THÉOLOGIE "POUR LES NULS"
Cette année 2011 :
Quelques grandes mutations (suite)
L'année dernière, nous avons parcouru à grandes enjambées quinze siècles de l'histoire de l'Eglise. Quelques dates ont retenu particulièrement notre attention. Il a fallu que notre Eglise sorte de l'Eglise juive et prenne son autonomie ; il y eut des hérésies, un long divorce entre Orient et Occident, et des réformes, plus ou moins importantes, plus ou moins efficaces. Il y eut enfin la Réforme protestante qui entraîna une considérable séparation entre disciples d'un même Jésus Christ. J'ai essayé de présenter cela de manière positive : à travers ces bouleversements et ces drames, l'Eglise de Jésus Christ, non seulement n'a pas disparu, mais, au contraire, s'est transformée et à gagné en qualité. Cette année, partant de ce début du XVIe siècle, nous cheminerons jusqu'à notre époque, à travers les vicissitudes et tous les aléas d'une histoire parfois tragique, et parfois glorieuse. Je vous le disais l'an dernier, notre histoire ne fut jamais "un long fleuve tranquille". C'est d'ailleurs le destin terrestre de tout ce qui est vivant. En attendant ce que Teilhard de Chardin nommait le "point oméga."
6e séquence. Missionnaires (3).
( juin 2011)
LA REPUBLIQUE DES GUARANIS
C'est la plus étonnante des entreprises missionnaires. Voltaire (Candide chapitre 14) écrit : « C’est une chose admirable que ce gouvernement. Le royaume a déjà plus de deux cents lieues de diamètre ; il est divisé en trente provinces. Los Padres y ont tout, et le peuple rien ; c’est le chef d’œuvre de la raison et de la justice. »
Il s’agit de la République des Guaranis, fondée par les Jésuites du Paraguay en 1600. Les Espagnols avaient conquis la région. La conquête venait de s’achever. Le territoire était la proie des conquistadors sans scrupules. Peuplé alors par des indiens Guaranis, peuplade pacifique de chasseurs pêcheurs, qui vivaient en tribus indépendantes les unes des autres. Leur religion : une divinité protectrice : Tupa, et une multitude d’esprits bienfaisants ou malveillants. Ni temples ni prêtres, mais des sorciers-médecins tout puissants. De bons sauvages, en quelque sorte. Aimables, peu acharnés au travail, amateurs de fêtes et de musique.
Les colonisateurs espagnols étaient sans pitié pour cette proie facile. Ils réduisaient ces indiens au servage ou les vendaient comme esclaves. Les Jésuites, eux, en débarquant, étaient animés d’un tout autre esprit. Ils venaient annoncer la Bonne Nouvelle. Ils furent donc les premiers défenseurs des Guaranis. Pour cela, ils obtinrent du roi d’Espagne le droit de regrouper les Indiens sous leur protection et de les isoler complètement de la communauté espagnole. Retranchés – « réduits » - du monde colonial, les Guaranis vivraient dans leurs propres cités : les réductions. Les Jésuites obtenaient ainsi le droit de fonder un Etat guarani. Ils obtenaient du roi le droit de créer de toute pièce la société chrétienne idéale.
Une république chrétienne
La première réduction fut bâtie en 1609. A son apogée, la Confédération des villages guarani comptait 150 000 Indiens, regroupés en 38 agglomérations sur un territoire grand comme la moitié de la France. Elle dépendait directement de la couronne d’Espagne à qui elle payait l’impôt.
Elle était organisée sur le mode démocratique, selon sa loi propre. Chaque réduction élisait son conseil municipal, composé des principaux fonctionnaires. Le village était indépendant en ce qui concernait son fonctionnement intérieur. Pour le reste (défense, justice, relations commerciales) cela ressortissait à la Confédération. A la tête était placé un jésuite, le Supérieur Général, lui-même dépendant d’une instance suprême : le Provincial de l’Ordre.
Los Padres étaient tout-puissants en l’Etat Guarani. Seuls Européens admis sur le territoire de la Confédération, ils étaient deux par village, pour exercer une véritable tutelle de la jeune démocratie. Soixante pères jésuites dirigeaient trente réductions. Leur autorité était absolue.
A Santa Maria – Un siècle plus tard.
Dans toute réduction, le même ordonnancement : autour de la grand-place, on trouve l’église, la mairie, l’école, l’hôpital et le long des rues tracées au cordeau, les maisons, toutes semblables. L’ensemble est simple (sauf l’église) et respire l’ordre et la prospérité. La famille est le fondement de l’organisation sociale. La vie de famille est nettement en avance sur l’époque. L’éducation, de type militaire, est très poussée. Très tôt les enfants sont pris en charge, d’abord par des « aides familiales » dès leur plus jeune âge, puis au jardin d’enfants et ensuite en classe. L’enseignement se fait en idiome guarani, la seule langue parlée dans la confédération. Très tôt, les enfants apprennent un métier, manuel le plus souvent.
Ni oisifs, ni pauvres
Tout le monde travaille. Les Guaranis se sont sédentarisés, ont abandonné la chasse et la pêche, sont devenus agriculteurs. Ils cultivent le coton, les céréales, les fruits et légumes, le tabac et le maté. Les champs sont proches des villages. Méthodes de culture d’avant-pointe. Elevage, exploitation forestière, industrie fleurissent. Très vite, ils atteignent un niveau technique très élevé. Il n’y a pas d’oisifs. Tout le monde a son emploi, les femmes comme les hommes, et jusqu’aux enfants, qui aident les adultes. Les Pères s’efforcent de juger de leurs compétences individuelles et l’orientation professionnelle se fait en fonction des talents. Tout le monde vit sur un pied d’égalité. On ne travaille pas pour son profit personnel, mais au service de la communauté. Pas d’argent. Pas de salaires. Mais chacun bénéficie de tous les services communautaires gratuits : logement, soins, instruction. Chaque famille a un petit bien pour son usage personnel (un champ, des animaux domestiques, une maison, du mobilier), mais l’héritage n’existe pas. Toute la propriété est collective. La « chose de Dieu » est gérée et exploitée en commun, et tous y travaillent, même les rares « intellectuels », même le Président du Conseil. Une fois les impôts payés au roi, tout est réparti entre chacun. Plus de pauvres ni de riches. Pas de monnaie ni de marché. Tout est gratuit et est distribué au magasin en fonction des besoins. Le surplus est exporté sous le contrôle des Jésuites et réinvesti dans l’Etat guarani.
Le jeu et le culte
La vie n’est pas austère pour autant. Six heures de travail par jour, trente heures par semaine. Dimanche et jeudi fériés. Les loisirs sont abondants ; sports nautiques, concours de tir, course, équitation. Fêtes nombreuses, banquets, théâtre, danse et musique.
La religion tient une grande place dans cette « république chrétienne idéale. » Les Jésuites n’ont pas tenté de convertir brutalement les adultes à leur foi. Ils l’ont d’abord inculquée aux jeunes générations, grâce au catéchisme obligatoire. Bientôt, tous les Guaranis seront chrétiens. On leur enseigne une religion simple et qui flatte leur goût du faste. On vit dans un bain de piété, grandes fêtes, mais aussi offices quotidiens, musique, chants statues, processions.
L’effondrement
La vie était heureuse, les cités prospères, les hommes en paix. Pourtant, en quelques années, tout allait s’effondrer comme un château de cartes. Les difficultés ne vinrent pas de l’intérieur. Certes l’expérience n’allait pas sans problèmes, vous vous en doutez ; réticences des uns, abus des autres. Parfois on retrouvait une maison désertée, toute une famille avait pris le large. Mais la ruine allait être provoquée du dehors. La jalousie ! Les colons du Nouveau Monde, laïcs ou clercs. Un territoire soustrait au pouvoir politique espagnol, des champs interdits aux colons, des ouailles enlevées au clergé ; et la prospérité qui faisait des envieux, et les idées avancées des Jésuites que les conservateurs voulaient abattre… Les réductions avaient dû s’armer pour se protéger des razzias des chasseurs d’esclaves. A la fin, une véritable cabale s’orchestra. On accusa les Jésuites d’exploiter un eldorado à la sueur des Indiens. A la même époque, en Europe, une énorme hostilité sévissait contre les Jésuites. En 1750, un traité colonial entre l’Espagne et le Portugal mit le feu aux poudres. Il faisait passer sous le contrôle des portugais sept réductions guaranis, les plus riches de la Confédération. Les Jésuites interdirent l’accès des réductions aux Portugais, malgré l’ordre contraire de Rome. Ce fut la guerre. Les guaranis résistèrent longtemps, jusqu’à ce que le Portugal prononce l’expulsion des Jésuites de son territoire. L’Espagne et la France suivirent. En 1767 la Compagnie de Jésus y fut interdite. Les 200 Pères qui restaient et tenaient encore tous les postes de commande furent arrêtés et expulsés. Les réductions ne survécurent pas à ces expulsions. Les Guaranis disparurent dans la masse indienne, et les réductions dans la jungle.
Fragilité et mérites
La république avait quelque chose d’artificiel. Les Pères avaient véritablement tenu les Guarani en état d’enfance. Décidant de tout, ils les maintenaient en vase clos en une sorte d’innocence tranquille incapable de tenir d’elle-même.
Faut-il parler d’un échec ? Non, si on replace l’expérience dans le contexte de l’époque. Le choix ne se posait pas alors entre colonisation et émancipation. Le paternalisme des jésuites avait quelque chose d’archaïque, mais en même temps il était étonnement progressiste et, dans l’histoire de la colonisation, les missions firent souvent figure de front avancé de la civilisation. En tout cas, en un temps où la conquête allait de pair avec l’asservissement ou l’extermination des indigènes, la république des Guaranis fut la seule tentative de les intégrer respectueusement.
(D’après un article de Laurence Evenos. Mais, au fait, avez-vous vu le film Mission réalisé par Roland Joffé qui reçut la Palme d'or au Festival de Cannes 1986 ? Personnellement, je le revois assez souvent, avec grand bonheur)
(La suite, début juillet)