THÉOLOGIE "POUR LES NULS"

 

             
 
    Cette année 2012 : 

 Un dialogue interreligieux

 

TOUTES LES RELIGIONS SE VALENT", disent les gens. Par contre, toutes les religions déclarent qu'elles ont la vérité et qu'hors de leur croyance, il n'y a pas de salut. Chacune d'elles revendique le droit d'être seule capable de répondre aux grandes aspirations de l'homme. Et bien souvent, chacune d'elles s'enferme dans sa tour d'ivoire et refuse de s'intéresser aux autres.

Que je sois chrétien ou non, quelle est mon attitude à l'égard des autres religions ? Question d'actualité en ces temps où notre monde ressemble à un petit "village planétaire".

Je ne peux pas ignorer plus longtemps mon voisin. Ce sera donc l'objet de notre recherche cette année : d'une part explorer quelques-unes des grandes religions, leur origine et leurs croyances, et d'autre part essayer de nous situer en chrétien par rapport à ces religions.

3e Séquence : Sunnites et chiites
(mars 2012)

Un succès... et ses carences

Il est difficile de dire dans quelle mesure Mohamed lui-même a pensé l'Islam comme une religion universelle. Mais après sa mort, quand l'unité des clans arabes qu'il avait réalisée menaça de s'effondrer, cette idée s'avéra la plus appropriée pour fédérer les énergies. D'autant plus que Byzance et la Perse étaient en perte de vitesse et se battaient sans cesse. Or les Arabes ne voulaient plus se contenter de razzias et du butin qu'elles leur rapportaient. Ils étaient porteurs d'un message. L'expansion commença donc. Elle fut achevée, pour l'essentiel, en moins d'un siècle.

Il n'y eut que quelques reculs. Les Européens rappellent Charles Martel à Poitiers. Les sources arabes, naturellement, n'en font même pas état. Il y avait d'ailleurs longtemps qu'ils avaient perdu la maîtrise du terrain. Les croisades, de même, ne furent, pour les arabes, que des événements locaux dans un secteur où se chamaillaient un certain nombre de petits seigneurs musulmans. Ce n'est qu'à partir du siècle dernier que les musulmans firent le parallèle entre croisades et colonialisme européen, et surtout politique expansionniste d'Israël. La Reconquista espagnole, elle, fut une véritable perte pour les Arabes. Mais seul l'assaut Mongol eut des effets dramatiques. Ce fut la chute de Bagdad en 1258, avec la mort du dernier calife. De nombreux territoires passèrent sous domination non-islamique pour deux générations. Ce n'est qu'au XIVe siècle que les Mongols se convertirent à l'islam (du moins la dynastie qui régnait en Iran) et ce fut alors une grande période où fleurirent les sciences et la théologie. Puis l'empire ottoman avança vers l'Occident , aux dépens de la chrétienté. Les musulmans commencèrent alors à se considérer comme le centre de la terre.

Dès le début toutefois quelque chose assombrissait le tableau. Trois des quatre premiers califes, tous très proche du Prophète, furent assassinés par des rivaux. D'ailleurs on n'arrivait pas à s'entendre sur la légitimité de ces califats. On avait l'impression que, depuis le début, quelque chose allait de travers. Mohamed n'avait pas de successeur attitré : ses fils étaient tous morts en bas âge et il n'avait pas désigné de successeur. Et des idéologies divergentes se faisaient jour. La divergence essentielle a conduit au schisme entre sunna et chî'a. Entre sunnites et chiites.

Des visions divergentes

Les chiites, qui représentent 7% des musulmans, vivent surtout en Iran. Mais plus de la moitié des Irakiens sont également chiites. Les deux "confessions" - sunnites et chiites - peuvent parfaitement cohabiter. Ce fut le cas pendant des siècles. Les rites sont très proches les uns des autres. Mais il y eut une divergence de taille : alors que les sunnites pensent que les quatre premiers califes étaient légitimes, les chiites prétendent que seul le quatrième, Ali, était le successeur légitime du prophète. Mais il fut éliminé pour des raisons politiques. On l'avait écarté parce qu'il avait épousé Fatima, la fille de Mohamed, et le Prophète avait, disent-ils, une affection toute particulière pour les deux fils d'Ali. Pour les chiites, les liens du sang sont plus importants qu'une légitimation  par une majorité de la communauté primitive. Chî'a signifie "parti" étant entendu qu'il s'agit du parti d'Ali.

La querelle est importante, parce que, dans l'Islam, l'idéologie a quelque chose à voir avec la théologie. Chacun des deux groupes estime que son choix, c'est le choix de Mohamed, et donc le choix de Dieu lui-même. L'Islam est une religion de la loi, et il ne connaît pas de coupure entre le spirituel et le séculier. Il est, si l'on veut, totalitaire. Ce n'est pas comme le christianisme pour qui Dieu et César sont des réalités bien séparée.

Ali fut calife pendant quelques temps, mais il ne tarda pas à être assassiné et ses descendants n'accédèrent jamais au pouvoir. Les chiites vécurent dans l'opposition au pouvoir. Mais ils avaient leur propre chef qu'ils vénéraient : l'imam. Au milieu du IXe siècle, le  12e  imam disparut  dans une cave, près de Bagdad. Mais les chiites croient qu'il n'est pas mort. Il continue à vivre caché, et il reviendra à la fin des temps, comme le Mahdi, le Messie, qui établira dans le monde ce royaume de justice que la plupart des musulmans n'ont pas su instaurer immédiatement après la mort de Mohamed.

Échec des origines, d'où naissance de l'utopie. Pour les chiites, l'histoire n'a été qu'une suite de déceptions, de frustrations. Pour les sunnites, par contre, tout s'est toujours déroulé pour le mieux. Les chiites, dont un certain nombre ont finalement perdu patience à force d'attendre le Mahdi, le Messie, ont formulé leur programme en termes millénaristes, essayant de forcer par la violence ou la révolution l'avènement du Messie. Cette situation se modifia lorsque la chî'a devint, en Iran, religion d'État. Mais le Mahdi n'était toujours pas venu. Un article de la constitution en vigueur sous le chah prévoyait la démission du souverain quand reviendra l'imam caché...

L'exercice du pouvoir et le droit.

Revenons-en aux sunnites. Pour eux, les califes ont  certes des pouvoirs qui leur sont confiés par Dieu, mais ils n'ont pas à la fois l'autorité politique et religieuse. Certes, le mot calife signifie successeur, représentant  du Prophète. Mais à la longue, les califes n'ont conservé des pouvoirs du Prophète que des pouvoirs politiques, et pas des pouvoirs de législateurs, ni des pouvoirs d'interprètes de la religion.

Le Calife doit faire appliquer la loi, mais il n'a pas le droit de l'interpréter. Ce pouvoir est remis à des spécialistes, des laïcs, qui exercent souvent un métier, mais qui, en outre, ont étudié  dans des écoles religieuses. Souvent, aujourd'hui, ils sont des enseignants, rétribués par l'Etat ou par des fondations religieuses. Les véritables successeurs du prophète étaient donc , pourrait-on dire, des professeurs de droit canonique. Ils étaient indispensables car le droit, dans l'islam, est  extrêmement complexe. Ces professeurs, les ayatollahs et les mollahs  chez les chiites, sont une sorte de clergé. Chez les sunnites, on a les ulémas. C'est un clergé sans Eglise, sans hiérarchie. L'Islam est une religion sans autorité enseignante.

Le droit s'est compliqué parce que le Coran ne suffisait pas. Surtout avec l'évolution des conditions sociales, avec la sédentarisation. On eut alors recours à la tradition, qu'on fit remonter au Prophète. Tout est attribué au Prophète et à ses disciples. De la politique à l'hygiène, du commerce à la façon de se tenir à table. . Tradition, coutume, se dit sunna en arabe. Et les sunnites se targuent  d'être les seuls dépositaires de la tradition du prophète. Ils se trompent  Les chiites aussi croient à la tradition, qu'ils définissent seulement un peu autrement.

Tradition et méthode juridique

On a donc des milliers et des milliers de paroles. Se pose donc le critère de vérité. Tous, sunnites et chiites pensent qu'est vrai ce qui a été transmis par des personnes dignes de confiance. Tout est question de confiance. Mais qui est digne de confiance ? Là-dessus chiites et sunnites divergent. Pour les chiites, la communauté primitive a déjà fait fausse route. La plupart des compagnons du Prophète étaient contre le seul successeur véritable, Ali.  Donc, la majorité de ceux qui avaient pu entendre les paroles mêmes du Prophète n'étaient déjà plus dignes de confiance. Il fallait restreindre la tradition à la famille du prophète, et encore à ceux-là seuls qui s'étaient déclarés pour Ali. De facto, les imams. Mais la série des imams, on l'a vu, s'était interrompue. Donc, plus de tradition vivante. Chez les sunnites au contraire, la tradition est continue depuis le début et se continue de génération en génération. Le droit musulman étant un droit divin, transmis par la tradition prophétique, on se tourne vers les spécialistes en science religieuse  pour interpréter. Ils ont donc une marge de jeu considérable. Nous leur devons le "système". Un système toujours fondé sur des idées religieuses et morales. Là encore il y a divergence entre sunnites et chiites. Les juristes ont à leur disposition deux instruments : le consensus et le raisonnement par analogie. Le consensus n'a guère la cote chez les chiites. Chez les sunnites au contraire, c'est le consensus qui joue et a conduit à la création de véritables écoles qui restreignirent toujours davantage la libre recherche juridique, qu'ils finirent par éliminer totalement au profit de l'opinion de l'école. Les juristes sunnites furent donc de moins en moins innovateurs.

Les juristes chiites, au contraire, restèrent fidèles au principe de la libre recherche juridique et se montrèrent donc plus mouvants. Récusant l'État, ils vivaient dans la croyance qu'avec leur théorie juridique, ils étaient les administrateurs de l'héritage de l'imam caché et qu'ils préparaient son retour. Longtemps, ils furent donc largement quiétistes. Puisque l'imam n'est pas encore de retour, des conditions idéales sont de toute façon hors de question. Mais, alors, il y eut Khomeiny. et son interprétation activiste et révolutionnaire en Iran. Quand les spécialistes en science religieuse prennent eux-mêmes le pouvoir, l'imam, certes, n'est toujours pas de retour, mais on s'est quelque peu rapproché de ses intentions. Et voilà que les pouvoir séculiers et spirituels se trouvent aux mains d'une seule personne, l'ayatollah Khomeiny

Etat séculier et conscience individuelle.

Le domaine juridique tient une place centrale dans l'Islam. Le droit religieux est aux musulmans ce que la théologie est aux chrétiens. Donc ses concepts doivent façonner la réalité. Aussi un musulman accorde plus de place qu'un chrétien moderne à la présence d'une autorité qui travaille à faire appliquer sa religion, c'est-à-dire aussi la loi. L'Etat doit être plus, pour lui, qu'une institution neutre garantissant la liberté de religion.

Aussi l'Islam est-il religion d'Etat dans la plupart des pays musulmans.  Avec des nuances, les liens entre religion et Etat étant plus ou moins étroites. Une seule exception, qui est en train de disparaître : la Turquie. Le fondateur de la Turquie moderne, en laïc conséquent qu'il était, a osé adapter purement et simplement le code suisse, après la première guerre mondiale. Pour le reste des Etats musulmans, il n'y a pas de place pour  des secteurs profanes libres : il en va de la gloire de Dieu.

C'est dans les domaines où la liberté séculière joue à plein, sans entraves, dans notre monde libéral-capitaliste, que nous sentons le mieux  combien tout ceci est en contradiction avec la pensée occidentale moderne : dans le domaine de l'économie et de l'autonomie individuelle. Par exemple quand nous apprenons que le Pakistan veut essayer de mettre en place un système bancaire sans intérêts. Dans le monde chrétien, depuis bien longtemps, personne ne considère plus le prêt avec intérêt comme de l'usure et le marchand ne serait pas marchand s'il avait trop peur de se salir les mains. Un musulman au contraire sait que le Coran interdit le "surcroît" (c'est-à-dire la valeur ajoutée). Mais il n'est dit nulle part qu'il doive s'en tenir au prix fixe. Si un client tient à tout prix à payer davantage, pourquoi pas ?

Dans le domaine individuel, ce sont surtout les débats relatifs aux droits de l'homme qui révèlent combien les principes divergent. Le 19 septembre 1981 fut promulgué, à Paris, une Déclaration islamique Universelle qui repose "sur le saint Coran et la sunna". Jusque-là, une telle déclaration était inutile : les droits de l'homme ne sont pas une nouveauté, ils sont toujours don de Dieu. Ils n'ont d'autre fondement que le droit divin. Des droits naturels sont inconcevables. Donc, pour l'Islam, avant les droits, il y a les devoirs de l'homme. Le droit islamique est une doctrine des devoirs. De tout temps, les questions de morale ont été réglées, non par appel à la conscience individuelle, mais par référence à la tradition, à la parole de Dieu et à l'exemple du Prophète. L'arabe classique n'utilise jamais le mot conscience. Un musulman n'agit pas selon sa conscience, mais conformément à la volonté de Dieu.

C'est tout le contraire du christianisme qui, faisant tellement appel à la conscience, a orienté la religion vers une affaire purement privée. C'est ainsi que le christianisme est devenu la religion d'un monde sécularisé, et par voie de conséquence, la religion d'une minorité. Jusqu'ici, l'islam n'a pas fait cette expérience. On ne sort pas de l'islam ; ce n'est d'ailleurs pas possible, puisqu'il n'y a pas d'Eglise. L'islam est une forme de vie. Sortir de l'islam signifierait quitter une société. Il n'y a pour ainsi dire jamais eu de conversions à l'autres religions, sauf, rarement, autrefois, au Liban. Mais celui qui se convertit ne peut qu'émigrer. Jusqu'à une époque récente, c'était puni de mort. Les musulmans ont souvent préféré l'émigration à la conversion et à l'isolement. Le mot religion signifie un lien plus ou moins personnel entre coreligionnaires. Dans le monde islamique, le mot arabe correspondant, din, renvoie à une façon de vivre qui englobe toute l'existence et qui trouve sa confirmation dans le contrôle extérieur.

Les commandements fondamentaux de l'islam

Ce n'est pas à travers des formulaires de foi que le musulman fait l'expérience de son identité, mais en posant des actes, les mêmes que ceux du voisin. Rien de comparable au Credo dans l'islam, mais essentiellement les cinq obligations fondamentales, les cinq "piliers", cinq pratiques : la prière quotidienne, le jeûne du ramadan, le pèlerinage à La Mecque, l'aumône et la confession de foi. A part la confession de foi qui diverge un peu selon sunnites et chiites, ces cinq piliers sont communs à tous les musulmans.

La différence d'avec le christianisme éclate en pleine lumière avec le premier de ces piliers : la prière. Le croyant n'en choisit ni la forme ni l'heure. Il doit s'en acquitter cinq fois par jour, selon un horaire qui est fonction de la situation du soleil dans le ciel. Elle n'est pas faite seulement de paroles, mais comporte des mouvements du corps, eux-mêmes fixés jusque dans le détail. Les paroles sont stéréotypées. La prière est liturgie, glorification de Dieu, et non pas conversation avec Dieu. Même lorsque, en dehors du vendredi cette prière se fait à la maison, on n'est pas seul, la plupart du temps.

La différence de conception éclate encore davantage à propos du deuxième pilier : le jeûne. Dans le christianisme, il est relativement passé de mode. Demeurent deux jours de jeûne et d'abstinence, et dans le meilleur des cas, il s'agit de réduire un peu son alimentation. Dans l'islam au contraire, on s'abstient de toute nourriture, de toute boisson, du tabac et des relations sexuelles, et ce, de l'aube au coucher du soleil, pendant un mois entier. Quand il se situe en été, le mois du ramadan devient un véritable "tour de force". Les européens, même chrétiens, ne comprennent pas ; ils pensent que la religion fait obstacle au développement économique. Les musulmans ne se laissent pas impressionner : ce sont les chrétiens européens qui ont tort : ils sont matérialistes. Dans le jeûne du ramadan, ils font l'expérience de la solidarité musulmane. Du fait même de sa rigueur il est soumis à un strict contrôle public.

Troisième pilier : le pèlerinage à La Mecque, que tout croyant doit effectuer au moins une fois dans sa vie. Ses rites remontent à une période d'avant l'islam, mais aucun musulman n'y voit des relents païens. Pour lui, la Ka'ba a été construite par Abraham. Pendant le hajj, le croyant entre dans une période d'exceptionnelle pureté qui s'exprime dans des formes extérieures déterminées, costume spécial, interdiction de se laver, procession sept fois autour de la Ka'ba...

Quatrième pilier : l'aumône. On trouve aussi son fondement dans le Coran. Tout croyant est dans l'obligation de céder une certaine partie de ses revenus (entre 2,5 et 10% de sa fortune) pour les pauvres et les nécessiteux. C'est la loi. Pas question de s'y soustraire. Sont aussi considérés comme pauvres les esclaves que cet impôt devrait, du moins en théorie, aider à acheter leur liberté.

Un seul pilier concerne la foi, et non les actes : c'est la confession de foi. Elle comporte une seule phrase à deux membres : "J'atteste qu'il n'y a de dieu que Dieu, et que Mohamed est l'envoyé de Dieu." La foi, dans l'islam a essentiellement un caractère de témoignage. La foi n'a donc pas en vue des vérités qui dépasseraient l'intelligence humaine. Pas de "mystère". Le monde musulman reconnait au témoignage une plus grande valeur que nous : celui-là seul qui est intègre peut porter témoignage.

Le sens des commandements

Question des non-musulmans : sur quoi tout cela repose-t-il  ? Quel sens le musulman donne-t-il  à ces "piliers". Pour nous, chrétiens, rites et liturgie sont toujours aussi des symboles, accompagnés de textes qui explicitent le sens de l'acte liturgique. Rien de tel dans l'islam. Dans l'islam, le croyant   n'exprime toujours qu'une seule et même chose : son obéissance à Dieu. C'est ainsi parce que Dieu l'a voulu ainsi. Point final !

(La suite : une réponse chrétienne, début avril.)

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