THEOLOGIE "POUR LES NULS"

CETTE ANNEE 2003 :

L'INCARNATION

"Jésus, l'homme-Dieu "

 

« Dieu est devenu homme
pour que l’homme
puisse devenir dieu »

Saint Irénée de Lyon

  


Rembrandt : Jésus, l'homme-Dieu

9 - Jésus, Fils de Dieu

Pendant plusieurs mois, nous avons suivi la dégradation, dans la conscience occidentale notamment, de la foi en Jésus Fils de Dieu. Pour de nombreux écrivains, pour les grands noms de la philosophie, Jésus est regardé comme un homme, extraordinaire certes, mais simplement homme. Auparavant - mais il en reste toujours un peu quelque chose chez certains - Jésus, c'était Dieu qui "faisait semblant" d'être homme.
Comment, dans ces conditions, faire comprendre à nos contemporains que Jésus est à la fois pleinement Dieu et pleinement homme ?
C'est ce qu'il nous faut essayer de faire, à partir de ce mois-ci.

Mais, me direz-vous, est-ce si important que cela, de croire en Jésus Fils de Dieu ?

1 - Une vérité transmise.

Les chrétiens récitent couramment cette expression de foi : "Jésus est le Fils de Dieu." Ils ont appris cela au catéchisme. Ils le récitent. Mais le croient-ils ? Croire, c'est adhérer à quelque chose de vital. Est-ce vital pour nous ?

En tout cas, cela signifie au moins que Jésus est "du côté de Dieu." La preuve, c'est qu'on le prie comme Dieu. On ne fait pas tellement de distinctions. On prie le Christ, et cela depuis toujours. Etienne (Actes 7, 59) au moment de son martyre, reprend la prière de Jésus sur la croix, mais il l'adresse au Christ : "Seigneur Jésus, reçois mon esprit." De même Pline le Jeune, gouverneur de Bythinie vers 110, écrivant à l'empereur au sujet des chrétiens, lui explique que ceux-ci ont l'habitude de se réunir un jour déterminé et "de chanter un hymne à Christ comme à un Dieu."

Donc, depuis les débuts de l'Eglise, on trouve cette attestation de la divinité du Christ. Il en est de même aujourd'hui encore dans la liturgie. Un simple fait : la fête du Corps du Christ est devenue pour le peuple chrétien "la Fête-Dieu", la fête de Jésus-Dieu. De même, une simple génuflexion devant le tabernacle, une "visite au saint sacrement" sont le témoignage que pour l'Eglise Jésus est vraiment Dieu. On trouvait couramment l'expression de cette foi traditionnelle dans les catéchismes. L'enseignement sur la divinité du Christ y est très clair. C'est un acquis, un héritage. C'est cela que l'enfant doit croire pour faire partie de l'Eglise.

Dans une telle perspective, tout se passe comme si chacun savait, clairement et distinctement, ce qu'est Dieu et ce qu'est l'homme. Mais, à la réflexion, nos contemporains ne savent plus très bien qui est Dieu, ni d'ailleurs ce qu'est l'homme. D'ailleurs, peut-on parler ainsi de l'homme en général ? Allons plus loin, pour constater, par exemple que souvent le Père et le Fils apparaissent un peu interchangeables, comme le permet le titre unique de "Seigneur". Je me demande si, pour nombre de chrétiens, l'Incarnation, ce n'est pas Dieu, la personne du Père, qui se fait homme en Jésus Christ ; et si Jésus n'est pas Dieu en personne, le "Bon Dieu". Regrettable confusion ! Il nous faudra donc réapprendre à situer la personne du Fils par rapport à celui qu'il appelle son Dieu et son Père, et par rapport à l'Esprit.

2 - Vers la vérité de Jésus de Nazareth.

A côté de la catéchèse traditionnelle que je viens d'évoquer, il y a une deuxième démarche possible. Les formulations du concile de Calcédoine (451), "Jésus Christ vrai Dieu et vrai homme" ne peuvent plus être un point de départ incontesté. On préférera donc partir de l'Evangile, de la vie même de Jésus, ce "Jésus de Nazareth", et poser la question : "Qui est cet homme ?" Je n'insisterai pas sur cette deuxième démarche : je l'ai suffisamment évoquée et commentée depuis le début de l'année.

Notons simplement que c'est une démarche nécessaire. Que les sciences, à commencer par l'archéologie, l'histoire et la géographie, la critique littéraire, cherchent à tout savoir sur Jésus, son environnement historique, politique, sociologique, quoi de plus normal ? Avec des méthodes de plus en plus rigoureuses, on a voulu retrouver, par-delà les témoignages de ses disciples, les mots mêmes de son enseignement et de sa prière.

La théologie a emboîté le pas. On a parlé de la "christologie d'en-bas" : elle part d'un fait, Jésus, sa vie, son enseignement, sa mort et, par mode ascendant, nous aide à découvrir Jésus Fils de Dieu. Mais la question reste entière : comment, lorsqu'on est surtout sensible à l'humanité fascinante de Jésus, peut-on aller jusqu'au bout de la question de son identité, du mystère de sa personne ?

3 - Troisième approche : le Christ, notre vie.

Troisième "voie" : il consiste à discerner aujourd'hui la présence et l'action du Christ au coeur des hommes. Car l'Evangile n'est pas seulement un message reçu d'hier, un enseignement, mais la vie du Ressuscité travaillant aujourd'hui encore le coeur de ses frères. Jésus est le Vivant, celui qui nous fait vivre. Sur Jésus de Nazareth, je ne peux pas me contenter d'une recherche historique. La question essentielle que je me pose à son sujet, c'est : en quoi il me concerne ? Pour moi, qu'est-ce que ça change ? Comment il nous fait vivre ?

C'est bien, c'est nécessaire, mais à condition de ne pas faire l'impasse sur la recherche historique, et de continuer à me poser la question : "Qui est-il ?" Sinon, on risque de ne parler que de notre propre vie. Le Christ risque alors de n'être qu'un mythe, ou un nom qui exprime, faute de mieux, le sens que nous voulons donner à notre vie.

4 - Trois chemins indissociables.

Je résume les trois chemins que je viens de décrire. Le premier se préoccupe surtout de l'être du Christ, de son identité. Le second, plus historique, s'appuie sur les recherches récentes sur la figure historique de Jésus de Nazareth. Le troisième étudie d'abord ce qu'est le Christ pour nous, comment il est, pour nous, le Sauveur, le Libérateur.

Dans l'histoire de la chrétienté, chaque époque a eu sa tendance dominante. On peut dire qu'aujourd'hui, le premier chemin est moins fréquenté. On le retrouve pourtant, un peu, dans la catéchèse (?) et les homélies. Nous sommes plus marqués par les deux autres "voies" : le désir de retrouver le Jésus de l'histoire et le souci d'en vivre. C'est bien pourquoi la question de la "divinité" du Christ semble ne plus pouvoir intéresser les chrétiens. Pour beaucoup, c'est une question qui nous dépasse, alors que l'essentiel, c'est que Jésus change notre vie et lui donne sens. Luther écrivait déjà : "Christ a deux natures. En quoi cela me regarde ?... Mais qu'il soit mon Sauveur et mon Rédempteur, voilà ma consolation et mon bien."

Eh bien, je crois qu'il est temps de dépasser ces distinctions trop simples. Certes, dans notre enfance, on nous a trop souvent parlé de la "divinité" de Jésus ou de ses deux natures sans nous dire en quoi cela nous concerne. De même, on risque de réduire la vie de Jésus à un beau modèle de vie exemplaire. Enfin, dire que Jésus nous fait vivre, c'est facile. Mais en quoi cette vie est-elle source de salut ? Et que peut avoir de spécifique cette vie, si elle n'est pas en nous la vie du Fils de Dieu, surtout dans un monde où nul n'attend un quelconque salut ? Donc, il est essentiel de ne pas dissocier les trois chemins. Chaque approche renvoie logiquement aux deux autres.

5 - Le véritable enjeu.

Il ne faudrait pas croire que les recherches et les débats des grands conciles et de l'époque des Pères de l'Eglise ont été des discussions purement spéculatives, des querelles "byzantines". En réalité, le point de repère de tous les débats et controverses des premiers siècles a été "en quoi cela nous concerne ?" Il s'agissait de répondre à une question vitale pour eux : "Qui faut-il que soit Jésus pour pouvoir être celui qui nous sauve." Si le diacre Athanase, à Nicée, en 325, se bat si fort pour affirmer la divinité de Jésus et son unité avec le Père, c'est parce qu'il y va de notre propre divinisation. Pour lui, refuser que le Fils soit éternellement et parfaitement un avec le Père, c'est rendre impossible notre communion avec Dieu. De même, Grégoire de Naziance, en 390, affirme très fortement que le Christ a partagé totalement tout ce qui fait notre vie d'homme car, dit-il, ce qui n'aurait pas été assumé par lui n'aurait pas été sauvé.

Pour tous ces hommes, qui ne sont pas des théologiens en chambre, mais d'authentiques pasteurs, c'est la question du salut qui est en jeu, c'est-à-dire de notre rapport à Jésus-Christ. Pour eux - c'était déjà le cas pour Irénée de Lyon au IIe siècle - le salut n'est pas seulement réconciliation ou amnistie, mais réelle participation à la vie même de Dieu. Pas seulement amitié et concorde entre Dieu et les hommes, mais, en Jésus Christ, vainqueur du mal et de la mort, adoption, filiation, communion, participation à l'incorruptibilité. Il en sera de même pour saint Augustin dans ses méditations sur le Christ, Verbe de Dieu, Fils unique du Père. Pour lui, il s'agit d'abord de notre participation réelle, personnelle, au Corps du Christ.

6 - Un grave virage.

C'est celui qui a été pris lorsque l'on a réfléchi sur la question du salut en termes juridiques. C'est l'héritage du droit romain, hélas ! Interprétation juridique des termes bibliques tels que "justice de Dieu". Les théologiens du Moyen Age ont parlé d'un procès entre Dieu et les hommes, et l'humanité et la divinité du Christ sont devenues les pièces de ce procès. D'où le raisonnement suivant : il fallait que Jésus soit vraiment homme pour porter à notre place la peine méritée par nos péchés, et il fallait qu'il soit vraiment Dieu pour que cette peine "fasse le poids" et nous mérite le salut. Alors que la Bible, parlant de la "justice de Dieu", disait sa miséricorde, sa fidélité à l'Alliance et sa volonté de nous rendre justes, nous voici dans une notion de "justice" profane, qui rend à chacun selon son dû. D'où l'idée d'un Père qui se venge et d'un Fils sur qui retombe le poids de la vengeance divine, le châtiment qui nous était destiné.

Il nous faut donc revenir à une authentique expérience du salut en Jésus Christ vécue et attestée depuis le début par les Pères de l'Eglise, vécue et attestée aujourd'hui encore dans l'Eglise et dans ses sacrements. Le salut n'est pas seulement une imitation de la vie et de la mort de Jésus, ni le règlement juridique de notre contentieux avec le Père. Il est filiation, divinisation, partage par l'homme, en Jésus, de la vie divine. "Celui qui a voulu être un avec nous, c'est celui qui est un avec le Père", écrit saint Augustin. Et Cyrille d'Alexandrie : "C'est le même qui est à la fois notre Dieu et notre frère."

31 août 2003

(à suivre)

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