THÉOLOGIE "POUR LES NULS"

 

             
 
    Cette année 2011 : 

 Quelques grandes mutations (suite)

 


L'année dernière, nous avons parcouru à grandes enjambées quinze siècles de l'histoire de l'Eglise. Quelques dates ont retenu particulièrement notre attention. Il a fallu que notre Eglise sorte de l'Eglise juive et prenne son autonomie ; il y eut des hérésies, un long divorce entre Orient et Occident, et des réformes, plus ou moins importantes, plus ou moins efficaces. Il y eut enfin la Réforme protestante qui entraîna une considérable séparation entre disciples d'un même Jésus Christ. J'ai essayé de présenter cela de manière positive : à travers ces bouleversements et ces drames, l'Eglise de Jésus Christ, non seulement n'a pas disparu, mais, au contraire, s'est transformée et à gagné en  qualité. Cette année, partant de ce début du XVIe siècle, nous cheminerons jusqu'à notre époque, à travers les vicissitudes et tous les aléas d'une histoire parfois tragique, et parfois glorieuse. Je vous le disais l'an dernier, notre histoire ne fut jamais "un long fleuve tranquille". C'est d'ailleurs le destin terrestre de tout ce qui est vivant. En attendant ce que Teilhard de Chardin nommait le "point oméga."

 

10e séquence. La Révolution française (suite)

(octobre 2011)

Si j'avais été curé, entre 1795 et 1799, j'aurais sans doute été bien embarrassé. Car ce fut la plus totale incohérence qui régna en France, à l'époque terminale de la Révolution. Ce fut d'abord le temps de la Convention thermidorienne, puis celui du Directoire : dans les deux cas, on trouve des gouvernements faibles aux prises avec des remous d'opinion extrêmement violents et par suite des gouvernements tyranniques qui, sous le couvert de principes libéraux sont capables des pires expédients pour dominer des événements difficiles, et de la pire oppression pour confondre leurs adversaires. De tous côtés, donc, on louvoie ; on est bien loin de retrouver à l'oeuvre un quelconque système de pensée révolutionnaire. On continuera donc à chercher la forme possible d'une religion révolutionnaire, d'un enseignement moral et républicain qui  comblerait le vide  laissé dans les esprits par la disparition de  la vieille religion. La liberté des cultes est une liberté surveillée, graduée ou supprimées selon la conjoncture, toujours disputée à l'Église romaine contre laquelle aussi bien thermidoriens que dictatoriaux entretiennent "un parti pris philosophique et politique" dont le fanatisme ira jusqu'à la destruction du Saint-Siège.

1 - La Séparation et les cultes

Quinze mois d'oscillation  entre réaction antiterroriste et tradition révolutionnaire aboutissent à la Constitution de l'An III (1795), à mi-chemin du despotisme et de l'anarchie. Y était inscrit le principe de la liberté des cultes. Mais quelques semaines plus tard  (septembre 1795) le gouvernement publiait des décrets  afin de "prévoir, arrêter ou punir tout ce qui tendrait à rendre un culte exclusif ou dominant ou persécuteur." Dans le collimateur : le catholicisme, qu'on estimait incapable de se contenter d'une situation diminuée par la Révolution. En plus, la loi imposait aux prêtres un serment spécial.  histoire d'opérer une discrimination entre prêtres.

Or, au même moment, les royalistes montent à Paris  une journée contre le gouvernement, et les catholiques se révèlent proches des royalistes. D'où la méfiance et même la haine d'une bonne partie de l'opinion. Pour toutes sortes de raisons. Par exemple pour ceux qui ont acheté couvents, églises, propriétés comme biens nationaux. (C'est l'époque où l'on commence à détruire Cluny). Même anticléricalisme chez les fonctionnaires, l'armée et une partie de la classe ouvrière. Enfin, il y a les intellectuels, imprégnés de l'esprit des Lumières, et dont certains font ouvertement profession d'athéisme.

C'est sous leur impulsion que les gouvernants du Directoire reprennent l'effort de leurs prédécesseurs pour instaurer une religion civique et un système d'instruction laïcisé.

Au début de l'an III (1795), on institue les "fêtes décadaires" destinées à remplacer la célébration du dimanche. Les magistrats communaux devaient informer les populations des lois nouvelles, faire les mariages et instruire les gens d'un enseignement républicain et moral, reposant sur l'amour du travail, les moeurs et l'honnêteté publique. Mais ça n'a pas marché. Le peuple restait attaché à la semaine de 7 jours et continuait à chômer le dimanche plutôt que le décadi. Alors on inventa une nouvelle religion : la théophilantropie. La base : croyance en l'existence d'un Dieu ordonnateur de l'univers, morale de solidarité et de tolérance. Si à Paris le culte nouveau eut un certain succès, par contre dans les départements ces nouveautés furent ignorées. Les populations rurales continuèrent à demander au vieux calendrier et aux saints traditionnels de leur donner leur rythme de vie et leur protection.

Quant au problème de l'éducation nationale, il restait posé depuis la disparition des congrégations religieuses enseignantes. La Convention s'en était préoccupée, mais surtout au niveau des principes : il s'agissait  d'instaurer un enseignement populaire "destiné à exercer une influence décisive sur la diffusion des Lumières. Dans les écoles, la religion serait remplacée par l'étude de la constitution et de la morale républicaine". Très lentement, ce plan commence sous le Directoire à recevoir une réalisation. Mais elle se heurte aux difficultés financières, au manque de personnel, aux réticences des familles qui se montrent assez réticentes à une éducation sans base religieuse. Les instituteurs sont invités à "éloigner scrupuleusement leurs élèves de toute espèce de culte religieux quelconque". Résistance d'une part de la population, d'où commencent à naître des écoles catholiques, face à l'école officielle. C'est ainsi que sous le Directoire va démarrer une querelle qui n'a jamais totalement cessé jusqu'à ce jour.

Quant aux catholiques proprement dit, la division entre constitutionnels et réfractaires va reprendre de plus belle. Dès 1795, les assermentés ont entamé un effort de reconstitution de leur Église qui venait de sortir dans un état squelettique de la Terreur. L'abbé Grégoire a le courage de demander à la tribune de la Convention la liberté des cultes. En fait, cette seconde Église constitutionnelle, qui préfère s'appeler l'Église gallicane, est dépourvue de tout statut légal et de tout appui financier. Son sort dépend des administrations locales, au début malveillantes, puis assez tolérantes. Quant aux catholiques, certains commençaient à ne pas faire de différence entre "gallicans" et réfractaires fidèles à Rome, d'autant plus que les gallicans demeurèrent stricts sur des choses importantes : célibat des prêtres, respect du dimanche, de l'instruction religieuse. La plus grosse difficulté que ces "schismatiques" rencontrèrent, c'est le manque de prêtres : en de nombreux endroits, ils n'étaient plus que le quart de ce qu'ils avaient été avant la Révolution. Par ailleurs, les rétractations de prêtres qui avaient prêté le serment en 1790 se faisaient de plus en plus nombreuses.

Quant aux réfractaires, ils s'étaient organisés en vue d'intensifier leur activité clandestine. De là le système des missions qui visaient a créer des regroupements de paroisses avec un prêtre itinérant, muni de pouvoirs exceptionnels et suppléé par tout un réseau de catéchistes. Le  prestige des insermentés plus ou moins clandestins entraînait l'opinion. Les populations se faisaient complices ; elles signaient même des pétitions pour la réouverture des églises et l'usage des cloches. Souvent, les municipalités fermaient les yeux.

Dans l'Ouest, les militaires clairvoyants avaient depuis longtemps reconnu que la seule méthode valable de pacification consistait à ne pas s'en prendre aux "bons prêtres". La première "pacification"  fut réalisée par les accords de la Jaunaie en février 1795. Malgré l'échec de la trêve et le rebondissement de la révolte, beaucoup de chefs militaires persistaient à recommander la  tolérance.

Il semble donc que, dans l'été 1796, le gouvernement commença à se prêter à une politique plus libérale. Et même à chercher à négocier avec le Saint-Siège. La venue à Paris d'un négociateur romain se solda par un échec. Des divisions extrêmement graves affaiblissaient singulièrement l'Église renaissante . Elles concernaient le problème des serments et le problème du loyalisme du clergé.

Pour les modérés, il fallait transiger avec le pouvoir, en considération du bien des âmes ; mais pour les intransigeants, pas question de céder : il ne fallait surtout pas que les chrétiens en viennent à les confondre avec les prêtres jureurs. Mieux valait continuer à exercer  un ministère clandestin. Par ailleurs, en plus des oppositions d'ordre religieux, se manifestaient dans le clergé d'autres motifs d'opposition, notamment entre royalistes  et républicains. Pour beaucoup, pas question de se rallier au régime nouveau. Ils rêvaient de restauration de l'ancien régime. Louis XVIII, qui avait pris le titre royal à la mort de l'enfant du Temple en juin 1795, essayait, de sa résidence à Vérone, de tirer parti de la situation. Mais des évêques ne voulaient pas entendre parler d'une telle confusion, d'autant plus que beaucoup de populations rurales tenaient à garder les acquis de la Révolution, notamment l'abolition de la dîme et des droits féodaux.

2 - De Fructidor à Brumaire

Dans l'été de 1797, une crise politique confuse qui aboutit au coup d'État effectué par le Directoire le 18 fructidor (4 septembre) vint remettre en cause l'amélioration religieuse des deux années précédentes. A l'origine, une campagne électorale pour le renouvellement des Conseils législatifs puis dans le conflit entre ces Assemblées (Les Cinq-Cents et les Anciens) et le Directoire. La clarté est rarement le trait dominant des campagnes électorales, mais celles-ci furent particulièrement remplies d'équivoques; Une coalition se forma, allant des républicains modérés à des royalistes plus ou moins avoués. Les candidats des "honnêtes gens" étalèrent des revendications de liberté religieuse : rappel des prêtres déportés, réouverture des églises... Il bénéficièrent d'une forte poussée de l'opinion vers le libre exercice du culte. Le succès de la coalition ouvrit la voie à une réaction antirépublicaine.

Dès juin 1797, Camille Jordan porta à la tribune de l'Assemblée des Cinq-Cents les voeux de l'opinion catholique. Les deux Assemblées  se montrèrent disposées à rapporter les lois de déportation. Enthousiasme dans les campagnes, emportant toute prudence. Les prêtres reparaissaient, célébraient des cérémonies publiques. Souvent ils tenaient un discours peu mesuré. Disons le mot : réactionnaire. Si bien que les Jacobins, entendant le bruit des cloches, crurent entendre "le tocsin de la contre-révolution", selon le mot de Thiers. Peut-être n'avaient-ils pas tort !

En tout cas, les membres du Directoire, s'étant assurés du concours de l'armée, prirent les devants et effectuèrent un coup d'état brutal : épuration des Conseils, proscription de 51 députés, et mesures contre les prêtres. Une nouvelle ère de persécution s'ouvre alors pour les catholiques d'obédience romaine. Moins sanglante que celle de la Terreur, car les exécutions sont rares ; moins efficace, car l'autorité est constamment bafouée ; mais à peine moins cruelle, a peine différente dans son dessein, foncièrement anticatholique.  Dans la loi, on trouve deux dispositions nouvelles . D'une part on impose aux prêtres qui prétendent exercer le culte de prêter un "serment de haine à la royauté et à l'anarchie, d'attachement et de fidélité à la République" ; d'autre part le Directoire se réserve le droit de prononcer, par arrêtés individuels, la déportation des prêtres qui troubleraient la tranquillité publique.

Le "Serment de haine" ne pouvait que provoquer le refus des catholiques. Convenait-il à des ministres de paix de jurer la haine, et la haine à un mode de gouvernement ? Les évêques réagirent tous contre cette disposition. Et le Saint-Siège s'apprêtait à le faire également lorsque se produisit l'invasion de Rome par l'armée de Berthier.

Les administrateurs locaux ne s'y retrouvaient plus parmi tant de prêtres ayant refusé ou consenti ou rétracté l'un ou l'autre serment. Il fut donc admis que seuls auraient le droit de célébrer le culte les prêtres constitutionnels qui auraient en outre prêté le serment de haine. Tous les autres étaient sujets à poursuite. Les visites domiciliaires étaient permises et les dénonciations encouragées. Cependant la déportation de 1797-1799 fut moins importante que cette de 1792-1793. La peine, c'était la déportation à la Guyane. Entre mars et août 1798, trois frégates quittèrent Rochefort ou Bordeaux. L'une d'elles fut interceptée par les Anglais, les deux autres débarquèrent à Cayenne 256 prisonniers ; la plupart y moururent des fièvres. Plus tard, faute de bâtiments, on se contenta d'interner les prêtres dans les îles de Ré et d'Oléron ou dans les prisons de Rochefort. Plus de 2000 y furent entassés. 

Pourtant, en face d'une Europe coalisée, le gouvernement n'exerçait plus aucune autorité réelle sur une France plongée dans l'anarchie. Cette nouvelle expérience achevait la série des faillites de la Révolution en matière religieuse. Après la tentative de religion civile, après la tentative de déchristianisation, le  régime de séparation hostile entre l'État et l'Église se révélait inviable. Beaucoup commençaient à penser qu'il faudrait bien en arriver à une transaction avec l'Église romaine.

Pour le moment, les effets de la persécution sont importants en certaines régions de France. Dans la Sarthe, on a réussi à arrêter le quart des prêtres "romains". Dans l'Yonne, il ne  reste plus d'églises ouvertes. Tous les prêtres ont fui. C'est aussi l'époque du plus grand nombre d'édifices cultuels détruits. On brocante les églises, biens nationaux, des spéculateurs y récupèrent des matériaux. Certaines cathédrales ne furent sauvées que parce qu'il ne se trouva pas d'acheteurs, leur prix étant trop élevé. C'est alors que commence la destruction de l'abbaye de Cluny, la plus vaste église de la chrétienté. Si les catholiques ne se soulèvent pas, c'est qu'ils attendent et souhaitent la chute d'un gouvernement, chute jugée inéluctable.

Dans le même temps, la barque de Pierre semble couler définitivement sous les coups du Directoire, exécuteur des hautes oeuvres de cette Révolution si ardemment dénoncée par Pie VI. La dislocation des États pontificaux s'est produite en février 1798. En l'absence du général Bonaparte qui prépare sa campagne d'Égypte, le général Berthier est entré dans Rome, y a proclamé la République et a expulsé le pape. Celui-ci, réfugié en Toscane, essaie de reconstituer  une ombre de gouvernement pontifical. Mais dès l'amorce d'une deuxième coalition européenne qui envisage de reconquérir l'Italie, le Directoire décide d'arracher "le citoyen-pape" à son pays et de le transférer en France.

Le vieux pontife (83 ans), malade, à peu près paralysé, accompagné de quelques familiers, est dirigé sous bonne garde vers Turin, puis sur le Genèvre. On descendit ensuite sur Briançon où le cortège papal eut l'agréable surprise de trouver une population plus que respectueuse ; tous tenaient à témoigner au vieillard la plus grande déférence. Finalement, le pape fut consigné à Valence, dans le couvent des religieuses trinitaires où, après quarante jours de souffrance, il expira le 29 août 1799. Pie VI fut enterré civilement. Dans Rome, occupée par une poignée de soldats français, il ne restait plus rien des rouages de l'administration pontificale. Ls membres du Sacré Collège avaient fui et nul ne songeait à un conclave et à l'élection d'un pape dans une Europe tout entière aux fureurs de la guerre, sur laquelle déferlait la Révolution, plus acharnée que jamais contre le Catholicisme.

3 - Le Coup d'État de Brumaire

Lorsqu'au lendemain du coup d'État du 18 Brumaire (novembre 1799) le général Bonaparte annonça aux Français la disparition du Directoire, il déclara : "La Révolution est fixée aux principes qui l'avaient engendrée ; la Révolution est terminée." Ainsi fut signifiée au monde la naissance d'un nouveau régime, le Consulat, d'où sortira, 5 ans plus tard, l'Empire français, dont, aujourd'hui encore, l'Histoire hésite à dire dans quelle mesure il représente une réaction contre la Révolution ou une prolongation, une consécration triomphante de la Révolution.

Pendant le Consulat (1799-1804) une série de grands actes pacificateurs. Pacification extérieure avec la paix d'Amiens (1802) qui laisse à la France les conquêtes des armées révolutionnaires. Pacification intérieure par la mise en place d'institutions efficaces, le rétablissement de la justice, le silence et l'oubli imposé aux partis. Pacification sociale sur la base de l'égalité entre les citoyens et de la nouvelle distribution des propriétés, garanties l'une et l'autre par le Code civil. Équilibre économique sur la base de la liberté du travail (telle que l'entendait la bourgeoisie dominante),

Entre tous ces gestes de réconciliation, celui qui parut le plus étonnant et qui eut le plus de portée fut le Concordat, scellant le rapprochement entre la République française et l'Église romaine. Ce geste signifiait certes une renonciation à l'oeuvre de la Révolution en la matière, la fin d'une entreprise schismatique et d'une séparation injurieuse contre le Saint-Siège. Mais le Premier Consul sut lui donner également une autre signification : la reconnaissance des résultats pratiques de la Révolution et l'acceptation de certains principes par la Puissance qui lui avait été la plus hostile au cours des dix années précédentes : l'Église romaine. Et la venue du nouveau pape, Pie VII, à Paris, pour le sacre de Napoléon, deux ans après la signature du Concordat (1802) semblait promettre la permanence de l'entente rétablie.

Cependant, lorsque l'Empereur commença à vouloir appliquer les disposition du Concordat à tous les pays qu'il était en train de conquérir, la réaction du pape ne se fit pas attendre. Et lorsque l'Empereur-Roi d'Italie se heurta au Pape-Roi, l'enleva de ses États, puis voulut séculariser la Ville Éternelle, on se trouva dans cette situation paradoxale que le Catholicisme se vit menacé de ruine en son centre par celui qui en avait été le restaurateur et continuait à en être le protecteur en France.

Cela devait durer jusqu'en 1815. Commence alors, bénéficiaire des "tsunamis" du siècle des Lumières, le XIXe siècle.

(à suivre, début novembre)

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