THÉOLOGIE "POUR LES NULS"

 

             
 
    Cette année 2011 : 

 Quelques grandes mutations (suite)

 


L'année dernière, nous avons parcouru à grandes enjambées quinze siècles de l'histoire de l'Eglise. Quelques dates ont retenu particulièrement notre attention. Il a fallu que notre Eglise sorte de l'Eglise juive et prenne son autonomie ; il y eut des hérésies, un long divorce entre Orient et Occident, et des réformes, plus ou moins importantes, plus ou moins efficaces. Il y eut enfin la Réforme protestante qui entraîna une considérable séparation entre disciples d'un même Jésus Christ. J'ai essayé de présenter cela de manière positive : à travers ces bouleversements et ces drames, l'Eglise de Jésus Christ, non seulement n'a pas disparu, mais, au contraire, s'est transformée et à gagné en  qualité. Cette année, partant de ce début du XVIe siècle, nous cheminerons jusqu'à notre époque, à travers les vicissitudes et tous les aléas d'une histoire parfois tragique, et parfois glorieuse. Je vous le disais l'an dernier, notre histoire ne fut jamais "un long fleuve tranquille". C'est d'ailleurs le destin terrestre de tout ce qui est vivant. En attendant ce que Teilhard de Chardin nommait le "point oméga."

 

12e séquence. Le XXe siècle

(décembre 2011)

Pour terminer cette année, au cours de laquelle, parcourant cinq siècles d'histoire de notre Église, j'ai essayé de vous faire connaître quelques grandes mutations auxquelles elle a été affrontée, nous voici parvenus à l'histoire du XXe siècle. Je l'ai connue personnellement en grande partie. Comment prendre suffisamment de recul pour vous en présenter une vue d'ensemble significative ? L'entreprise est au-delà de mes possibilités et de mon propos. Aussi je me contenterai de quelques points forts, qui me paraissent éclairants pour que nous puissions un peu mieux comprendre le temps que nous vivons, en ce début du XXIe siècle. Ce sera nécessairement très fragmentaire. Je souhaite que cela vous soit utile.

1-SECULARISATION

Le mois dernier (octobre 2011), le pape Benoît XVI  était en Allemagne. Reçu par le Parlement de Berlin, il a prononcé un discours remarquable, aux dires des commentateurs. Essentielles, ces quelques phrases que  je vous cite : «L’histoire vient en aide à l’Église à travers les diverses périodes de sécularisation, qui ont contribué de façon essentielle à sa purification et à sa réforme intérieure »  En effet, poursuivait-il, « les sécularisations, expropriation de biens de l’Église ou suppression de privilèges,  signifièrent chaque fois une profonde libération de l’Église de formes de mondanité : elle se dépouillait, pour ainsi dire, de sa richesse terrestre et revenait embrasser pleinement sa pauvreté terrestre. »  

Voilà la lecture la plus lucide et la plus positive que je connaisse de ce qui s'est passé en France au début du XXe siècle. Un anticléricalisme radical (qui répondait d'ailleurs à un cléricalisme ancestral), a conduit à des mesures législatives incroyablement dures. Près de quarante ans d'offensive contre le "cléricalisme". Deux périodes d'acharnement particulièrement violent : 1879-1886 et 1898-1907. Les catholiques ont eu l'impression d'une tentative de déchristianisation comme au temps de la Révolution. Puis, après la Séparation de 1905, on remarque une vigoureuse résistance des catholiques. Des signes nouveaux de renaissance religieuse attestent la vitalité de la religion, un climat de tolérance s'annonce. Mais en même temps, on assiste à un énorme progrès de l'indifférence religieuse.

* Sur le plan politique, on assiste à la naissance de deux bloc antagonistes : Droite (défense religieuse et sociale par le rassemblement des honnêtes gens contre le socialisme) et Gauche (défense républicaine par le cartel des hommes de progrès contre le cléricalisme.) Élu député en 1879, Jules Ferry devient ministre de l'Instruction publique et dès le mois de mars, il dépose deux projets de loi, dont l'un interdisait  tout enseignement et toute direction d'école aux membres des congrégations religieuses non habilités. Aucun terrain d'entente n'ayant été trouvé, Jules Ferry  fit procéder à l'expulsion des religieux qui ne s'étaient pas mis en règle. 261 établissements d'hommes furent vidés de leurs habitants. Les municipalités de gauche lui emboîtèrent le pas : elles étaient gestionnaires de l'enseignement primaire ; la ville de Paris fut la première à laïciser les écoles publiques. Dans la foulée, le gouvernement commença à organiser un enseignement secondaire féminin d'État. Fin 1880, Jules Ferry déposa un nouveau projet de loi  sur la gratuité et l'obligation de l'enseignement primaire.

La laïcisation de l'enseignement est la pièce maîtresse de tout un arsenal législatif qui décrète la sécularisation des autres grands services de l'État : dans les hôpitaux comme dans l'armée et la magistrature : partout a lieu une épuration arbitraire. Et l'opinion publique dans tout cela ? On constate une certaine passivité. Sur le plan électoral, par exemple, en 1885, les adversaires de la politique républicaine doublent le nombre de leurs voix, mais ils sont loin de pouvoir renverser le gouvernement. L'épiscopat était divisé et le pape, Léon XIII, prudemment, recommandait la pacification, après avoir prôné le ralliement de l'épiscopat (en quasi-totalité royaliste) et des catholiques  à la réalité républicaine.

* La période de pacification religieuse fut de courte durée. Lors des élections de 1898, l'arrivée au pouvoir du Bloc des Gauches ruina tous les espoirs de paix. Radicaux et socialistes font bloc, alors que les catholiques sont divisés, dans une atmosphère empoisonnée. Le nouveau pape, Pie X, élu en 1903, n'a qu'un souci : maintenir les droits de l'Église qui sont ceux du Christ. Pie X va se battre sur deux fronts : contre les ennemis du dehors, les pouvoirs anticléricaux, et contre les ennemis qui, du dedans, à ses yeux, sapent l'authenticité de la foi : essentiellement les "modernistes". Et il sera, dans les deux cas, d'une rigidité incroyable.

En matière religieuse, les radicaux sont les hommes de la Séparation. Ils tendent la main aux socialistes de Jean-Jaurès qui, comme eux, voient dans la laïcité l'affirmation de la totale indépendance de l'homme, affranchi de l'idée de Dieu, et qui, comme eux, redoutent le péril clérical. C'est pourquoi la République va reprendre l'œuvre interrompue de laïcisation.

1898 : c'est la fin de l'affaire Dreyfus; le pays s'est divisé plusieurs années entre dreyfusards et anti-dreyfusards. La droite, l'armée, et les catholiques sont antidreyfusards (en grande majorité) : défense de l'ordre, respect de l'armée, et anti-judaïsme. La gauche, après la publication de J'accuse de Zola, est pour Dreyfus. Dès que l'innocence du capitaine Dreyfus est reconnue, tout le monde se retourne contre les catholiques, à commencer par ceux qui, longtemps, ont été antidreyfusards. Mais il y a eu le journal La Croix (aussi bien La Croix de Paris que les Croix départementales) qui fut violemment antisémite : elle stigmatisait le juif allié au franc-maçon comme l'instigateur de la "persécution contre les catholiques". Les dessinateurs du Pèlerin ne manquaient pas de donner  un nez sémite à tous les personnages censés représenter les ennemis de la religion ou de la patrie...

Bref, l'Eglise devint le bouc émissaire : les républicains imaginèrent une vaste conspiration contre le régime. Collusion "du sabre et du goupillon." Arriva alors au pouvoir Waldeck-Rousseau (1889-1902). Il commença par frapper les Assomptionnistes, propriétaires de La Croix. Puis, après avoir dissout leur congrégation il s'en prit à toutes les congrégations : pour exister, elles devaient demander un autorisation, présenter un projet, et l'autorisation n'est donnée que si un décret le lui permet. 400 congrégations demandèrent une autorisation.

* Sur ces entrefaites eurent lieu les élections législatives de 1902 qui virent arriver une majorité de gauche de 80 membres. C'est Emile Combes qui présida un ministère encore plus à gauche et beaucoup plus anticlérical que le précédent. Pendant deux ans et demi, Combes, ancien séminariste, se consacra tout entier à la lutte contre l'Église. D'abord fermeture immédiate de 3000  écoles primaires. Puis c'est l'expulsion de 20 000 religieux. ainsi que la mise sous séquestre et la liquidation des biens de ces communautés, et enfin (7 juillet 1904) interdiction de l'enseignement  aux congréganistes, en raison de leur seule appartenance à une congrégation, quels que soient leurs titres universitaires.

C'est lorsque Pie X succéda à Léon XIII qu'éclata le conflit décisif. Il portait sur le mode de désignation des évêques. Deux évêques (Laval et Dijon) étaient en conflit grave avec leurs diocésains. Rome les invita à démissionner. Ils refusèrent et Combes prit leur parti, soi-disant parce que, dans ce cas, Rome déchirait le Concordat. Combes, n'eut pas le temps d'effectuer la Séparation : son gouvernement tomba pour une sombre affaire de fiches (tous les fonctionnaires avaient été clandestinement fichés sur leurs convictions personnelles). C'est son successeur Rouvier qui élaborera la Loi de Séparation des Églises et de l'État (9 décembre 1905)

Cris de triomphe des libres-penseurs, formidable vague d'irréligion agressive et grossière ... et condamnation solennelle par le Pape Pie X qui refusa la proposition contenue dans la loi de créer des Associations cultuelles dans lesquelles diocèses et paroisses s'organiseraient pour la gestion de leurs biens. C'était très risqué, car il était stipulé dans la loi que si aucune Association n'était formée en décembre 1906, l'État s'approprierait la totalité des biens d'Église, y compris les édifices du culte. Malgré toutes les démarches, Pie X resta intransigeant. Le gouvernement entreprit donc l'inventaire des biens sur lesquels, en l'absence d'associations cultuelles, l'État allait mettre la main. C'est alors que s'organisa une résistance des catholiques. L'État dut faire appel à la troupe, il y eut des heurts, des combats, des morts. Clemenceau commença par rester inflexible. Mais devant l'absurdité de la situation il négocia. Les églises resteraient à la disposition des fidèles et des ministres du culte pour la pratique de leur religion .

L'Église venait, une fois de plus, de tout perdre. Non seulement la dotation officielle (35 millions du budget annuel des cultes) mais la plupart des bâtiments, jusqu'aux humbles presbytères, ce qui représentait 411 millions de francs-or. C'était la deuxième fois en un siècle que l'Église de France se retrouvait dépouillée. Désormais, elle était décidée à vivre une pauvreté dont elle donnerait l'exemple à la catholicité.

* A son actif, le pape Pie X eut le mérite de favoriser la communion fréquente et l'accès des enfants à la communion dès l'âge de sept ans. Ce qui n'est pas rien. Mais à son passif (à mes yeux) il faut porter, avec l'intransigeance qu'il manifesta contre les gouvernements anticléricaux français, le combat qu'il entreprit contre ceux qu'il considérait comme les "ennemis de l'intérieur", ceux qu'on nomma les modernistes. Essentiellement des chrétiens (prêtres et laïcs) qui revendiquaient, sur le plan politique, une attitude républicaine et sociale, à l'imitation de ce que venaient de réussir les catholiques des Etats-Unis, sous le couvert d'un régime de séparation loyalement accepté ; et sur le plan intellectuel, dans le domaine de la recherche théologique et scripturaire, une plus grande liberté.

La figure la plus éminente de ce courant "moderniste" fut l'abbé Loisy, professeur à l'Institut catholique de Paris. Il s'agissait essentiellement de mettre l'Eglise en communion avec le monde moderne, par une volonté d'ouverture. Pie X en vint rapidement à une condamnation solennelle du modernisme doctrinal et intellectuel, le considérant comme une sorte d'hérésie intérieure à l'Eglise ; hérésie qui avait des représentants non seulement en France, mais dans un certain nombre de pays catholiques, notamment en Angleterre et en Allemagne. Un certain nombre de chercheurs dans tous les domaines des sciences religieuses (exégèse, histoire, patristique notamment), tenaient à profiter de l'immense travail de critique déjà effectué par les chercheurs protestants. En 1907, Pie X publia le décret Lamentabili qui contenait un catalogue de propositions erronées, puis l'encyclique Pascendi qui déclarait cette pensée hérétique. Quelques mois après, Loisy était excommunié et un certain nombre de chercheurs catholiques étaient interdits d'enseignement. J'en ai connus, personnellement. Notamment le chanoine Gustave Bardy, spécialiste mondialement connu de la Patristique. Et jusqu'au concile Vatican II, tout prêtre, avant d'entrer en fonction, devait prêter le "Serment antimoderniste" devant son supérieur hiérarchique. Je l'ai prêté, personnellement, un certain nombre de fois.

* C'est à cette époque que grandit un courant opposé au modernisme, un courant qu'on appellera plus tard l'intégrisme, qui se propose de maintenir  l'intégrité du dogme, de la croyance, des traditions catholiques. Ce courant a ses champions  avoués dès le début du XXe siècle. Et ce courant en vient à fonder une société secrète, animée par un prélat romain, appelée en termes conventionnels La Sapinière, dont les principaux méfaits furent de dénoncer à Rome tout ce qu'ils suspectaient de modernisme. Ce courant intégriste fut bien vite appuyé par le journal de Maurras, l'Action Française, lieu de rencontre des conservateurs, des ennemis de la démocratie, fervents partisans du royalisme. Mais c'est aussi à cette époque que naquit le Sillon. Marc Sangnier était encore un adolescent lorsqu'avec des camarades il forma le projet d'un mouvement de jeunes catholiques engagés résolument dans les combats de leur époque, "en catholiques, et non pas en tant que catholiques", disaient-ils. Le mouvement connut rapidement un essor fulgurant, particulièrement dans la jeunesse. Il est dommage que ce mouvement né dans l'enthousiasme ait manqué de précision dans ses objectifs, hésitant sans cesse entre la tâche d'éducation morale et religieuse et un effort d'action civique, voire politique. Trop "républicain" pour l'époque ? Toujours st-il que, souvent dénoncés par les intégristes, ils éveillent la méfiance de certains évêques qui en parlent à Rome. Si bien que le 25 août 1910,  Pie X écrivait aux évêques pour leur déclarer que le Sillon avait  glissé dans l'erreur, que "le souffle de la Révolution a passé par là", que le Sillon n'est qu'une émanation des erreurs modernistes et libérales. En conséquence, il demandait de reprendre le mouvement, mais sous la direction des évêques, dans des groupes diocésains intitulés Sillons catholiques. Exemplaire et unique : la soumission de Marc Sangnier, "douloureusement blessé". Mais les Sillons catholiques ne réussirent jamais à prendre corps sérieusement . J'ai connu personnellement le grand-père d'une de mes filleules qui, jeune chrétien, avait été un membre enthousiaste du Sillon. Il me racontait le congrès national du Sillon auquel il avait participé en 1903 à Belfort, en compagnie de 400 jeunes camarades. Lors de la condamnation par Pie X, il avait cessé tout contact avec l'Église et, après la guerre de 14, il fut élu député sous l'étiquette SFIO.

* Plus ou moins souterrains, et jusqu'à la guerre, on discerne quantité de signes d'une renaissance religieuse. Comme il arrive souvent en histoire, c'est au moment où elles s'inscrivent dans les lois que des doctrines d'une majorité triomphante commencent à perdre de leur autorité et à être contestées par ces vieilles croyances qu'elles prétendaient remplacer. (Relire le premier paragraphe de cet exposé : la déclaration de Benoît XVI). Voilà qu'on assiste, chez les éléments les plus jeunes de l'intelligence, à un retournement complet en faveur du christianisme. Pour faire court, je ne ferai que mentionner des noms. Critique du positivisme, du scientisme, de la littérature naturaliste, voici que des jeunes hommes se retrouvent engagés sur les chemins de la croyance. Et nous assistons à d'éclatantes conversions. Il y avait eu, déjà, à la fin du siècle précédent, Verlaine en 1881. Il y eut ensuite, chez les poètes, Claudel  en 1886, Francis Jammes en 1905, et enfin Charles Péguy à la même date. Chez les prosateurs, après Huysmans, Psichari, petit-fils de Renan, Alain Fournier (Le grand Meaulnes) Léon Bloy, et parmi les philosophes,  Maurice Blondel (18611949) dont la thèse, l'Action, (1893) souhaite réintégrer le christianisme dans le champ de la pensée philosophique. Elle lui vaudra des déboires tant du côté de l'Université, anticléricale, qui mettra un certain temps à le nommer à un poste , que du côté des théologiens qui l'accuseront de ne retenir du catholicisme qu'une vision acceptable pour ses contemporains. Et aussi Lucien Laberthonnière (18601932) prêtre oratorien et philosophe chrétien. Ses Essais de philosophie religieuse (1903) et son essai Le réalisme chrétien et l'idéalisme grec seront mis à l'Index en avril 1906. J'allais oublier Jacques Maritain et Raïssa, son épouse,  et encore Henri Bergson, d'origine juive, dont l'œuvre philosophique demeure essentielle aujourd'hui ; il se pensait catholique, mais par solidarité, dès 1937, il déclara qu'il voulait rester israélite comme ses frères destinés à la pire persécution.... souhaitant simplement qu'un prêtre soit là pour ses obsèques (en 1941).

Il faudrait encore signaler comment naquit la "Paroisse Universitaire" , grâce à de jeunes enseignants du secondaire, puis du primaire, qui se voulaient pleinement catholiques et n'avaient pas peur de se présenter comme tels dans un milieu gagné par l'anticléricalisme le plus radical. Le temps et la place noue manquent...

II - LA GRANDE GUERRE

* Le samedi 1er août 1914, à 4 heures de l'après-midi, les cloches de toutes les églises de France sonnent le tocsin. Mobilisation générale. La grande guerre va commencer. Péguy avait écrit : "Heureux ceux qui sont morts pour des cités charnelles... Heureux ceux qui sont morts dans une juste guerre / Heureux les épis mûrs et les blés moissonnés."  Il devait être parmi les premiers d'une longue série de jeunes  à y donner leur vie. Charles Péguy à Villeroy le 5 septembre 1914, Alain Fournier, Psichari... combien d'autres.

De la "Grande Guerre", je voudrais signaler simplement quelques faits qui ont marqué et, dans une certaine mesure, transformé le catholicisme français.

Et d'abord ce qu'on a appelé "l'union sacrée". Comme une mise en veilleuse, dès les premiers jours de la guerre, des querelles, divisions, haines entre catholiques et laïcs. Au profit d'une unanimité nationale. Au moins dans les débuts. Le ministre de l'intérieur, dès les premiers jours de la guerre, fit suspendre une circulaire contre les congrégations. Il y eut bien quelques soupçons, quelques rumeurs, mais tout fut rapidement dissipé : non seulement les catholiques étaient aussi patriotes que les laïcs, mais le fait que "les curés sac-au-dos" se trouvaient mêlés à l'ensemble des mobilisés et faisaient leur devoir comme les autres permit de détruire les suspicions réciproques. On estime à 25 000 le nombre de prêtres mobilisés durant cette guerre. Les prêtres, en effet, depuis quelques années, étaient soumis au service militaire comme tout le monde.

L'union sacrée ne dura pas très longtemps. Il y eut, très vite, une méfiance assez générale contre le pape Benoît XV. On l'accusa d'être du côté des Allemands, et de ne chercher des solutions pacifiques qu'au détriment de la patrie française et de ses alliés. En réalité, les archives diplomatiques révèlent que le pape ne fut jamais partisan et qu'en réalité, son seul souci fut de mobiliser toute la diplomatie vaticane en faveur d'une paix juste.

* De cette guerre atroce, en ressortit une certitude : les catholiques et les anticléricaux apprirent à se connaître et à s'estimer. La "camaraderie des tranchées" fut une réalité et subsista après guerre. Elle permit d'éteindre, au moins partiellement, les guerres civiles et les conflits d'avant. Si bien qu'on peut noter, dans les années qui suivirent la guerre, une sorte de réveil religieux. Certes, l'indifférence des masses n'a pas disparu, mais l'équilibre des forces morales et politiques s'est amélioré en faveur de la religion. La mentalité anticléricale  passe désormais largement pour désuète, dépassée. En 1919, c'est une majorité "bleu horizon" qui vient au pouvoir, bien décidée à maintenir l'union "comme au front".  La législation ne bouge pas, mais un certain apaisement survient.

Autre conséquence importante : grâce au rapprochement qui se fait alors entre la France et le Vatican, on peut régler quelques questions difficiles. et malgré des négociations difficiles, qui durèrent quatre ans, on parvint à rétablir des représentations diplomatiques officielles entre les deux Etats. Puis on réussit à régler le problème du système qui permettrait d'assurer à l'Eglise en France la gestion des biens matériels indispensables à l'exercice du culte. Ces "associations cultuelles" que Pie X avait refusé, elles virent le jour - partiellement - avec Benoît XV. Chaque diocèse eut le droit de créer une Association diocésaine capable de gérer l'ensemble des biens matériels du diocèse (les paroisses n'ayant toujours pas d'existence légale). La dernière poussée anticléricale eut lieu en 1924 : une alliance entre radicaux et socialistes leur permit d'accéder au pouvoir. Son programme antireligieux répressif eut le don de  soulever la protestation de tout un pays. D'abord, des anciens combattants, et surtout de la Fédération nationale des catholiques, dirigée par le général de Castelnau, qui organisa partout en France des meetings monstres. Le gouvernement dut démissionner. Ce fut la fin de la dernière crise antireligieuse : la défaite de l'anticléricalisme en 1925-1926.

III - L'ENTRE-DEUX GUERRES

* Si je veux, pour faire vite, souligner un trait caractéristique des vingt années qui séparent les deux grandes guerres (1919-1939), je noterai la naissance et la croissance de l'Action Catholique spécialisée, sous l'influence du pape Pie XI (1922-1939) Ce pape, grand érudit, eut des positions courageuses durant les 17 années de son pontificat. C'est lui qui condamna fermement l'Action française, le journal royaliste de Maurras, et interdit sa lecture aux catholiques. C'est lui aussi qui, par deux encycliques célèbres, condamna le communisme athée et le national-socialisme de l'Allemagne et de l'Italie. Il s'apprêtait, semble-t-il, à prononcer une condamnation plus solennelle de Mussolini et d'Hitler, et pour cela, il avait convoqué pour le 11 février 1939 tous les évêques d'Italie. Il mourut la veille, dans la nuit du 10 février. Le cardinal Tisserand a souvent déclaré qu'il avait été assassiné.

* Dès la naissance de la JOC (1927),  Pie XI encouragea fortement ses débuts. Il voyait dans l'Action catholique spécialisée un vrai moyen d'évangélisation ; d'une part pour rendre aux jeunes travailleurs la fierté d'être chrétiens, et d'autre part pour que l'évangélisation des ouvriers se fasse essentiellement par les ouvriers, dans leur milieu de vie et de travail. Pie XI devint ainsi l'ami du chanoine Cardjin, le fondateur de la JOC. Dans la foulée naquirent la JAC (Jeunesse agricole), la JMC (pour les marins), la JEC (pour les étudiants) et plus tard la JIC (pour les jeunes des milieux indépendants). Leur méthode commune de réflexion - voir, juger, agir - connut un succès mondial. Dans l'entre-deux guerres, la JOC connut une popularité incroyable. Son congrès du 10e anniversaire, au Parc des Princes, rassembla des milliers de jeunes travailleurs.

La JOC a formé un grand nombre d'adultes engagés dans la vie politique et syndicale de notre pays, jusqu'à nos jours. Il en est de même pour la JAC, avec un "plus" :  ses nombreux militants du monde rural ont eu une influence considérable sur leur terrain. On leur doit, bien souvent, une modernisation des méthodes et des techniques qui ont conduit à une révolution en profondeur du monde agricole de notre pays.

* Je ne voudrais pas me cantonner à cette mention de ces deux mouvements d'Action catholique. Tous les autres ont eu une grande influence sur leur milieu. Mais, surtout, je m'en voudrais de ne pas faire une place spéciale au scoutisme. Il avait été suspecté, à sa naissance, par nombre d'autorités religieuses. Mais une fois accepté, il a apporté à la jeunesse, grâce à ses intuitions novatrices, tous les moyens de s'épanouir et de "servir" selon sa devise. Très nombreux sont les scouts, puis les Routiers de la branche aînée, qui se sont engagés, aussi bien, pendant la guerre et l'occupation que dans l'après-guerre, au service de leur pays. Beaucoup se sont illustrés dans la Résistance, et y ont laissé leur vie. Puis, dans les années 50, les aînés ont fondé Vie Nouvelle ; beaucoup se sont engagés, soit dans la politique, soit dans divers services d'Eglise. Nombreux, égaiement, sont ceux qui ont choisi de devenus prêtres. Aujourd'hui encore, le scoutisme, qui a survécu à tous les bouleversements de la société, est l'un des mouvements les plus efficaces pour aider les adolescents à traverser les crises de cet âge et à devenir des hommes (et des femmes, bien sûr !)

IV - DE 1940 A NOS JOURS

* La défaite de juin 1940 nous laissa stupéfaits. Personnellement, je l'ai dit souvent, elle me permit, grâce aux questions que je me posais alors, de prendre une attitude plus adulte, donc plus critique, vis-à-vis  de tout ce que désormais je commençai à considérer comme de la propagande. Si bien que le régime de Pétain n'eut pas d'influence sur moi. pas plus que sur la plupart de mes camarades de séminaire. Il est vrai que nous avons vécu les années d'occupation en zone interdite, loin de toute propagande pétainiste. De cette période, je ne retiendrai qu'une chose : l'engagement de nombreux chrétiens dans une résistance active contre l'idéologie nazie, et de ce fait, la rencontre des chrétiens et des non-chrétiens dans une action commune, pour un but commun : une libération. Si bien qu'à la libération, au moment où s'opéra une épuration souvent bien sommaire, fondée sur des critères peu rationnels, les chrétiens de France se retrouvèrent  en très bonne place parmi les instances politiques, économiques, culturelles chargées de fonder une nouvelle République et de travailler à la reconstruction du pays.

* Bien sûr, les vieilles querelles ne furent pas enterrées comme par un coup de baguette magique. Ainsi en fut-il de la question de l'école. Mais à aucun moment ces querelles ne furent aussi violentes qu'au début du siècle. La laïcité, les lois ds 1905 étaient devenues un fait acquis, que personne ne tenait à remettre en question. D'autres affaires plus importantes mobilisaient l'attention. Particulièrement les guerres, séquelles du colonialisme. Ce fut, dès 1945, la guerre d'Indochine. Ce fut, dès 1956, la guerre d'Algérie. Le général de Gaule, revenu au pouvoir en 1958, réussit à trouver une solution - imparfaite aux yeux de certains, mais durable, à l'usage - à ces drames, qui avaient causé tant de souffrances. Quant à l'Eglise de France, elle connaissait depuis la libération une époque de grands bouillonnements. Dans tous les domaines - intellectuel, apostolique, liturgique, social - l'effervescence était grande : tout le monde pensait et souhaitait une "Jeunesse de l'Eglise". Et lorsque Jean XXIII, venant à peine de succéder à Pie XII, suggéra un "aggiornamento", puis convoqua un Concile, ce fut l'enthousiasme. Un concile qui s'étala sur plusieurs années, sous Jean XXIII, puis sous Paul VI, et qui en de nombreux domaines, répondit, bien que partiellement, à l'attente des catholiques. Mais on n'a pas encore fini d'en mettre en pratique toutes les intuitions. D'autant plus qu' à la même époque eut lieu un énorme bouleversement.

* Survint mai 68. Je crois qu'on ne mesura pas, sur le champ, l'extraordinaire importance de la mutation qui était en cours. Plu de quarante ans après, on commence seulement à pouvoir l'évaluer un peu.. Les faits sont là, en ce qui concerne l'Eglise : effondrement de la pratique religieuse, baisse extraordinaire des vocations sacerdotales et religieuses, remise en question d'une quantité de certitudes... Je ne détaille pas : vous devez connaître. Toujours est-il que, de nos jours, on assiste tout à la fois à une désintégration des anciennes structures et à un renouveau qui se manifeste  dans l'Eglise de façon multiforme : communautés nouvelles, approfondissement de la foi des nouveaux chrétiens, formation plus sérieuse des laïcs engagés...

Voilà où on en est. Je m'arrête là : nous sommes dans les derniers jours de novembre et je dois publier cette douzième séquence dès le 1er décembre. Deux années consacrées, dans cette "Théologie pour les Nuls", à l'histoire de notre Eglise. Vingt quatre séquences. Qu'en déduire ? A travers heurs et malheurs, jours sombres et jours glorieux, péché et grâce, la certitude que ça tient bon, que l'Esprit est toujours à l'action, et qu'on peut vérifier, aujourd'hui comme hier, qu'elle est vraie, la parole de Jésus : "Je suis avec vous, tous les jours, jusqu'à la fin du monde."

Retour au sommaire