THÉOLOGIE "POUR LES NULS"
Cette année 2011 :
Quelques grandes mutations (suite)
L'année dernière, nous avons parcouru à grandes enjambées quinze siècles de l'histoire de l'Eglise. Quelques dates ont retenu particulièrement notre attention. Il a fallu que notre Eglise sorte de l'Eglise juive et prenne son autonomie ; il y eut des hérésies, un long divorce entre Orient et Occident, et des réformes, plus ou moins importantes, plus ou moins efficaces. Il y eut enfin la Réforme protestante qui entraîna une considérable séparation entre disciples d'un même Jésus Christ. J'ai essayé de présenter cela de manière positive : à travers ces bouleversements et ces drames, l'Eglise de Jésus Christ, non seulement n'a pas disparu, mais, au contraire, s'est transformée et à gagné en qualité. Cette année, partant de ce début du XVIe siècle, nous cheminerons jusqu'à notre époque, à travers les vicissitudes et tous les aléas d'une histoire parfois tragique, et parfois glorieuse. Je vous le disais l'an dernier, notre histoire ne fut jamais "un long fleuve tranquille". C'est d'ailleurs le destin terrestre de tout ce qui est vivant. En attendant ce que Teilhard de Chardin nommait le "point oméga."
5e séquence. Missionnaires (2).
( mai 2011)
Le mois dernier, j'ai commencé à vous raconter l'épopée missionnaires qui débuta au XVIe siècle dans tout l'Extrême-Orient. Pour cela, j'ai rapproché pour vous les traits communs aux quatre plus grands missionnaires jésuites de l'époque. Tous quatre ont commencé, pour évangéliser ces nations, à étudier leur langue, leur culture, leurs mœurs, leur religion. C'est ensuite seulement qu'ils ont commencé à prêcher la Bonne Nouvelle de Jésus-Christ. Leur effort fut bloqué essentiellement par ce qu'on appelle la "Querelle des rites." C'est cela que je vous présenterai aujourd'hui, pour mieux comprendre l'actualité de ce qu'on appelle aujourd'hui l'inculturation.
1 - LA QUERELLE DES RITES.
Vue d'ensemble.
"Au XVIIe siècle, la Querelle des rites divise les missionnaires de la Chine et de l'Inde sur la désignation de Dieu dans les langues locales, sur l'adaptation des rites chrétiens, le baptême par exemple, sur l'acceptation ou le refus des rites traditionnels comme la vénération des ancêtres. Tandis que les jésuites, très introduits à la cour impériale, sont favorables à ces adaptations, d'autres missionnaires y voient des concessions à l'idolâtrie. La Querelle prend un tour aigu en 1693 lorsque Mgr Maigrot, de la Société des Missions Etrangères de Paris, vicaire apostolique en Chine, interdit l'usage du vocabulaire des jésuites ainsi que la vénération des ancêtres et de Confucius par les chrétiens. Le Saint-Office romain reprend les positions de Maigrot et le pape Clément XI condamne en 1704 les rites chinois et en 1706 les rites malabars (Inde), c'est-à-dire les « adaptations » ou « accommodations » des jésuites. Envoyé dès 1703 pour imposer ces solutions dans les deux pays, le légat du pape, Charles de Tournon, dut s'opposer à l'empereur Kangxi, lequel faisait du respect des rites par les chrétiens une question de principe. Ces rites sont de nouveau condamnés par les bulles Ex illa die en 1715 et Ex quo singulari en 1744. Les difficultés demeurent jusqu'en 1939, mais le problème de fond reste posé tout en étant renouvelé dans les dernières décennies avec l'apparition du concept d'inculturation. " (Jean-Urbain Comby)
A - La Querelle des termes.
Ce sont d'abord les jésuites entre eux qui ont lancé le débat. Ce débat concerne essentiellement les termes employés pour traduire en chinois le nom de Dieu. Les termes employés par Matteo Ricci avaient été d'abord approuvés dès 1600. Mais voilà que les jésuites missionnaires au Japon émettent des réserves. François-Xavier avait repris, pour désigner Dieu, des termes bouddhistes à consonance panthéiste. Bien vite il comprit son erreur et interdit l'utilisation de ces termes. Les missionnaires qui lui succédèrent décidèrent d'employer les termes traditionnels latins ou portugais. Au Japon, le résultat fut excellent et les traductions furent facilement acceptées.
Il n'en fut pas de même en Chine, société fermée, pays qui s'était isolé. Ce que Ricci avait bien vite compris. C'est pourquoi il fit immédiatement appel aux classiques chinois. Mais quand les livres de Ricci arrivèrent au Japon, les jésuites qui missionnaient là refusèrent les transcriptions chinoises, firent appel au quartier général des jésuites à Macao. D'où naquit une grande division, et de nombreux débats. La solution fut donnée en 1628 par une vingtaine de missionnaires jésuites réunis près de Shanghai : elle proscrivait les mots chinois "ciel" et "Seigneur d'en-haut" et demandaient de n'utiliser que "Seigneur du ciel", terme qui n'était pas utilisé par les religions chinoises. Donc la "question des termes" pouvait sembler être réglée en 1633. Or, près de 70 ans plus tard, le pape préparait un décret sur la question.
B - La Querelle des Rites.
Il faut dire qu'à l'époque, toute l'Europe (les milieux cultivés, bien sûr) manifeste un intérêt croissant pour ces pays lointains, dont la civilisation est différente de la civilisation occidentale. On se passionne pour tous les livres qu'écrivent les missionnaires, et particulièrement les jésuites. C'est dans ce contexte qu'arrive la Querelle des Rites, qui va opposer ceux qui soutiennent un christianisme chinois sans adaptation culturelle ni linguistique et ceux qui soutiennent les initiatives qu'avait eues Mattéo Ricci en cherchant à adapter le message chrétien aux coutumes et aux usages locaux.
Premier point : comment traduire le mot Dieu. En chinois, il y avait deux termes, l'un bouddhiste, l'autre confucianiste. La base des deux termes, c'est tian (le ciel). Le ciel, est-ce simplement le ciel matériel, ou contient-il l'idée d'un principe suprême ? L'empereur a offert aux missionnaires une tablette qui porte l'inscription Jing tian = adorer le ciel. Cette tablette est copiée et mise dans toutes les églises en Chine. Est-ce de l'idolâtrie ?
Là-dessus interviennent les nouveaux venus, missionnaires franciscains et dominicains. Ces derniers lancent l'offensive et accusent les jésuites de permettre aux nouveaux convertis les rites au Ancêtres et à Confucius. C'est alors que Rome envoie une commission d'enquête (1639)
Les décrets des papes se suivent et se contredisent. En 1645, un décret du pape Innocent X déclare les cérémonies comme superstitieuses et idolâtriques. En 1656, un décret inverse du nouveau pape Alexandre VII considère une partie des cérémonies, dont les hommages aux Anciens comme des coutumes civiles. Finalement en 1669, Clément IX déclare le premier décret encore valide. Une confusion certaine règne entre les diverses proclamations. En 1693, un mandement est proposé par Mgr Maigrot, c'est l'élément déclencheur de la crise. Il contient une proposition : utiliser Tianzhu pour Dieu, interdire la tablette impériale dans les églises, interdire les rites à Confucius, condamner les cultes et tablettes des Ancêtres et encore quelques précisions. Et tout cela au moment même où l'empereur Kangxi décrète l'Édit de tolérance. Voilà un affreux raté de la part des autorités de l'Eglise.
Au sein des Jésuites et des autres ordres missionnaires, les avis sont partagés. Dans le groupe des personnes favorables aux rites, on retrouve les missionnaires qui sont depuis plus longtemps en Chine, et donc influencés par les intellectuels Chinois. De même, ceux qui admirent Ricci, poursuivant donc ses recherches en sinologie et les contacts avec les élites, sont plutôt favorables aux rites. Un autre groupe de missionnaires, qui travaille plus à la christianisation par le bas et qui probablement fait face plus qu'aux rites officiels à toutes sortes de superstitions locales, est favorable au mandement. Mais il ne faut pas oublier que les Chinois n'apprécient certainement pas que des missionnaires s'opposent à leur rites et traditions. Une justification pour la permission des rites est le fait que ces derniers vont peu à peu disparaître, mais que les garder au début facilite les conversions.
- Interdiction en 1704
Un décret de Clément XI en 1704 condamne définitivement les rites chinois. Il reprend les points du Mandement. C'est juste à ce moment-là qu'est instauré par l'empereur l'édit de tolérance. Mgr Maigrot, envoyé du pape en Chine, refuse et est donc chassé hors du pays.
L'empereur Kangxi est impliqué dans le débat. L'empereur convoque l'accompagnateur de Mgr Maigrot et le soumet à une épreuve de culture, ce dernier ne réussit pas à lire des caractères et ne peut discuter des Classiques. L'empereur déclare que c'est son ignorance qui lui fait dire des bêtises sur les rites. De plus, il lui prête plus l'intention de brouiller les esprits que de répandre la foi chrétienne. Les Chinois commencent à percevoir le manque d'unité dans le message des missionnaires. Kangxi juge impertinents les jugements émis par des gens peu cultivés. Une nouvelle délégation romaine est conduite par Mgr Mezzabarba. Il devait faire accepter le Mandement par les Jésuites en Chine. L'accueil est poli, mais peu à peu la pression s'exerce envers Mezzabarba pour qu'il approuve les rites.
- Autorisation en 1721
Une bulle papale en 1721, de Benoît XIII, accorde les huit permissions requises par les Jésuites et retransmises par Mezzarbarba. Il y ici un changement d'empereur. Yongzheng remplace Kangxi et interdit le christianisme en 1724. Seuls les Jésuites, scientifiques et savants à la cour de Pékin, peuvent rester en Chine.
- Interdiction de 1742
Une bulle de Benoît XIV, en 1742, révoque ces huit permissions, réaffirme le décret de Clément XI (1704), et exige dorénavant un serment de la part des missionnaires. Dès 1746, il y a des persécutions. Tous les Européens en Chine sont recherchés et renvoyés à Macao puis en Europe. Le gouvernement recherche aussi les convertis et les oblige à renoncer à leur foi. La répression devient plus dure et violente, d'abord dans les villes puis dans les campagnes.
- Autorisation de 1939
En 1939, le pape Pie XII abolit l'interdiction de 1742, le gouvernement du Mandchoukouo assurant du caractère civil des rites.
C - La querelle continue
En Occident, des débats sur la Chine et les Jésuites ont lieu. Des tensions internes à l'ordre se développent aussi, Tous suivent ne suivent pas les idées de Ricci. Il y a aussi prise de parti pour ou contre les jésuites. La question confinée jusqu'alors à la Chine et à Rome, va devenir européenne en s’immisçant dans la querelle janséniste par le biais de la cinquième lettre des Provinciales publiée par Pascal le 20 mars 1656, l’une des plus virulentes. Il y fait allusion à la prédication des jésuites en Chine (et en Inde) qui omettaient la crucifixion, à l’autorisation qu’ils donnaient à des convertis de participer à des cultes idolâtres à Confucius en leur apprenant à transférer mentalement à Jésus-Christ (dont ils portaient sous leurs habits une image) les adorations qu’ils rendaient ostensiblement aux idoles. Ce positionnement concernant les Jésuites est lié aux prises de position positives ou négatives envers la civilisation chinoise. Cette dernière a la faveur des penseurs des Lumières, avec la présentation d'une philosophie séparée de la religion. Quelques années plus tard, la Compagnie de Jésus est interdite par les monarques catholiques d'Europe puis par le pape lui-même.
La querelle des rites a laissé en Chine des répercussions négatives profondes: elle a engendré l’indifférence de la Chine vis-à-vis du christianisme voire de la culture occidentale. Suite à l’interdiction du christianisme la Chine a renforcé sa politique de la porte close ; ce fut aussi une catastrophe pour l’Église chinoise du fait que des méthodes illégales voire violentes ont été utilisées pour propager le christianisme à cause de l’interdiction, ce qui a davantage terni son image et aggravé l’incompréhension entre l’Orient et l’Occident. Aujourd’hui le dialogue entre le christianisme et la culture chinoise reste difficile et les deux côtés doivent adopter une attitude respectueuse et pacifique. Aujourd'hui, Rome préconise dans tous les cas une inculturation.
2 - INCULTURATION
Le terme lui-même n'a que 35 ans. "Apparu en 1975 environ dans le vocabulaire de la missiologie chrétienne et, depuis 1977, dans les textes officiels de l'Église catholique, le terme d'inculturation répond au souci des missionnaires de prendre en compte la spécificité des cultures locales au lieu de leur imposer le modèle ecclésial des communautés européennes. Ce néologisme désigne une attitude qui s'apparente à l'« adaptation » (en anglais, accommodation), en ce sens que le missionnaire cherche à se rendre particulièrement attentif aux mœurs, mentalités et traditions des peuples auprès desquels il est envoyé et pour lesquels son message doit être intelligible. Mais l'inculturation diffère de l'adaptation de deux façons : d'une part, elle trouve son expression moins dans un effort particulier du missionnaire lui-même que dans la manière dont la culture — et, plus précisément, la communauté locale — s'assimile le message évangélique ; d'autre part, elle ne se limite pas à tenir compte, d'une façon plus ou moins accueillante, des aspects extérieurs de la culture rencontrée, mais vise à susciter des créations nouvelles au plus profond de celle-ci. Le modèle de l'inculturation aboutit donc à ce que le message évangélique se trouve enrichi en même temps que se l'approprient véritablement les cultures auxquelles il est ainsi proposé. Les théologiens tiennent, par ailleurs, à distinguer l'inculturation d'une simple « évangélisation des cultures », laquelle ne dépasse pas le processus d'acculturation, c'est-à-dire de la mutation provoquée dans une culture par le contact avec le christianisme. Ils font remarquer que, si chaque culture — chinoise, africaine, indienne... — a sa façon de comprendre et d'accueillir le message chrétien, il s'ensuit qu'elle est capable d'enrichir celui-ci en mettant en relief certains de ses aspects méconnus ailleurs. Dès lors, historiens et sociologues de la religion peuvent dire que, par cette nouvelle approche missionnaire, les hiérarchies chrétiennes renoncent à leurs traditionnelles vues centralisatrices (Rome, Cantorbéry, Genève...) au point d'admettre que la diversité manifestée par le processus d'inculturation exprime mieux la catholicité de cette Église qu'elles déclarent universelle en droit. Reste à savoir si le message chrétien n'est pas trop déterminé par sa toute première inculturation, celle qui lui a donné son caractère occidental, pour prendre des visages si radicalement nouveaux. Et si les gardiens, majoritairement européens, de son « identité » pourront lui consentir de si grands écarts." (Article de Charles Baladier dans l'Encyclopédia Universalis)
Utilisant une première fois ce terme dans son exhortation apostolique Catechesi tradendae d'octobre 1979, Jean Paul II le popularise ensuite par l'encyclique Redemptoris Missio (1990) mais le concept précède cette encyclique.
On peut le faire remonter en effet au discours de Saint Paul aux Grecs, au milieu de l'Aréopage d'Athènes (Ac 17,22-33), qui peut être considéré comme le premier essai d'inculturation. Le succès est mitigé, si l'on en juge par la réaction des auditeurs : la plupart se moquèrent de lui: Nous t'entendrons là-dessus une autre fois (v33). Quelques uns s'attachèrent à lui (v34). Tout au long de sa longue histoire, lorsque c'était nécessaire, le message de l'Évangile a été inculturé.
Parmi les premiers praticiens de l'inculturation dans l'histoire des missions, figurent Saint Patrick en Irlande, Saints Cyrille et Méthode pour les peuples slaves d'Europe de l'Est. Après le concile de Trente, le mouvement devint plus systématique : José de Anchieta pour les populations indigènes du Brésil ; Roberto de Nobili dans le Sud de l'Inde ; Matteo Ricci en Chine, Alexandre de Rhodes au Vietnam, et tant d'autres encore.
L'inculturation a été définie de plusieurs manières, le pape Jean-Paul II notamment ayant abordé le sujet dans plusieurs encycliques et lors de nombreux discours :
- "L'incarnation de l'Evangile dans les cultures autochtones, et en même temps l'introduction de ces cultures dans la vie de l'Eglise."
- L'inculturation «signifie une intime transformation des authentiques valeurs culturelles par leur intégration dans le christianisme, et l'enracinement du christianisme dans les diverses cultures humaines»
Selon le Père Brendan Cogavin C.S.Sp., "il est maintenant reconnu que l'inculturation est un terme théologique qui a été défini dans Redemptoris Missio 52 comme le dialogue continuel entre la foi et la culture."
(A suivre, début juin 2011)