THÉOLOGIE "POUR LES NULS"

 

             
 
    Cette année 2011 : 

 Quelques grandes mutations (suite)

 


L'année dernière, nous avons parcouru à grandes enjambées quinze siècles de l'histoire de l'Eglise. Quelques dates ont retenu particulièrement notre attention. Il a fallu que notre Eglise sorte de l'Eglise juive et prenne son autonomie ; il y eut des hérésies, un long divorce entre Orient et Occident, et des réformes, plus ou moins importantes, plus ou moins efficaces. Il y eut enfin la Réforme protestante qui entraîna une considérable séparation entre disciples d'un même Jésus Christ. J'ai essayé de présenter cela de manière positive : à travers ces bouleversements et ces drames, l'Eglise de Jésus Christ, non seulement n'a pas disparu, mais, au contraire, s'est transformée et à gagné en  qualité. Cette année, partant de ce début du XVIe siècle, nous cheminerons jusqu'à notre époque, à travers les vicissitudes et tous les aléas d'une histoire parfois tragique, et parfois glorieuse. Je vous le disais l'an dernier, notre histoire ne fut jamais "un long fleuve tranquille". C'est d'ailleurs le destin terrestre de tout ce qui est vivant. En attendant ce que Teilhard de Chardin nommait le "point oméga."

 

3e séquence. Le Jansénisme.

(Mars 2011)

Deux amis

Eté 1621. Deux prêtres amis se retrouvent à Louvain. L'université est célèbre depuis deux siècles. L'un est supérieur de séminaire, l'autre vient de Paris pour rencontrer son ami. Le premier est Hollandais. Il a 36 ans. Il s'appelle Cornélius Jansen. Il signe, selon la mode de l'époque, Jansenius. Il a fait une brillante carrière universitaire en lettres, en philosophie, puis en théologie. Son ami est basque. Il a 40 ans. Il s'appelle Jean Duvergier de Hauranne. Il a été curé, et il vient de recevoir une riche abbaye, dont les revenus le mettent à l'abri des soucis matériels. Désormais il se nomme abbé de Saint-Cyran. C'est également un brillant intellectuel.

Tous deux se sont déjà rencontrés sans doute lors de leurs études, mais ce n'est pas certain. Par contre, leur vraie rencontre a eu lieu en 1604 à Paris, en Sorbonne. Tous deux ont en commun d'agiter les grands problèmes qui sont les leurs, ceux que posait la Réforme protestante. Ces problèmes, ils les discutaient déjà par lettres depuis un certain temps. Et voilà qu'en septembre 1619, Jansen écrit à l'abbé de Saint-Cyran une longue lettre dans laquelle il le met au courant d'une révélation intellectuelle qu'il a eue, d'une vérité si grave qu'il devait en informer son ami. Puis les lettres se succèdent, et l'abbé de Saint-Cyran avait fini par partager le tourment de son ami. Oui, Jansen a raison. S'occuper à lire les auteurs latins et grecs, et même les Pères, et même la Bible, comme ils avaient tous deux l'habitude de le faire, n'était qu'une activité dérisoire, tant que, pour chacun d'eux, la réponse n'avait pas été donnée à la question fondamentale, celle que tout chrétien doit se poser : « Serai-je sauvé ? E comment ? » Saint Cyran, résolut d'aller à Louvain pour que Jansen l'aide à trouver une solution.

Le problème de la grâce divine et celui, conjoint, de la liberté humaine, est celui qui, depuis vingt siècle, tourmente les consciences, surtout dans la chrétienté du monde occidental. C'est sur ces problèmes que Luther était venu buter. On se battait à propos du libre arbitre, du serf arbitre, de la grâce efficace et de la grâce suffisante. Rassurez-vous, je ne vais pas essayer de vous expliquer. J'en serais bien incapable. C'est à tel point compliqué qu'une congrégation romaine créée spécialement à cet effet, pour trancher le débat, s'était avouée incapable de le faire. Si bien qu'en fin de compte, le pape Paul V avait défendu à tous les théologiens de soulever publiquement le problème.

Mais Jansen s'obstina. Pour lui, il n'y avait qu'un sujet qui mérite qu'on lui consacre toutes ses forces. Et il pensait, d'ailleurs, avoir trouvé la solution unique. Dans Saint Augustin. Et pendant les trois mois qu'ils passèrent ensemble à Louvain en 1621, Jansen et l'abbé de Saint-Cyran en discutèrent passionnément . Ainsi naquit le projet. Tous deux allaient pouvoir éclairer le monde chrétien sur l'unique question qu'il soit valable de poser : la justification. Sauvés ? Oui, mais comment ? Ils mirent donc au point un système de correspondance cryptée, pour éviter des condamnations romaines ou autres. Nommé professeur d'Écriture sainte, puis évêque d'Ypres, Jansénius se consacra entièrement à sa tâche. Commencé en 1627, l'ouvrage fut terminé en 1538, juste avant la mort de l'auteur. Cet ouvrage se nomme l'Augustinus.
 

SAUVES ?

* pour Pélage : l'homme se sauve par son propre effort, car il jouit du libre-arbitre (Il est entièrement libre de ses choix).

* pour saint Augustin : c'est Dieu qui nous sauve. L'homme, par lui-même, est incapable d'être sauvé. A cause du péché originel.

* pour Luther : effectivement : c'est Dieu qui sauve ceux qu'il veut (prédestination). Nous sommes sauvés uniquement par grâce divine. D'où nécessité de la foi.

* pour Jansénius : Dieu donne sa grâce efficace, certes, mais c'est pour aider l'homme dans sa liberté. Mais cette grâce, il ne la donne pas à tous. Il n'y a que peu d'élus. Le Christ n'est pas mort pour tous les hommes.

* Doctrine catholique (Concile de Trente) : Dieu veut sauver tous les hommes, et pour cela, il donne à tous une grâce suffisante, pour aider leur propre liberté.

 

 

Quant à Saint-Cyran, installé à Paris, il devint célèbre dans tous les milieux chics de la capitale ; aussi bien ami de Richelieu que recherché par tout le beau monde, hommes et femmes de la haute société. A tous il enseignait une doctrine ferme, exigeante, pleine du meilleur esprit de réforme. Grâce à son influence, une pure réflexion d'intellectuels était en train de devenir un mouvement religieux capable d'entraîner les âmes.

C'est alors qu'eut lieu la rencontre.

Port-Royal et les Arnauld.

Était alors une abbaye mondaine, Port-Royal. Longtemps elle avait abrité des femmes pieuses, qui vivaient sous la règle de Citeaux. Mais les mœurs s'étaient relâchées, comme dans la plupart des abbayes. C'était devenu un rendez-vous mondain. Ces vierges un peu folles, pour se distraire, organisaient des mascarades et autres réjouissances, et leurs valets en faisaient autant, sous la direction de l'aumônier, particulièrement ignorant. La bibliothèque ne contenait qu'un seul livre religieux, un bréviaire.

Arrive en ce couvent une petite fille de sept ans, que son père, Antoine Arnaud, avocat, a placée là sur recommandation royale, comme coadjutrice de l'abbesse. Et quand l'abbesse meurt, quelques années plus tard, Jacqueline, devenue « Mère Angélique » devient abbesse à son tour. Elle n'a que onze ans. Et elle reçoit la bénédiction abbatiale le jour de sa première communion. Quelle époque ! Et Mère Angélique s'ennuyait à mourir dans ce couvent de Port-Royal. Elle en voulait à son père de l'avoir placée là. On la comprend. C'est pourtant là que la grâce la guettait.

En 1608, durant le Carême, un moine un peu déséquilibré (il défroqua plus tard; se fit pasteur, puis revint dans le giron de l'Eglise) prêcha à Port Royal de façon tellement touchante que la jeune abbesse en fut toute remuée. En entendant prêcher l'anéantissement du Christ et en comparant avec la vie qu'elle menait dans son abbaye, elle décida de changer. La réforme, elle la commença par elle-même. Elle bouleversa tout, de ses habits à son mode de vie avec d'extraordinaires pénitences corporelles. Un petit noyau de religieuses se forma autour d'elle. On en vint rapidement à un retour à la pauvreté la plus stricte et au rétablissement de la clôture. Journée dramatique que celle où son père se vit refuser par sa propre fille l'entrée du couvent, malgré ses supplications. Mère Angélique se révélait être une fille d'acier. Comme l'avaient été ses ancêtres auvergnats.

Le père, bientôt, changea lui-même d'attitude, et appuya de toute son autorité la réforme entreprise par sa fille. On commença à en parler dans tout Paris et jusqu'à la cour royale. A vingt ans, Mère Angélique était célèbre. Or le vallon où était le monastère était particulièrement insalubre. Trop de jeunes religieuses y mouraient. Mère Angélique décida de déménager et la communauté vint s'installer aux portes de Paris, actuellement Boulevard de Port-Royal ; les bâtiments abritent aujourd'hui encore la Maternité de Port-Royal. Tout le monde y affluait désormais pour y prier.

C'est en 1620 que l'abbé de Saint-Cyran rencontra Robert Arnaud, le frère de Mère Angélique. Une âme de feu, comme elle. Naquit une profonde amitié entre les deux hommes. Puis eut lieu la rencontre entre Mère Angélique et Saint-Cyran. Immédiatement, accord profond des âmes et des consciences. Et Saint Cyran devint ainsi le directeur spirituel de toutes les religieuses. Et alors recrudescence d'austérités. C'est ainsi que Saint-Cyran devint le maître de Port Royal et y introduisit les idées de Jansénius.

Suivirent, après les religieuses, des hommes de toutes conditions sociales. Ils constituèrent un groupe, les Solitaires. Ils ouvrirent ensuite les Petites Ecoles et recrutèrent des élèves dont certains, tel Jean Racine, devinrent célèbres.

Le livre de Jansen, l'Augustinus, connaissait un réel succès de librairie et ses idées se répandaient. Il était de bon ton de se déclarer Janséniste, malgré les oppositions nombreuses qui naissaient. D'abord de la Sorbonne et des Jésuites, et bientôt du roi et du pape.

Le jansénisme, la papauté et le Roi Très Chrétien de 1640 à 1715

Durant tout le XVIIe siècle, les relations, entre le jansénisme, ou ses acteurs, la papauté et la monarchie seront basées sur l'affrontement. On peut distinguer trois phases dans ces relations.

1°- Premières condamnations et résistance 1638 -1669

En effet le jansénisme est vite apparue comme un mouvement suspect voire d'opposition, ce qui engendra des sanctions politiques de la part de Richelieu. Mais très vite, il est également condamné par Rome, du fait de l'action conjointes des Jésuites et de la politique française, c'est la bulle « In eminenti » en 1643, renforcée par la bulle « Cum occasione » qui déclare comme hérétiques ou fausses, cinq propositions tirées de l'œuvre de Jansénius. A cette date le jansénisme fut sauvé de deux manières, d'abord par la tactique d'Antoine Arnauld qui faisait la distinction entre le droit -  les cinq propositions sont hérétiques, c'est vrai -  et le fait -  les cinq propositions ne se trouvent pas dans l'Augustinus -  Et également par l'action de Blaise Pascal qui dans ses « Provinciales » faisait passer le débat du plan de la théologie à celui des comportements éthiques. Néanmoins en 1657, le pouvoir tentait une dernière manœuvre, en faisant prescrire, par l'assemblée du clergé, la signature, par tout ecclésiastique, d'un formulaire désavouant les thèses de l'Augustinus. Cette obligation fut confirmée par l'arrêt royal du 13 avril 1661. Les jansénistes opposèrent un refus obstiné, la communauté de Port-Royal quant à elle, subit plus de quatre ans d'emprisonnement dans leur abbaye, privée des sacrements. Rome, qui craignait un schisme et Louis XIV tout occupé à ses préparatifs de guerre avec la Hollande, souhaitèrent traiter. Le pape Clément IX reconnut la distinction du droit et du fait, ce fut la paix clémentine en 1669.

2°- La paix clémentine 1669 - 1700

Cette période fut une trêve brillante et féconde, durant laquelle Port-Royal devint le lieu de rassemblement de la haute société parisienne. Elle connut une floraison littéraire, avec les « Pensées » de Pascal publiées en 1670. Boileau, Mme de Sévigné, et même La Fontaine fréquentèrent Port-Royal. Pasquier Quesnel publie en 1668 « Nouveau Testament en français avec des réflexions morales sur chaque verset ». Cet ouvrage joua un rôle capital dans l'évolution du jansénisme. Ce fut le moment où l'esprit janséniste pénétra vraiment le catholicisme français.  Le "Christ aux bras étroits" (les bras du Christ en croix ne sont pas à l'horizontale, mais davantage au-dessus de la tête du crucifié.) pénétra dans le clergé. Tout ceci déplaisait fort à Louis XIV, Il croyait à l'existence d'une cabale. Le jansénisme, de par son individualisme apparaissait comme un danger pour l'autorité de l'Etat. Quand le roi s'engagea à l'intérieur comme à l'extérieur, dans une politique d'impérialisme confessionnel, il déclara leur perte.

3°- La fin de Port-Royal 1700 -1713

En 1679, les confesseurs, les pensionnaires et les novices furent expulsées de Port-Royal, le monastère était voué à l'extinction. En 1701, l'affaire dite « du cas de conscience », entraîna la reprise des persécutions. Louis XIV demanda alors au pape une nouvelle condamnation. Ce fut l'objet de la bulle « Vineam Domini » en 1705. Puis Louis XIV décida d'agir par la contrainte, les principaux chefs jansénistes furent emprisonnés, éloignés. En octobre 1709, les religieuses de Port-Royal qui avaient refusé de signer la bulle « Vineam Domici » furent dispersées par la police. Deux ans plus tard, le monastère était rasé. "Un coup d'autorité comme celui-là ne peut qu'exciter la compassion pour ces filles et l'indignation pour leurs persécuteurs", écrivit le duc de Chevreuse. Tout ce qu'il y avait en France d'amis du jansénisme rêva d'aller en pèlerinage au cher vallon du monastère rasé. Dans les cloîtres détruits, des femmes désolées pleuraient et priaient. Mais Louis XIV, alla plus loin, et demanda une bulle de condamnation globale du jansénisme tel qu'il s'exprimait dans l'œuvre du chef du parti, Pasquier Quesnel. Le roi insista de telle façon que Clément XI exprima sa sentence dans la bulle « Unigenitus » le 8 septembre 1713. Cette dernière condamne les thèses augustiniennes sur la grâce, mais elle affirme également, même indirectement la prééminence de Rome sur l'Eglise de France, ainsi que le droit de contrôle du Saint-Siège sur les princes. Cette bulle qui devait en principe mettre fin au jansénisme allait lui rendre un nouvel élan en associant sa cause à celle du gallicanisme, fortement malmené durant toute cette période. Et la "mystique" se changea en "politique", pour reprendre un mot de Péguy. Le jansénisme devint un parti politique.

Conclusion

En réalité, et même si Port-Royal avait été rasé, l'influence du jansénisme ne cessa point. Bien au contraire. Le jansénisme ne fut jamais autant populaire qu'aux siècles suivant. Non seulement dans le clergé, mais également dans le peuple. Chez les chrétiens et même chez les non-chrétiens. On note même son influence certaine au moment de la Révolution française. Bien sûr, il n'est plus question de querelles théologiques concernant la justification et la grâce "efficace" ou "suffisante"? Il s'agit davantage de comportements moraux. Le jansénisme se signale par un grand rigorisme. Et cela jusqu'à nos jours.

"Jansénisme : on ne sait pas ce que c'est, mais il est très chic d'en parler". La citation est extraite du Dictionnaire des idées reçues" de Gustave Flaubert. Vous ne pourrez plus dire que vous ne savez pas ce que c'est !

(A suivre, début avril)

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