THÉOLOGIE "POUR LES NULS"

 

             
 
    Cette année 2012 : 

 Un dialogue interreligieux

 

TOUTES LES RELIGIONS SE VALENT", disent les gens. Par contre, toutes les religions déclarent qu'elles ont la vérité et qu'hors de leur croyance, il n'y a pas de salut. Chacune d'elles revendique le droit d'être seule capable de répondre aux grandes aspirations de l'homme. Et bien souvent, chacune d'elles s'enferme dans sa tour d'ivoire et refuse de s'intéresser aux autres.

Que je sois chrétien ou non, quelle est mon attitude à l'égard des autres religions ? Question d'actualité en ces temps où notre monde ressemble à un petit "village planétaire".


Je ne peux pas ignorer plus longtemps mon voisin. Ce sera donc l'objet de notre recherche cette année : d'une part explorer quelques-unes des grandes religions, leur origine et leurs croyances, et d'autre part essayer de nous situer en chrétien par rapport à ces religions.

2e séquence - Une réponse chrétienne

(Février 2012)

C'est incontestablement l'histoire d'un étonnant succès que cette histoire de Mohamed, de ses propos et de son enseignement, de ses combats et de ses victoires, l'histoire du Coran et de sa signification, la naissance d'une religion aux dimensions du monde. Essayons de la comprendre de l'intérieur, dans l'optique du musulman croyant, et non de l'extérieur. L'Islam qui a été si souvent une réalité déconcertante, angoissante pour le christianisme, reste en fait, pour la plupart des chrétiens, près de 1 400 ans après sa fondation, un phénomène des plus inquiétants, en dépit et à cause même de sa proximité géographique. Les représentations populaires contemporaines voient à nouveau, avec la montée de l'islam, un tournant menaçant dans l'histoire de l'Occident. L'islam nous reste plus étranger politiquement et plus menaçant économiquement que l'hindouisme ou le bouddhisme, un phénomène dont la compréhension ne va pas sans effort. Mais une théologie chrétienne oecuménique se doit précisément de relever aussi ce défi de l'islam et d'oeuvrer, consciente de l'énormité du problème, pour une compréhension mutuelle.

De l'ignorance à la tolérance, par-delà l'arrogance.

On peut résumer en cette formule l'attitude du christianisme occidental à l'égard de l'islam. Ignorance pendant près de quatre cents ans. Il faut attendre Pierre le Vénérable, abbé de Cluny pour que l'on se décide à étudier de plus près l'islam. En 1142, il visite l'Espagne alors occupée par les Arabes et, en avance sur son temps il reconnut la nécessité d'une authentique étude des sources. C'est lui qui  est à l'origine de la première traduction (en latin) du Coran  en 1143. Mais pendant cinq siècles encore, jusqu'en 1650, on se fera une image totalement défigurée de l'islam. Une telle religion ne pouvait être que doctrine erronée, falsification délibérée de la vérité, mélange de volonté de puissance et de sensualité. Mohamed ? Un imposteur, un possédé du démon, l'antéchrist. On oppose radicalement l'islam à l'image du christianisme, religion de la vérité, de la paix, de l'amour et de la continence.

Dès le haut-moyen âge, il est vrai, on avait témoigné la plus haute admiration pour la culture, la philosophie, les sciences de la nature, la médecine des Arabes, où éclatait leur supériorité ; et aussi, bien sûr, pour la puissance militaire et économique de l'islam. La théologie de saint Thomas d'Aquin eut été inconcevable sans l'apport des Arabes. Mais avec la Renaissance, on assista à une dépréciation et à un rejet  de tout ce qui était arabe, y compris la langue, en dépit des efforts d'intellectuels éminents, en particulier le futur pape Enéa Sylvio Piccolomini qui, entre 1450 et 1460, avait abordé le problème de l'islam dans une perspective de paix. Cent ans plus tard, lorsque les Turcs viennent mettre le siège devant Vienne, le pape fait brûler l'édition arabe du Coran.  Plus tard, les Lumières mettront à l'honneur l'idée de tolérance, mais Voltaire est célèbre pour ses railleries envers l'islam et Mohamed .

Il faut arriver au XIXe siècle, et surtout au XXe siècle, pour que l'on assiste à un progrès décisif dans la connaissance de l'islam, du point de vue théologique, de la part des Églises chrétiennes; Et cela sur quatre plans :
* une revalorisation, dans une perspective de critique historique, du prophète Mohamed, de sa vie et de son action.
* une histoire du coran ainsi que des éditions critiques et des traductions modernes de son texte
* des études d'ensemble de la culture islamique, du culte et de la mystique à la littérature et à l'art, en passant par le droit et les moeurs, par d'éminents spécialistes et surtout par le grand orientaliste que fut Louis Massignon qui appelait les chrétiens à "une révolution copernicienne spirituelle" et qui travailla à une réconciliation entre la religion de l'espérance (le judaïsme), la religion de l'amour (christianisme) et la religion de la foi (islam).
* Une appréciation historico-critique de l'image de Jésus dans le Coran.

De nos jours les études islamiques connaissent un développement fécond. Ce qui a d'ailleurs conduit l'Église catholique à une nouvelle orientation, entérinée au Concile Vatican II en 1965, par la "Déclaration sur les relations de l'Église avec les relations non-chrétiennes, et ensuite par différentes rencontres islamo-chrétiennes. Il n'y a donc pas de retour à l'ancienne polémique ; pas question de revenir à l'isolement. Le mépris de l'autre religion fait lentement place à la compréhension, et la méconnaissance au dialogue.

Mais ce n'est qu'un début. Les chrétiens sont trop enclins à voir l'islam comme un système religieux fermé, une réalité statique, et non une religion vivante, donc capable d'évoluer. L'enjeu est aujourd'hui de comprendre lentement de l'intérieur pourquoi le musulman voit avec d'autres yeux que le chrétien, vit avec un autre cœur Dieu et le monde, le service de Dieu et le service des hommes, pourquoi il témoigne d'une attitude différente, face à la politique, au droit et à l'art. Comprendre  que l'islam, en tant que religion, ne se réduit pas pour les musulmans, à un "facteur religieux" à côté d'autres facteurs profanes. Non, vie et religion, religion et culture sont un tout indissociable. L'islam est une conception de la vie englobante, qui pénètre tout, un chemin conduisant au salut.  Comment un chrétien peut-il recevoir cette prétention ?

L'islam : un chemin conduisant au salut ?

La position catholique traditionnelle, exprimée par Origène, Cyprien, Augustin, est bien connue : "Hors de l'Église, pas de salut." D'où aussi, pour tout le temps à venir : "Hors de l'Église, pas de prophète". Le concile œcuménique de Florence (1442) a défini sans ambiguïté : "La sainte Église romaine croit fermement, confesse et proclame qu'en dehors de l'Église catholique nul n'aura part à la vie éternelle, qu'il soit païen, juif, incroyant ou séparé de l'Église : il sera la proie du feu éternel destiné au diable et à ses anges s'il ne rejoint pas l'Eglise catholique avant la mort." En conséquence, la prétention de l'islam comme chemin de salut semble irrecevable pour les catholiques. Il en a été ainsi pendant 1 200 ans.

Ces dernières décennies, la théologie catholique a essayé de "comprendre d'une façon nouvelle" cette déclaration sans compromis, à retourner son interprétation, à la convertir en son contraire. Et puis, l'Église a été contrainte de condamner, contre les jansénistes,  la phrase selon laquelle "Hors de l'Eglise, point de grâce." Si donc il peut y avoir grâce hors de l'Église, ne peut-il pas y avoir place aussi  pour le prophétie hors de l'Église, puisque la prophétie, dans le Nouveau Testament, est une grâce ?

La position catholique traditionnelle n'est plus, aujourd'hui, la position catholique officielle. En 1952, la Congrégation romaine de la doctrine de la foi (ex Saint Office) a excommunié un aumônier d'étudiants de Harvard qui affirmait la damnation de tous les hommes hors de l'Église catholique visible. Et Vatican II s'exprime sans ambiguïté  dans sa "Constitution dogmatique sur l'Église" (1964) : "Ceux qui, sans qu'il y ait de leur faute, ignorent l'Évangile du Christ et son Église, mais cherchent pourtant Dieu d'un cœur sincère, et s'efforcent, sous l'influence de sa grâce, d'agir de façon à accomplir sa volonté telle que leur conscience la leur révèle et la leur dicte, ceux-là peuvent arriver au salut éternel." (Article 16)

Et le même texte cite nommément ceux qui, du fait même de leur origine, ont le plus de choses en commun avec les Juifs et les Chrétiens par leur foi en l'unique Dieu et en l'accomplissement de sa volonté - les musulmans. "Le dessein de salut enveloppe  également ceux qui reconnaissent  le Créateur, en tout premier lieu les musulmans qui professent avoir la foi d'Abraham, adorent avec nous le Dieu unique, miséricordieux, futur juge des hommes au dernier jour " (Article 16). Donc l'islam peut être aussi un chemin conduisant au salut, chemin de salut, peut-être pas le chemin normal, le chemin "ordinaire", mais peut-être un chemin historiquement "extraordinaire."

Actuellement la théologie catholique distingue  le chemin du salut ordinaire (chrétien)  et les chemins de salut extraordinaires (non-chrétiens). Parfois les théologiens parlent du chemin et des différents sentiers. Mais ne pourrait-on pas également parler de prophètes ordinaires (chrétiens) et extraordinaires (non-chrétiens) ? Mohamed  pourrait-il ne plus être considéré  dans l'abord comme un faux-prophète, un menteur, un devin, un faussaire, au mieux un poète arabe, comme on l'a prétendu pendant des siècles, mais un prophète authentique ? Alors, Mohamed fut-il effectivement un prophète authentique ?

Mohamed : un prophète ?

Il faut restituer le personnage et son message dans son contexte historique. Mohamed se situe précisément à un carrefour de l'histoire mondiale où l'ancienne religion arabe polythéiste se recoupe avec le judaïsme et le christianisme. Avec Mohamed on assiste à une réelle discontinuité. Bien sûr, ni Mohamed  ni Bouddha ni finalement Jésus Christ  ne partent de rien. Ils se situent toujours dans un contexte historique déterminé. Mais tous trois marquent une rupture d'avec ce qui les précède, une fondamentale originalité. Pour Mohamed, il y a une rupture avec le passé. L'hégire, pour les Arabes, marque le commencement d'une ère nouvelle.

On sait qu'il existe des religions sans prophètes : les hindous, comme les chinois ou les bouddhistes ont leurs sages, leurs maîtres. Mais les musulmans ont, comme les juifs et les chrétiens, leurs  prophètes. Pour l'islam, Mohamed est LE prophète :
* comme les prophètes d'Israël, il agit en vertu d'une relation personnelle avec Dieu.
* comme les prophètes d'Israël, il est une personnalité forte et volontaire, qui se voit entièrement possédé par sa vocation divine.
* comme les prophètes d'Israël, il a parlé dans le contexte d'une crise socio-religieuse ; il est entré en conflit avec la classe dirigeante et la tradition qu'elle entendait conserver.
* comme les prophètes d'Israël, il se veut le porte-parole de Dieu, haut-parleur de la parole de Dieu et non de la sienne.
* comme les prophètes d'Israël, il annonce infatigablement le Dieu unique. Pas d'autre dieu qu'Allah
* comme les prophètes d'Israël, il réclame l'obéissance inconditionnelle à ce Dieu unique, la soumission (islam) à l'égard de Dieu.
* comme les prophètes d'Israël, il lie foi en Dieu et exigence de justice sociale. Jugement et salut vont de pair.

Donc, la Bible - notamment l'Ancien Testament - et le Coran se ressemblent sur la même base. Donc, pourquoi refuser à Mohamed le titre de prophète qu'on accorde à Amos, à Osée, à Isaïe et Jérémie ? Il faut se rappeler que près d'un milliard d'hommes portent le sceau de la force exigeante d'une foi exigeante. Que  tous ces hommes sont unis par la même confession de foi très simple (Pas d'autre Dieu que Dieu et Mohamed est son prophète). Que tous ces peuples ont maintenu vivant le sens d'une certaine fraternité par-delà les nationalités, les différences de races et de castes.

Donc, il nous faut reconnaître que les  Arabes du VIIe siècle ont eu raison d'écouter Mohamed ; que ce faisant ils se sont élevés à un niveau religieux bien supérieur au niveau précédent, polythéiste et exclusivement orienté vers l'ici-bas ; et qu'ils ont tous reçu du Coran  un courage et une force extraordinaires pour un nouveau départ religieux. C'est pourquoi il serait souhaitable que l'Église catholique qui, dans sa déclaration du Concile Vatican II en 1964, "regarde aussi avec estime les musulmans, qui adorent le Dieu un, vivant et subsistant qui a parlé aux hommes",  que notre Église en arrive à "regarder avec estime" celui qui n'est pas nommé dans la déclaration,  mais qui a conduit les musulmans à adorer le Dieu unique, Mohamed le Prophète ! Après tout, dans les Églises fondées par saint Paul, la hiérarchie plaçait en deuxième rang les "prophètes" !

Le Coran, Parole de Dieu ?

Le Coran est plus qu'une parole transmise oralement ; il est une parole écrite et qui ne peut plus être modifiée ultérieurement. En ce sens, il ressemble à la Bible. Ce qui est écrit est écrit, en dépit de tous les changements, de toutes les interprétations et de tous les commentaires divergents, de toutes les formes, tous les rites et toutes les institutions islamiques. Le coran est la loi fondamentale. Les commentaires ont varié, mais le coran est resté. Il est toujours fondement de la doctrine de foi ainsi que des principes moraux permanents : responsabilité de l'homme devant Dieu, justice sociale et solidarité musulmane. Le musulman le considère comme Parole de Dieu.

Mais, se demandent les chrétiens, ce livre est-il véritablement parole de Dieu ? Pendant des siècles, il a été purement et simplement interdit, et la question a profondément partagé, politiquement, l'humanité. Car tout aussi naturellement que les musulmans répondaient oui à cette question, tout aussi naturellement les chrétiens du monde entier répondaient non. Et pas seulement les chrétiens, mais également les historiens  profanes, qui ne pouvaient pas penser que le coran était parole de Dieu, mais qui estimaient qu'il était simplement l'œuvre de Mohamed. Donc, une parole humaine.

Mais ces deux options opposées ne sont-elles pas le fruit d'une "préconviction" dogmatique ? Les uns accusant les autres d'incroyance, et ceux-ci accusant les tenant du Coran révélé de superstition ? Alors, "chacun y trouve d'abord ce qu'il y a mis" ? Il faudrait faire un peu d'autocritique.

Révélation en dehors de la Bible ?

Pour notre questionnement, la question est de savoir, non pas comment Mohamed a reçu la révélation, mais si Mohamed a été l'objet d'une révélation de la part de Dieu.

Dans la Bible, on trouve des énoncés négatifs sur l'erreur, la nuit, la faute du monde non chrétien. Mais on trouve aussi quantité d'énoncés positifs sur le monde non chrétien, qui font état d'une manifestation originelle de Dieu à toute l'humanité. Oui, selon la Bible, les non chrétiens peuvent reconnaître le vrai Dieu ; ils peuvent reconnaître ce que ces textes considèrent comme révélation de Dieu dans la création. A côté de l'unique lumière de Jésus Christ, il faut reconnaître qu'il y a place aussi pour d'autres lumières, et qu'à côté de l'unique Parole de Dieu il convient de reconnaître d'autres paroles  véridiques, paroles profanes de non chrétiens, qui parlent à leur façon de la grâce du pardon, de la réconciliation. La Bible elle-même (de la Genèse aux Actes des Apôtres et au prologue de Jean) fait preuve de perspectives universelles ; elle affirme que Dieu  veut le salut de tous les hommes. Dans le contexte qui est le nôtre, où des milliards d'hommes n'ont jamais entendu parler du salut en Jésus Christ, il faudrait sans doute relativiser ce que la Lettre aux Romains, par exemple, a de trop catégorique. Dieu est proche de tout homme. Le Prologue de l'évangile de Jean l'affirme : "le Verbe est la lumière qui éclaire tout homme venant en ce monde." Les Père de l'Église, surtout Justin et Origène, l'avaient bien compris : pour eux les philosophes de l'antiquité, Platon, Aristote ou Plotin étaient des "pédagogues" qui conduisaient au Christ.

Compte tenu de ces perspectives bibliques, on peut penser que d'innombrables hommes, du passé et d'aujourd'hui peuvent faire l'expérience du mystère de Dieu. Et sans  doute certains d'entre eux  ont pu bénéficier de connaissances particulières. Pourquoi pas Mohamed ? En dehors de l'Église il y a de la grâce.  Mais alors, si Mohamed est un prophète venu après le Christ, est-ce que son message venait de lui-même, ou bien était-il parole de Dieu ? Qu'est-ce à dire, parole de Dieu ? Que signifie révélation ?  Est-ce que la parole de Dieu serait tombée directement du ciel, ou qu'elle a été inspirée mot-à-mot et dictée par Dieu ? Voilà ce que croient les musulmans. Examinons l'affaire.

Inspiré mot à mot ?

Le Coran souligne plusieurs fois que les juifs et les chrétiens sont eux aussi "gens du Livre", "détenteurs de l'Ecriture". Il ne faut pas minimiser  ce point commun. Mais le judaïsme et le christianisme sont-ils vraiment "religion du Livre" dans le même sens que l'islam ? Leurs écrits sont-ils inspirér mot à mot et la Bible est-elle aussi  à cet égard, du point de vue de la langue, du style, de l'histoire et de la connaissance scientifique, un livre saint, parfait, qu'il faudrait accepter à la lettre ? Les chrétiens fondamentalistes comprennent ainsi l'inspiration verbale de la Bible. Mais...

Nous chrétiens, nous pensons que la Bible, contrairement à ce que les musulmans disent du Coran, n'a pas été écrite par un auteur dans le ciel, mais qu'elle a été écrite par des auteurs divers, sur terre, comme l'affirment les lettres de Paul ou l'évangile de saint Luc. Donc la Bible n'est pas exempte de fautes ni d'inexactitudes. Il s'agit d'un recueil de textes très diversifiés, qui ne sont pas directement parole de Dieu, mais qui témoignent  de la révélation et de la parole de Dieu sous forme humaine : dans les nombreuses paroles humaines, l'unique parole de Dieu.  Mais il nous a fallu des siècles pour parvenir à cette appréciation. Si la recherche exégétique avait commencé plus tôt, on se serait épargné de nombreux conflits avec la science (voir Copernic ou Darwin) et avec l'histoire. Mais les deux derniers siècles, grâce à la recherche historico-critique sur la Bible ont mis en lumière que ce ne sont pas l'inerrance et l'infaillibilité  des auteurs qui garantissent  la vérité.

Il en est de même du Coran : il fait lui-même fonction d'inspiré et d'inspirant. Il n'a rien d'un document mort  ; il est au contraire un document vivant, pas seulement un document littéraire, mais aussi religieux. Nous chrétiens, nous ne dénions pas la transcendance religieuse au Coran, mais nous posons la question de la contingence historique, du conditionnement historique du Coran. Certes, les musulmans traditionnels ne sont pas d'accord avec nous sur cette question. Mais faut-il pour autant discréditer tout examen  de l'origine, de la structure littéraire, du contexte social du Coran ? L'histoire nous apprend toutes les  difficultés qu'ont rencontrées les chercheurs juifs, catholiques, protestants dans leurs travaux critiques sur la Bible, et toutes les tentatives de répression violente de la critique historique appliquée à la Bible. Toutes ces politiques répressives se sont révélées vaines. Et bien dépassées aujourd'hui. Serait-il possible de réprimer violemment, à la longue, la critique historique appliquée au Coran ? Cette recherche existe déjà, de la part d'intellectuels musulmans. Et les doutes relatifs au Livre tombé du ciel sont bien plus nombreux  que ne veut bien le reconnaitre l'islam officiel.

De la critique biblique à la critique coranique.

L'expression officielle de l'Islam sur les sources de la révélation est bien tranchée : Mohamed a reçu directement le Coran de Dieu. La question d'une influence juive ou chrétienne sur le prophète ne se pose même pas. Autrefois, on disait même de Mohamed ne savait ni lire ni écrire, et donc qu'il ne pouvait avoir eu aucune connaissance des révélation de la Bible. Certes  il n'existait pas, alors, de traduction arabe de la Bible. Mais il aurait pu y avoir une transmission orale : dans la péninsule arabique à la Mecque ou à Médine, il y avait des juifs et des chrétiens, et les échanges avec les pays voisins christianisés était bien réels. Comment, autrement, Mohamed aurait-il pu connaître les grands personnage de la Bible, d'Abraham à Marie, mère de Jésus ?

Ce sont des chercheurs occidentaux, juifs ou chrétiens, qui, depuis quelques décennies, ont commencé à faire une étude historico-critique de l'Islam. Pour cela, les premiers ont repris les méthodes de la critique biblique. Plusieurs théories ont vu le jour. Assez contradictoires, d'ailleurs. Pour certains, le Coran serait essentiellement une élaboration de la communauté expliquant des sentences déterminées du prophète. Un autre savant pense qu'on trouve dans le Coran des hymnes chrétiens d'avant l'islam ; pour lui, il y aurait donc un coran pré-islamique, puis le coran du prophète et enfin le coran postérieur au prophète. Une autre spécialiste explique que les sourates de La Mecque ont été rassemblées par le prophète lui-même  pour être récitées dans la liturgie.

Ce qu'il y a de certain, c'est qu'on ne peut guère nier l'influence précoce d'une tradition orale en provenance du judaïsme et du christianisme. On trouve tellement de références à des figures bibliques, notamment les grands "prophètes" bibliques. Il serait donc souhaitable que des intellectuels musulmans se décident à accepter cette problématique. Or ils sont encore assez rares.

L'un d'eux, le pakistanais Fazlur Rahman, s'y emploie depuis cinquante ans. Voici comment il présente le Coran : Mohamed, aux environs de la quarantaine a connu une ou plusieurs expériences d'extase, préparée par un long processus évolutif : avant tout, l'expérience de sa vocation, qu'il n'avait pas sollicitée. Cette expérience de la vocation fut suivie d'autres expériences de révélation, advenues à Mohamed par "l'Esprit" ou le "Messager spirituel", expériences vécues "dans son cœur". Par la suite l'orthodoxie objectiva cette expérience spirituelle : un ange lui apparaissant publiquement. Mohamed a développé des idées tout au long de son activité à La Mecque et à Médine, mais les prières communautaires régulières et les recueils d'aumônes ont certainement autant contribué que son message à la solidarité qui caractérise la communauté musulmane. La révélation du Coran s'est étendue sur vingt-trois ans.  Rahman constate, enfin : "Il ne fait pas de doute que si, d'un côté, la révélation était issue de Dieu, de l'autre elle était intimement liée à la personnalité la plus profonde."

Ce qui est important dans l'affaire, c'est qu'aujourd'hui, selon la conception musulmane scientifique réfléchie elle-même, il faut comprendre la parole de Dieu du Coran comme étant en même temps la parole humaine du Prophète. On peut se poser la question, inconfortable certes : s'il y a critique historique biblique (au profit d'une foi biblique contemporaine), pourquoi n'y aurait-il pas aussi  une  critique historique du Coran (au profit d'une foi musulmane adaptée à notre temps) ?

Il nous faudrait pouvoir dialoguer sur ce terrain difficile ; et pour cela, il faudrait qu'à côté des islamologues chrétiens, il y ait - ce qui n'existe pratiquement pas aujourd'hui - des spécialistes musulmans du christianisme.

Quant à la compréhension historique du Coran, il nous faut bien préciser qu'il s'agit
* d'une lecture d'un Coran situé dans l'histoire, et non pas d'une doctrine figée ni de dispositions juridiques immuables.
* d'une lecture critique, qui permet de considérer le Coran comme un message vivant, comme le grand témoignage prophétique rendu à l'unique Dieu tout-puissant et miséricordieux, au créateur et au juge de la fin des temps. Un témoignage constant, transmis sous une forme sans cesse renouvelée, variable, en fonction du temps, du lieu et des personnes, pour résoudre ainsi de façon constructive et non équivoque les conflits spécifiques qui pourraient l'opposer aux science de la nature, à l'histoire, à la conscience morale et au droit modernes.

La distance entre l'approche moderne de la Bible et l'approche traditionnelle du Coran est considérable. Mais elle n'est pas à tout jamais immuable et infranchissable. Mais il est absolument nécessaire qu'on cherche à réduire cette distance, aussi bien pour le renouvellement de l'islam que pour la compréhension entre islam et christianisme, et finalement, pour la paix du monde !

Pour le moment, chacun des trois monothéismes a son propre point névralgique non négociable et inacceptable pour les deux autres : pour le judaïsme, c'est le choix particulier d'Israël comme peuple de Dieu, avec promesse d'une terre. Pour le christianisme, c'est la doctrine du Christ Fils de Dieu. Pour l'islam, c'est la doctrine du Coran, Parole de Dieu.  L'essentiel pour aujourd'hui, c'est de pouvoir parler de ces questions. Sur ces points, le dialogue théologique est en retard.

(A suivre, le 1er mars)

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