. Sans oublier l'élan missionnaire qui entraîne tant de religieux espagnols, portugais ou des Pays-Bas, vers les terres qui viennent d'être découvertes. Ce n'est pas toujours une réussite, mais l'expansion planétaire du catholicisme a bien commencé. L'épopée missionnaire est un aspect important du réveil religieux qui marque l'époque. Quant au réveil spirituel, il est bien démarré dans les monastères contemplatifs et les ordres mendiants. Tous opèrent d'importantes réformes. Chez les Carmes, les Carmélites comme chez les Franciscains, avec la naissance des Capucins.
Dévotion et charité
Mais la réforme n'est pas le fait seulement des religieux . Tous les chrétiens sont invités à entrer dans ce grand courant de la « dévotion moderne » qui gagne toutes les élites du monde chrétien. C'est le temps du succès énorme de « l'Imitation de Jésus Christ », et de la publication du « Manuel du chevalier chrétien » d'Érasme. Les « Frères de la vie commune » réunissent les élites cultivées de laïcs qui vivent dans des cercles fervents, notamment aux Pays-Bas. Dans le sud de l'Europe naissent les grandes confréries de pénitents. Autres pratiques qui voient alors le jour : le rosaire, le chemin de croix, la confession fréquente. Tout cela, avec, surtout, une dimension caritative au service des pauvres, des malades, des enfants à éduquer. C'est tout un bouillonnement qui prélude à la réforme.
Le renouveau intellectuel
S'il n'est pas encore question de contestation théologique et dogmatique, on assiste cependant dès cette époque à une renaissance du thomisme, pour mettre au rebut la théologie scolastique qui a fait son temps. Mais plus décisif est l'apport de l'humanisme chrétien avec un besoin de retour aux sources, à la lecture de la Bible dans le texte original, à l'étude des langues anciennes, à la redécouverte des écrits des Pères de l'Église.
Tout cela ne veut pas dire que, sans le choc protestant, l'Église aurait pu accomplir sa réforme dans l'unité catholique. Si la Réforme protestante a obtenu un tel succès, c'est parce que les essais de réforme catholique jaillis sur le sol de l'Église n'ont pas atteint leur but. Il est simplement dommage de constater que la réforme catholique ait été entreprise dans un esprit de Contre-Réformation, avec ses durcissements et ses crispations. L'Eglise, alors, a laissé perdre bien des aspects, parmi les plus intéressants, des initiatives de l'époque précédente.
2 – Quelques repères chronologiques pour s'y retrouver
1515 : Marignan
1534 : Vœux d'Ignace de Loyola à Montmartre / Fuite de Calvin à Bâle
1535 : Défaite des anabaptistes à Mûnster / Exécution de Thomas More
1536 : Premier séjour de Calvin à Genève / 1ère convocation du Concile1540 : Fondation de la Compagnie de Jésus
1542 : François Xavier en Inde
1544 : 2e convocation du Concile
1545 : Ouverture du Concile de Trente
1546 : Mort de Luther
1549 : Suspension du Concile
1550 : Élection du pape Jules II
1551 : 2e période du Concile de Trente
1552 : Suspension du Concile / Mort de François Xavier en vue de la Chine
1553 : Exécution de Michel Servet à Genève
1556 : Mort d'Ignace de Loyola
1559 : Création de l'Index
1562 : 3e période du Concile de Trente
1563 : Clôture du Concile de Trente / Mort de Calvin et de Michel-Ange.
3 – Le Concile de Trente
Aux yeux des historiens, le XVIe siècle a connu deux réformes : la Réforme protestante et ce qu'on appelle la Contre-Réforme, qu'il vaudrait mieux appeler la Réforme catholique. Elles se crurent ennemies. Mais en réalité elles tirent leur substance d'un fonds commun : le bouillonnement spirituel et intellectuel du XVe siècle.
Premières difficultés
La fin du dernier concile, le concile de Latran, avait eu lieu en 1517. Il avait réussi à venir à bout du gallicanisme. Sept mois plus tard éclate l'affaire des Indulgences : c'est le début de la Réforme luthérienne. Trente ans vont s'écouler entre la fin du concile de Latran et le début du Concile de Trente. La réforme, c'est 1517 - Luther / 1522 - Zwingli en Suisse allemande / 1534 - Henri VIII et l'anglicanisme / 1536 - Calvin publie l'Institution Chrétienne.
Très rapidement, on s'est dit dans l'Église qu'il fallait agir et réunir un concile. L'empereur Charles Quint y est favorable et propose la ville de Trente, au bord du lac de Garde. Jusque là, tous les princes chrétiens, depuis Constantin, s'étaient mêlés activement des affaires de l'Église. Donc, en tant qu'Empereur chrétien, il appartenait à Charles Quint de jouer un rôle important dans la convocation du concile et dans le bon déroulement de ses travaux.
Le concile aurait pu se réunir plus tôt, mais le pape Clément VII, qui régna onze ans, n'y était pas favorable. Son successeur aurait pu lancer cette convocation, mais François Ier et Charles Quint étaient en guerre. Bref il fallut attendre qu'ils aient fait la paix à Crépy en 1544 pour que la convocation puisse se faire.
Un Concile mouvementé
Les travaux du Concile débutèrent en 1545,dans un climat de scepticisme. La division des esprit entre catholiques et protestants s'était aggravée. Tout le monde, ou presque, avait espéré un concile, mais beaucoup divergeaient sur sa conception. Les protestants le voyaient ouvert à toutes les discussions théologiques, supérieur au pape dans ses décisions ; le pape et la curie romaine refusaient toute remise en question de l'autorité pontificale et ne voulaient pas qu'on remette en question la condamnation qui avait été faite par Rome des thèses de Luther.
A l'ouverture, il y avait 28 évêques, dont une immense majorité d'Italiens. Leibnitz écrira plus tard à Bossuet que le concile de Trente avait été « plutôt un synode de la nation italienne, où l'on ne faisait entrer les autres que pour la forme et pour mieux couvrir le jeu. »
Les laïcs étaient représentés par les ambassadeurs des princes chrétiens. Ils n'assistaient pas aux débats, mais en dehors des séances, leur influence fut souvent déterminante. Au cours de la XIVe session, les décrets sur la communion des fidèles au calice étaient prêts lorsque, la veille, pendant la nuit, l'ambassadeur de Charles-Quint intervint pour faire supprimer deux paragraphes du décret.
Certes, les responsables de l'Eglise purent jouer, la plupart du temps, un rôle important. Ils réussirent même, en mars 1547, contre la volonté de Charles Quint, de transférer le concile de Trente à Bologne (il faisait si froid à Trente ! ) Ce fut une erreur. L'empereur interdit aux évêques allemands et espagnols de se rendre à Bologne. D'où impossible de promulguer de nouveaux décrets.
Jules III s'empressa de reprendre le concile à Trente. Mais le légat désigné par le pape s'opposa à toute réforme sérieuse sur le plan disciplinaire. Le successeur de Jules III, Paul IV, ne voulut pas entendre parler de concile. Il gouverna l'Eglise en dictateur. Il institua l'Index et fit jeter en prison le cardinal Morone, déclaré hérétique. Son successeur Pie IV, reprit les travaux du Concile pour une troisième et dernière session (1562-1563). Il fit réhabiliter le cardinal Morone qui devint bientôt le légat du pape, et qui, grâce à sa clairvoyance et à son habilité, réussit à faire sortir le concile de l'impasse et à le conclure, à la grande joie de tous. Le cardinal Morone fut, en fait, le grand homme du concile.
Echec à l'union
Mais le drame ne fut pas dénoué. Les chrétiens restèrent divisés en plusieurs familles séparées, bientôt ennemies. A l'époque, personne ne pouvait imaginer que la chrétienté pût être divisée en confessions rivales. Les luthériens eux-mêmes, pas plus que les calvinistes n'envisageaient de couper en deux l'Eglise du Christ. Dès le début, d'ailleurs, les protestants furent invités. Mais ils ne vinrent pas. Luther avait envisagé d'envoyer une délégation. Il n'en fut rien. A nouveau invités pour la IIe session, ils répondirent positivement. Des délégations de Wurtemberg, de Strasbourg et d'autres villes impériales arrivèrent. Ce n'étaient pas des théologiens, mais davantage des conseillers juridiques. Les théologiens devaient venir plus tard, si les princes les y autorisaient. Les conseillers furent bien accueillis par les pères conciliaires. L'un d'eux put même faire un long exposé, qui réjouit une partie des pères. On attendit pendant deux mois les théologiens. Mais la guerre qui survint alors mit fin à cette deuxième session conciliaire avant qu'ils ne puissent arriver.
Survint alors la Paix d'Augsbourg (1555) qui mit fin à la lutte entre l'empereur et les princes allemands protestants. Désormais s'appliqua le principe « cujus regio, hujus religio » ( on doit professer la religion de son prince. ) Du coup, tout espoir de réunion était ruiné. A cet égard, la paix d'Augsbourg fut catastrophique.
Lorsque le pape convoqua les pères pour la troisième session, il envoya deux légats pour inviter des représentants protestants de tous les Etats allemands. Ils furent reçus correctement. Mais il était trop tard. Les positions respectives s'étaient durcies et les princes y trouvaient leur avantage. C'est dommage. Notez bien que les papes respectifs de cette époque – du moins ceux qui étaient favorables à la tenue d'un concile, ne se sont jamais imposés. Aucun d'entre eux n'est venu à Trente. Ils furent représentés par des légats qui eurent toujours une grande liberté d'action. Les théologiens protestants auraient pu s'exprimer sans être gênés par la présence du pape qui, pour eux, était l'une des grandes difficultés à l'union.
Le grand débat des idées.
Malgré toutes les difficultés de tous ordres qui se présentèrent, au long de cette grande période (on vient d'en décrire quelques unes) le Concile de Trente eut de grandes conséquences pour la vie des Églises des siècles suivants, et jusqu'à aujourd'hui.
Ce n'est pas par la nouveauté de son enseignement doctrinal. En la matière, il ne fit pas œuvre originale. Il se contenta d'arrêter l'hémorragie dans le tissu des croyances chrétiennes. Il rappela et précisa les données majeures de la foi traditionnelle, ce qui, d'ailleurs, contribua à rendre l'union plus difficile. Il s'agit en effet de deux sensibilités chrétiennes différentes. « Le protestantisme et le catholicisme existent dans le cœur humain ; ce sont des puissances morales qui se développent dans les nations, parce qu'elles existent dans chaque homme », écrivait Mme de Staël.
4 - Le « Décret sur la Justification » ( 6° session, 13 janvier 1547 )
- Introduction
Le «Décret sur la justification» forme l’élément central du Concile de Trente, préparé par les décrets précédents sur la réception des livres saints et des traditions, et sur le péché originel. Les décrets suivants sur les sacrements en découlent à leur tour. Si la problématique centrale est celle soulevée par Luther concernant la liberté du chrétien, sa justification et la valeur méritoire de ses œuvres, elle la dépasse cependant pour répondre à tout un ensemble de courants de pensée ( «pélagiens » humanistes également…), comme le montre la diversité des canons du décrets
Les 16 chapitres du décret suivent le parcours « existentiel » de l’homme vers le salut : la première justification ( ch. I à IX ), le statut de l’homme justifié ( ch. X à XIII) et le relèvement du pécheur ( ch. XIV à XV ). Nous intégrerons le ch. XVI sur le « mérite des bonnes œuvres » dans notre conclusion, car il marque la fine pointe du texte.
- La première justification (ch. 1 à 9)
Cette première partie du décret s’ouvre sur le statut pécheur originel de l’homme. L’optique rappelle celle de l’épître aux Romains (ch. 1 à 3) : juifs ou païens sont liés par le péché d’Adam, et ni la Loi (mosaïque) ni la nature ne peut les en justifier. La portée de ce « péché originel » demeure relative, comme le rappelle les Pères du Concile : s’il « affaiblit » le libre arbitre humain, il ne « l’éteint » pas pour autant, pas plus qu’il ne le « perd » (canon 5)[. Le libre arbitre est seulement « affaiblit et dévié dans sa force » ( viribus licet attenuatum et inclinatum). L’expression demeurera par la suite. Est laissée ainsi ouverte une porte à l’homme pour participer en vérité au Salut gagné par le Christ. C’est là un point essentiel.
Ce Salut, cette « adoption filiale » nous sont gagnés par le Christ à la « plénitude des temps » (Ga 4,4), comme promis par Dieu dans l’Ancienne Alliance Cette centralité du Christ est rappelée par les Pères du Concile juste après avoir affirmé la rémanence du libre arbitre humain ; et ce juste équilibre entre ce qui revient à Dieu et à l’homme dans le jeu de la grâce pour l’œuvre du salut va se préciser tout au long des 16 articles, dont le dernier, la fine pointe, traite précisément du mérite des bonnes œuvres. Il s’agit toujours pour les Pères de trouver la juste position entre une interprétation trop humaniste ou Pélagienne, dans laquelle Dieu n’aurait plus toute sa place, et l’interprétation de Luther, où c’est l’homme qui perd en partie la sienne.
Ce passage de l’état de pécheur à l’état de justifié ne se fait que par le Baptême, comme le dit clairement Jn 3,5 cité par les Pères : « Nul ne peut entrer dans le Royaume s’il ne renaît pas de l’eau et de l’Esprit Saint». Là encore cependant, l’affirmation une fois posée clairement est nuancée : le Baptême de désir suffit, et de plus rien n’est dit concernant ceux qui n’ont pas entendu l’Evangile ( juifs, païens éloignés,…) ; le Concile affirme sa nécessité «après la promulgation de l’Evangile »
Au moment de la promulgation de l’Evangile succède son accueil dans le cœur de l’homme ( ch 5 ). Ce cœur est préparé à cet accueil par Dieu, « sans aucun mérite » de la part de l’homme. Cette grâce prévenante qui nous vient du Christ seul est donc bien gratis data, mais elle ne saurait pour autant forcer la liberté de l’homme. Celle-ci participe « en acquiesçant et coopérant librement », alors qu’elle pourrait rejeter cette inspiration. Ce dialogue de la liberté divine appelante et de la liberté humaine acquiesçante est illustrée avec finesse par les Pères du Concile par le répons de deux versets bibliques: « Tournez-vous vers moi et moi je me tournerai vers vous » ( Za 1,3), à qui l’homme, libre, doit répondre en écho, « Tourne-nous vers toi, Seigneur, et nous nous convertirons » (Lm 5,21). Mais gardons bien présent le fait que cet acquiescement lui-même est grâce de Dieu : l’initium fidei doit appartenir à Dieu, dont la liberté (créatrice) suscite celle de l’homme (créature), et non la contre. C’est pourquoi la réponse de l’homme est libre.
Suit dans le corps du texte du Concile un chapitre (6) aux accents fortement augustinien ( Les Confessions ) sur la forme existentielle de la conversion :
- les hommes sont « poussés et aidés par la grâce divine », toujours première
- l’intelligence scrute le message de la foi : « concevant en eux la foi… »
- puis la volonté : « ils vont librement vers Dieu… »
- et de nouveau l’intelligence, adhérente cette fois : « croyant qu’est vrai tout ce qui a été divinement enseigné… »
Au niveau spirituel, cette fois, l’âme du pécheur passe de la « crainte » à la « considération de la miséricorde de Dieu », puis à « l’espérance », et enfin à l’amour du Christ qui les sauve. Cet amour naissant crée de lui-même un état d’incompatibilité avec les péchés passés, et suscite de soi leur rejet ( « haine et détestation », dit le texte). La finesse de l’analyse psychologique rappelle elle-aussi Augustin, comme si les Pères avaient eu le souci de revenir en-deçà de la scolastique pour ne pas nourrir la polémique avec Luther, et asseoir l’argumentation sur des autorités plus communes ( Paul, l’Ecriture, Augustin…).
A cette lente préparation suscitée par Dieu et accompagnée par l’homme succède la justification elle-même, que le Concile définit comme « pas seulement rémission des péchés, mais à la fois sanctification et rénovation de l’homme intérieur ». Ce passage central du Décret exprime un double souci :
1 - dépasser une simple approche négative (sanante) de la grâce, comme purification ou justification, pour l’éclairer d’une façon autrement plus ample et positive, comme re-création, élévation (grâce élevante), « adoption filiale » (disait le ch.2). Le nouveau statut du justifié est bien au-delà de sa simple justification, la grâce ayant sur-abondé là où le péché avait abondé . L’homme devient « juste » et « ami » (ch.7), « héritier, en espérance, de la vie éternelle »
2 – exprimer la profondeur ontologique de l’action de la grâce de Dieu en l’homme. Celui-ci est réellement justifié, et non seulement déclaré tel par Dieu, en vertu des mérites de la Passion du Christ. Il n’est donc pas simul peccator et justus, mais bien rénové intérieurement, c’est à dire rendu nouveau, recréé. Du coté de Dieu, c’est la portée de l’action salvifique du Christ qui est en jeu, et du coté de l’homme, il en va de l’authenticité de sa vie de chrétien, de sa liberté, et donc la valeur même de sa dignité de créature.
Les Pères du Concile déclinent alors la même idée selon le jeu ( scolastique cette fois ) des causes, causes selon lesquelles Dieu (et Lui seul) sauve l’homme. Retenons simplement que le Christ est « cause méritoire », et plus précisément, « le grand amour dont il nous a aimé » (Ep. 2,4) durant sa Passion ; que le Baptême est « cause instrumentale », et que la justice de Dieu est « l’unique cause formelle ». Sur cette dernière, centrale, le Concile répète et précise sa pensée : cette justice n’est pas seulement sienne, mais elle est « celle par laquelle il nous fait juste » (canons 10 et 11). Nous sommes donc encore une fois « vraiment justes [ vere iusti ] » et pas seulement « réputés » tels (ch. 7), « renouvelés par une transformation spirituelle de notre esprit ». Cette cause formelle est « unique », insistent les Pères. Notons enfin que de nouveau, comme à chaque fois que l’insistance a porté sur l’action de Dieu, les Pères rééquilibrent leur affirmation en spécifiant la participation de l’homme : la phrase suivante insiste sur le fait que l’Esprit Saint distribue cette justice « selon la disposition et la coopération propre à chacun »
Les fruits de la justification sont les vertus théologales, qui ont précisément l’homme (gracié) pour sujet et Dieu pour objet. Dans ces vertus, la place de la foi est bien entendu scrutée par les Pères du Concile : elle ne saurait suffire à unir au Christ et « ne rend pas membre vivant [ vivum membrum ] de son corps ». Le mot important ici est bien-sûr « vivant » : la foi se doit d’être « opérante » par la Charité, comme le dit Ga 5,6, cité par les Pères. Se profile en arrière-fond une anthropologie résolument moderne, ne limitant pas la foi à une simple adhésion intellectuelle (la fides quae ), mais bien existentielle ( la fides qua ). La foi dans ce premier sens ( fides quae ) est, comme l’a toujours affirmé l’Eglise « commencement du salut de l’homme » Ce commencement lui-même (initium fidei) appartient à Dieu, et rien ne le mérite : il est gratuit ( « grâce »). Sur cette gratuité, la position de Trente rejoint celle de Luther, et de même du reste sur la foi, puisque Luther comprenait la foi non dans le sens moral d’une vertu théologale, distincte de la charité ( et donc des œuvres), mais dans le sens paulinien, d’une foi rendue vivante par l’Esprit, et donc engageant bien la charité, les « œuvres ».
Il convient alors aux Pères d’exhorter les hérétiques dans ce premier mouvement du Décret concernant la justification de l’impie : repus de leur « vaine confiance » (ch.9) , il pourraient oublier toute crainte de Dieu ( Rm 6 ), ou se reposer en oubliant toute piété , c’est à dire toute opérativité de la foi dont il a été question dans le chapitre précédent. « Personne ne peut savoir, d’une certitude de foi excluant tout erreur, qu’il a obtenu la grâce de Dieu »
- Le statut de l'homme justifié
Les Pères abordent alors logiquement le statut de l’homme justifié, ce qui forme un second volet dans le Décret. Il ne faut cependant pas s’y tromper, ce statut reste dynamique, et la séparation avec le précédent est toute relative. Certes les justifiés sont « devenus ‘amis de Dieu’ », « membres de sa famille » ( ch.10), mais en même temps, aucune certitude absolue n’est possible quant à l’obtention de cette grâce, comme nous l’avons vu à la fin du chapitre précédent, et les Pères s’empressent de préciser que les justifiés sont encore et toujours en chemin : « marchant ‘de vertu en vertu’ (Ps 83), se renouvellent de jour en jour (2Co 4,16) ». Si l’homme intérieur a certes été renouvelé, il ne sauraient y avoir d’un coté les pécheurs, et de l’autre les justifiés promis au ciel, et c’est bien dans une dynamique que se déploie la vie dans l’Esprit, « la foi coopérant aux bonnes œuvres », et le juste se trouvant « encore justifié »
La conséquence en est la permanence de l’obligation de fidélité aux commandements de Dieu. Leur observance a été rendue possible grâce à « l’aide de Dieu » (ch.10), contrairement à ce qu’affirme Luther. Cependant les Pères se heurtent alors à une objection pratique évidente : celle selon laquelle il semble impossible de ne pas pécher. Une clarification s’imposait alors. Elle consiste premièrement à spécifier que ces commandements, à l’image du joug du Christ, ne sont pas lourds mais légers ; puis à distinguer parmi les péchés ceux qui, véniels, ne peuvent certes être évités en permanence, mais n’annihilent pas pour autant la justice du justifié. En raison de ceux-ci, le justifié prie Dieu quotidiennement de lui remettre ses dettes, et Dieu quant à Lui n’abandonne pas « ceux qu’il a justifiés une fois (…), à moins d’être d’abord abandonné par eux ». La vie du justifié demeure donc plus que jamais une sequela christi, durant laquelle il porte son poids de souffrance avec le Christ, pour rentrer avec lui dans la Gloire. Dans cette lutte quotidienne et répétée contre le péché, dans cette acceptation docile de « notre part de souffrance » se trouve le point d’incarnation et de vérification de notre foi. Il s’agit ainsi, par cette lutte et cette acceptation, de « rendre certaine [notre] vocation et [notre] élection », dit Pierre . Le vocabulaire des Pères du Concile ne reprend pas celui de la Scolastique classique, mais l’on retrouve bien le jeu habituel de la grâce sanante puis élevante, de la gratia gratis data et de la gratia gratum faciens. La sequela christi est une et continuée, et l’insistance sur son incarnation dans « les œuvres » vise bien à souligner le cœur de ce qu’est la doctrine du Décret : ces œuvres de justice ne sont pas d’abord cause mais conséquence et manifestation de la justification, qu’elles assurent ( i.e., enracinent ), incarnent et vérifient. Elles témoignent pour le chrétien justifié que le Règne de Dieu est déjà parmi nous, puisque ce Règne est manifestation de l’Amour du Père, d’où découle toute œuvre de charité authentique. Il s’agit donc, pour les Pères du Concile, de reclarifier ce que la pratique avait peut-être fait oublier, scandalisant à juste titre Luther : la justification vient du Christ, il l’opère pour nous, en nous, mais également par nous.
Il revient alors au Chrétien de servir son Dieu entre l’espérance et la crainte. Rien ne pourra jamais l’assurer de faire partie du nombre des « prédestinés », capable qu’il est de retomber sans cesse, ou de ne plus se relever (ch.12). Il s’agit là d’une résurgence du thème du ch. 9 (et 10) contre tout orgueil ou prétention au salut. Seule une « révélation spéciale » de Dieu permet un telle assurance du salut d’une âme. La « persévérance » résume donc la quotidienneté du justifié (ch. 13) : « celui qui persévérera jusqu’à la fin sera sauvé » ; en précisant que Dieu est également sujet dans cette persévérance, donnant sa grâce de façon habituelle. Appuyé sur ce secours continuel de Dieu, fidèle, ne pouvant se renier lui-même, le chrétien arrive au terme que Dieu a voulu pour lui : le salut ; Oubliant ce secours, il chute et ne peux que chuter, la chair, le monde et le diable étant toujours vainqueur dans ce combat mené seul (ch.13). Ceci ouvre alors les Pères à ce qui est classiquement un troisième temps dans la réflexion théologique sur l’œuvre de grâce : le relèvement de ceux qui, justifiés une première fois, sont tombés.
- Le relèvement du pécheur
Il s’agit donc ici d’aborder le cas non pas des péchés véniels (déjà abordés), mais bien des péchés mortels, commis malgré et contre la grâce divine. Qu’en est-il de ces pécheurs ? peuvent-ils à nouveau être justifiés par Dieu ?
Cette question n’occupe que 2 chapitres sur 16 du Décret, mais il convient néanmoins d’en faire mention dans ce travail.
Comme pour les péchés véniels, le sacrement de réconciliation couvre ces péchés et permet le relèvement. Les Pères s’empressent de préciser qu’il repose lui-aussi « sur les mérites du Christ » A la pénitence baptismale ( détestation du péché, conversion du cœur, etc…) s’ajoute donc la confession sacramentelle. L’accent est mis d’une façon particulière sur l’infidélité qui fait perdre non seulement la grâce de justification mais également la foi, et sur les péchés mortels ( qui ne font perdre que la grâce de justification, mais pas la foi)
- Conclusion
Le dernier chapitre du Décret avant l’énoncé des canons se détachent de l’ensemble du texte comme sa fine pointe, sa conséquence, et d’une certaine manière sa conclusion : il concerne « le mérite des bonnes œuvres », et le titre même du chapitre résume la pensée du Concile : « le fruit de la justification : le mérite des bonnes œuvres ». Comme nous l’avons déjà dit à la fin de notre partie II, c’est bien dans cette perspective, et celle-là seule, qu’il convient d’évaluer les bonnes œuvres. Elles sont conséquences et manifestation de la justification, avant d’en être la cause. Elles en témoignent, l’incarnent, et ainsi (seulement) l’approfondissent.
Ce dernier chapitre est préparé par tous les précédents. Nous avons vu en effet l’insistance sur le fait que la justification obtenue pour nous par le Christ nous rend vraiment juste [ vere iusti ] et pas seulement réputés tels (ch. 7). Ce renouvellement, cette recréation s’appuie sur le fait que le péché originel ne détruit pas notre libre arbitre, mais l’affaiblit seulement et le « dévie en sa force » ( ch. 1). Affaibli, il demeure le point par lequel Dieu nous sauve et par lequel nous coopérons à sa grâce. La liberté de Dieu suscite alors la notre. Ce point est central, car il permet d’articuler le fait que tout vient de Dieu dans notre justification ( comme le décline l’énoncé des causes du ch.7), mais que rien ne se fait sans l’homme : « sans la grâce de Dieu, il ne lui est pas possible, par sa propre volonté, d’aller vers la justice » (ch.5), mais cependant, « l’homme lui-même n’est pas totalement sans rien faire » (id.). Dieu ne viole pas la liberté de l’homme, mais bien au contraire la suscite, et si tout est de Lui, rien n’est sans nous. Cette articulation des libertés divines et humaines se décline selon le jeu des causes (ch.7), et particulièrement la cause formelle par laquelle la grâce informe l’âme. Il est rendu possible par le fait, souvent oublié par la Modernité qui place Dieu comme un vis-à-vis de l’homme, que Dieu est créateur de l’homme et donc de sa liberté. Loin de la contraindre, il la suscite au contraire par l’action de sa grâce. Les deux libertés ne sont donc nullement en vis à vis, au même niveau, ni capable de s’opposer (puisqu’une telle opposition aliène la liberté de l’homme, et donc la détruit). La liberté de l’homme participe de celle de Dieu, qui l’a créé, puis sanctifié. De même que l’interprète doit tout au compositeur qui ne peut rien sans lui à son tour, de même s’articulent les libertés humaines et divines. Notre liberté (réelle, justifiée ) est pleinement participante, et donc pleinement méritoire. L’une des phrases centrales (reprise dans la 1ère Préface des Saints) du Décret (ch.16) est alors celle-ci : « … le Seigneur dont la bonté envers les hommes est si grande qu’il veut que ses dons soient leur mérite»
Les mérites sont vraiment leurs, mais en même temps ils sont les propres dons de Dieu. Ces mérites viennent en effet directement de la Passion (méritoire) du Christ : « personne [ne peut] être juste si les mérites de la Passion de notre Seigneur Jésus Christ lui sont communiqués » (ch.6). Ainsi, reprend le ch. 16, « notre justice personnelle n’est pas établie comme venant personnellement de nous » Cette justice est « notre », mais en même temps nous dépasse. De même les mérites. Ils sont nôtres, et Dieu ne joue pas ( justification forensique), mais ils participent de ceux du Christ.
L’on comprend alors le rôle de la persévérance dans cette sequela Christi , telle qu’elle fut décrite au ch.11 et 13, ainsi que la possibilité constante de chuter et de se relever, ainsi que les conditions de ce relèvement (ch. 12 et 14-15).
Il convient alors pour être exhaustif de préciser le « mérité », c’est-à-dire la vie éternelle, et son rapport avec le « méritoire », c’est à dire les bonnes œuvres. Comme nous l’avons esquissé déjà dans la partie II, ce rapport est un rapport intrinsèque (un rapport de manifestation, un dévoilement, une épiphanie ; les bonnes œuvres manifestant la vie éternelle), et non pas d’abord extrinsèque (comme un simple rapport de cause à effet). Il témoigne du jeu subtile décrit dans l’Evangile entre le déjà-là du Royaume et son pas encore. Certes, une vie juste ouvre le ciel, et le chapitre 16 s’attarde longuement sur ce caractère de « récompense »: « à ceux qui agissent bien jusqu’à la fin (…) il faut proposer la vie éternelle (…) comme la récompense (…) accordées [ aux ] bonnes œuvres et mérites [ des justes ] ». Certes, la vie éternelle est « couronne de justice » (2 Tm 4), « grande récompense » (He 10,35). Mais si une vie juste ouvre le ciel, en même temps, une vie juste est déjà le ciel ( rapport d’interpénétration et non seulement de causalité), comme le laissent entendre les Pères du Concile. Cela est possible car la justice de Dieu est « cause formelle » de l’âme (ch. 7), l’informant, la configurant au Christ dès cette vie présente. Ce Christ « communique constamment sa force à ceux qui ont été justifiés », dans un rapport organique : « comme la tête aux membres », « comme le cep aux sarments »… Ainsi, sa grâce « précède », « accompagne » et « suit » [ antecedit, comitatur et subsequitur] Si bien que « rien ne manque d’autre aux justifiés » pour qu’ils soient estimés dignes de la vie éternelle, le Règne de Dieu étant déjà en eux comme « une source d’eau jaillissante ».
On le comprend, le lieu de jaillissement du Règne dans la vie du justifié est bien précisément ces « bonnes œuvres ». La source est en nous, comme « la justice [de Dieu] habite en nous » (ch.16), mais nous dépasse et ne saurait être de nous. Les « bonnes œuvres » sont déjà « la vie éternelle », mais sous une modalité « temporelle », pouvons-nous dire sans crainte du paradoxe. Si « celui qui donne un verre d’eau fraîche à un de ces petits » peut avoir l’assurance qu’il « ne perdra pas sa récompense », c’est bien parce que ce don exprime et manifeste déjà, d’une certaine façon, sa récompense (ch.16)
Le rapport de Dieu à l’homme justifié et dont la foi opère par la charité (Ga 5,6) n’est donc pas, comme le montre ce Décret sur la justification un rapport de récompense ( rapport extérieur ), mais bien un rapport d’amitié ( rapport intérieur ), d’inter-donation, dans lequel grâce et bonnes œuvres se répondent dans une syntonie telle qu’il n’est plus possible de les distinguer. Nous l’avons compris, le Décret va bien au-delà de la grâce comme simple justification et rémission des péchés, qui préoccupait le débat théologique de l’époque. (Extrait de Wikipedia)
ET AUJOURD'HUI ? HAPPY END ?
AUGSBOURG - 31 OCTOBRE 1999,
Déclaration commune à l'Église catholique romaine et à la Fédération mondiale luthérienne sur un point de doctrine qui divisait :
Est-on sauvé par ses œuvres ou par sa foi ?
La déclaration énonce une position commune :
- « Nous confessons ensemble que la personne humaine est, pour son salut, entièrement dépendante de la grâce salvatrice de Dieu. »
Les deux parties présentent leur accord comme l'obtention d'un « consensus dans les vérités fondamentales de la doctrine de la justification ». L'accord a ainsi permis la levée des condamnations réciproques qui avaient eu lieu dès l'avènement de la Réforme sur ces questions doctrinales. Il n'y a pas pour autant identité de vues et de présentation : on a pu ainsi parler de "consensus différencié", c'est-à-dire qui admet les différences.
La déclaration a été signée à Augsbourg le 31 octobre 1999 par le cardinal Edward Cassidy, représentant de l'Église catholique, et l’évêque Christian Krause, président de la Fédération mondiale luthérienne. Elle constitue une étape décisive dans le rapprochement entre l'Église catholique romaine et les Églises luthériennes.
Le 18 juillet 2006 la déclaration a été signée par le Conseil méthodiste mondial à Séoul en présence du cardinal Walter Kasper, président du Conseil pontifical pour l’unité des chrétiens, du révérend Ismael Noko, secrétaire général de la Fédération luthérienne mondiale et du pasteur Samuel Kobia, lui-même méthodiste et secrétaire général du Conseil œcuménique des Églises (COE)
Il aura fallu près de cinq siècles ! Et que de conflits, souvent sanglants, pour parvenir à un début d'accord théologique ! .
(A suivre, début février 2011)