C'est difficile de dire Dieu. Un de mes correspondants m'a écrit un jour que Dieu il était l'inconnaissable. C'est un peu vrai. D'ailleurs, il y a eu un certain nombre de théologiens pour écrire que "de Dieu on ne peut rien dire." Il est, au sens étymologique du terme, l'"ineffable". Pour se risquer à parler de lui, on ne peut qu'emprunter des images, avec le risque que cela comporte : l'image déforme toujours un peu la réalité. Il nous faudra donc, pour parler de Dieu, dépasser l'image que nous allons employer, l'image que Jésus emploie plusieurs fois pour parler de lui : il est, nous dit-il, "le bon berger".
Dans une civilisation rurale, l'image est parlante, surtout quand il s'agit de peuplades qui font de l'élevage, plus que de la culture. C'est pourquoi, chez les Israélites, comme dans d'autres peuples anciens, on utilise l'image du berger pour désigner le roi, le prêtre, tous ceux qui sont chargés de commander et de diriger, donc nécessairement d'exploiter. Car il ne faut pas oublier que tout berger, s'il prend soin de son troupeau, s'il veille sur lui, c'est pour s'en servir, en tirer profit. On tirera de chaque bête un maximum, la laine, le lait, puis la viande, et même la peau.
Donc, si l'image est parlante, elle n'est pas sans risques : elle a ses limites. C'est pourquoi, immédiatement après avoir dit : "Je suis le bon berger", Jésus rectifie en déclarant à ses auditeurs : "Je donne ma vie pour les brebis." Et s'il se permet de se présenter ainsi comme celui qui donne sa vie pour ses brebis, c'est parce que c'est la réalité de toute son existence terrestre. Essayons donc de comprendre ce qu'il veut nous dire par cette affirmation. Et pour cela, ne mettons pas la charrue avant les boeufs. "Donner sa vie", cela ne signifie pas d'abord "mourir pour...", mais "vivre pour...". Je relis tout l'évangile et je m'aperçois effectivement que Jésus a passé sa vie au service des autres. A chaque page de chaque évangile,je le vois serviteur de tous ceux qui l'approchent. Il est littéralement "mangé", à certains jours. Il n'a même pas le temps de souffler, tellement les gens le pressent, tellement ils lui demandent ! Et je le vois particulièrement attentif à tous ceux qui sont dans le besoin, dans la misère ou l'exclusion, particulièrement proche de tous ceux qui souffrent. Relisez l'évangile et vous verrez. Chaque minute de sa vie terrestre, il la donne littéralement, il s'en dessaisit pour que puissent vivre pleinement tous ceux qui sont rejetes par la bonne société.
Ce don de sa vie ira plus loin : non content de "vivre pour", il ira jusqu'à "mourir pour" ceux qu'il aime : pour toute l'humanité, pour vous comme pour moi. Pour celui que nous pleurons aujourd'hui. Jésus n'a pas fait semblant ; il ne s'est pas contenté de quelques gestes parcimonieux d'amour. Son amour des gens l'a conduit à aller jusqu'au bout de l'amour. "Il n'y a pas de plus grand amour, déclare-t-il, que de donner sa vie pour ceux qu'on aime." Qu'est-ce qui pouvait le motiver, pour qu'il aille si loin dans le don de soi ? Il le déclare : c'est l'unité du genre humain qu'il veut réaliser. "Un seul troupeau."
Nous vivons dans un monde divisé, profondément déchiré. Divisions, déchirures entre nations, entre civilisations, entre religions, entre individus et souvent, même, au sein de nos familles. Guerres, violences, pulsions de mort qui viennent d'un appétit effréné de domination, d'une soif de pouvoir. Pour cela, on écrase, on tue, on détruit. C'est à qui gagnera. Le plus malin, le plus riche, le plus fort, le plus intelligent. Et chaque fois, il y a des victimes. Jésus, se présentant comme le bon berger, se place résolument du côté des victimes. Par le signe du berger-serviteur, il inaugure le monde nouveau où la première valeur sera l'amour. "Je connais mes brebis et mes brebis me connaissent", dit-il. Or il n'y a pas de connaissance des personnes sans amour. On ne connait que celui ou celle qui nous intéresse, celui auquel, celle à laquelle on s'intéresse. Amour, connaissance réciproque sont les fruits du désir. D'un désir désintéressé. Le désir de con-naître !
A nous de choisir d'accepter ou non. Si nous disons "oui", nous devenons enfants de Dieu, et ce n'est pas une image. C'est une réalité. Voulez-vous devenir "divins" ? C'est possible. Vous apprendrez à vivre d'une vie fraternelle, attentifs aux autres, ne passant jamais sans vous arrêter devant une souffrance, une misère, un cas d'exclusion. C'est ce que la Bible appelle la "vie éternelle". Elle est déjà commencée, démarrée, ici-bas, aujourd'hui. Elle ne fera que s'épanouir pleinement lors du grand passage, si nous en avons fait dès maintenant l'apprentissage.