THÉOLOGIE "POUR LES NULS"
Cette année 2012 :
Un dialogue interreligieux
TOUTES LES RELIGIONS SE VALENT", disent les gens. Par contre, toutes les religions déclarent qu'elles ont la vérité et qu'hors de leur croyance, il n'y a pas de salut. Chacune d'elles revendique le droit d'être seule capable de répondre aux grandes aspirations de l'homme. Et bien souvent, chacune d'elles s'enferme dans sa tour d'ivoire et refuse de s'intéresser aux autres.
Que je sois chrétien ou non, quelle est mon attitude à l'égard des autres religions ? Question d'actualité en ces temps où notre monde ressemble à un petit "village planétaire".
Je ne peux pas ignorer plus longtemps mon voisin. Ce sera donc l'objet de notre recherche cette année : d'une part explorer quelques-unes des grandes religions, leur origine et leurs croyances, et d'autre part essayer de nous situer en chrétien par rapport à ces religions.5e Séquence : Dieu, l'homme et la société
(mai 2012)
I - Un fort monothéisme.
Pascal marquait fortement la distinction entre le "Dieu d'Abraham, d'Isaac et de Jacob " et le "Dieu des philosophes". A première vue, on pourrait penser que la conception de Dieu dans l'Islam se rattache à la conception de Dieu chez les philosophes, tant celle-ci est claire et rationnelle. Mais en réalité, pour un musulman, la conception d'un Dieu unique n'est pas qu'une pure idée, mais une réalité vécue, et son Dieu est vraiment le Dieu d'Abraham.
Par comparaison avec le Dieu Père, Fils et Esprit des chrétiens le Dieu des musulmans est un Dieu sans mystère. Plus exactement, s'il y a mystère, c'est dans l'agir divin, dans la façon insondable dont il guide l'homme. Pourtant, le musulman ne se pose pas tellement la question ; il ne va pas s'aventurer trop loin par-delà la révélation. Dans l'Islam, on n'a jamais, comme dans les conciles chrétiens, formulé de nouvelles vérités de foi, comprises comme l'explication des données révélées.
La formulation classique de la foi islamique en Dieu un et unique est toute entière contenue dans une seule sourate, qui est pour le musulman comme une profession de foi : "Dis : Lui, Dieu est Un ! Dieu ! L'impénétrable ! il n'engendre pas ; il n'est pas engendré ; nul n'est égal à lui !" Voilà qui sonne comme une polémique contre le "engendré, non pas créé" du Credo chrétien. Mais ce n'est pas nécessairement intentionnel, bien que les musulmans d'aujourd'hui, certes, y voient un rejet de la Trinité. D'autant plus que la Trinité implique l'Incarnation, qu est naturellement à ses yeux une erreur : la frontière entre Dieu et l'homme est insurmontable.
Le Seigneur miséricordieux
L'islam ignore en effet le concept de médiateur. Tous les ponts sont coupés : pas de sacrements; pas d'images ni de statues, pas de musique sacrée. Dieu est transcendant. Alors que Dieu se révèle pour nous en plusieurs personnes, pour le musulman, Dieu est non seulement l'Un, mais l'Unique sur qui tout s'aligne et qui s'occupe de tout. Il est le Seigneur et il est le Miséricordieux.
Voilà ce qu'expriment les deux noms de Dieu qui , dans le Coran, jouent un rôle central. Allah, traduit par "le Dieu (purement et simplement) et ar-Rahman, le "Miséricordieux" (celui qui fait grâce en langage chrétien). Dans l'islam, Dieu n'a rien d'un despote. Il dispose certes de l'homme, mais il le fait en prenant soin de lui. Le musulman, il est vrai, se dit "l'esclave de Dieu", mais il en est de même dans certains psaumes de notre Bible, même si c'est en termes de comparaison. En langage chrétien, nous préférons nous dire "enfants de Dieu". Car Dieu est notre Père, ce que récuse l'Islam car pour lui, Dieu n'engendre pas.
Il en est de même pour un autre concept dont les chrétiens sont fiers, l'amour. Pour les musulmans, le mot amour est un mot ambigu. Il peut conduire à l'amour-passion, voire être compris comme une maladie de l'âme. Et quand l'homme s'abandonne à Dieu - l'islam n'est rien d'autre qu' "abandon"; il s'abandonne à la volonté de Dieu, non à Dieu comme à une personne.
L'approfondissement du concept d'amour
Mais à côté de la "religion de la loi" il y a toujours eu, dans l'islam, depuis le début, le monde de la quête de Dieu et de la mystique où l'amour réciproque, de Dieu pour l'homme et de l'homme pour Dieu, avait une place centrale. C'est ainsi que les oeuvres elles-mêmes prennent une nouvelle dimension. Dans cette attitude, on ne sert plus Dieu par peur de l'enfer ni par amour du paradis, mais simplement par amour pour lui et par désir de lui.
Cette attitude mystique n'est pas restée l'affaire de quelques personnalités, mais au fil des siècles elle a pénétré de plus en plus dans le peuple, en réaction contre le juridisme de l'islam, contre la casuistique qui se perdait dans les détails, contre l'élément pharisaïque, pourrait-on dire. Actuellement, ces fraternités mystiques, encore bien vivantes au XIXe siècle, ont perdu bien du terrain depuis quelques temps. Méprisées par les nationalistes, elles sont la bête noire des fondamentalistes parce qu'elles se sont trop éloignées de la sobriété exemplaire de l'islam primitif.
Par ailleurs, quand on parle de l'amour entre Dieu et l'homme, il n'y a aucune égalité entre les partenaires : Dieu prend progressivement toute la place de l'autre. Pour l'homme, il ne s'agit pas de devenir un, mais de dé-devenir, une sorte de dépersonnalisation.
La nature, miroir de la puissance divine
Dieu reste donc le maître et seigneur. De même que Dieu veille sur l'homme à chaque instant, de même il tient à chaque instant le monde dans ses mains, et ce, non à la façon du "créateur" selon la conception antique ni celle de Voltaire. Le monde n'est pas une horloge et il ne suit pas ses propre lois, mais Dieu détermine tout ce qui advient dans l'instant même. Donc, Dieu peut faire des miracles, quand cela lui plaît. Les lois de la nature n'ont qu'une validité limitée. Dieu est libre, ce qui ne veut pas dire qu'il est capricieux.
Pourtant, alors, qu'en est-il, dans ces conditions, des sciences de la nature et de la technique ? Pas de problème, répond l'islam. Tout imprévisible qu'il soit, Dieu ne fait pas pour autant autre chose à chaque instant. Il a ses habitudes, on peut s'y fier. Il n'accomplit même pas des miracles à sa fantaisie. Pour l'islam, un miracle est toujours un miracle de confirmation, et pas de transformation.
De toute façon, sous l'influence surtout des ordres mystiques, la foi du simple peuple dans les miracles a trouvé à s'exprimer de plus en plus librement. On attribuait au cheik, ou au marabout, des facultés qui ne cessaient de contredire les lois de la nature : action à distance, voyance, bilocation. Ce qui est certain, c'est que, pour un musulman, Dieu ne s'exprime pas à travers la nature, mais à côté d'elle. Celle-ci n'a tout simplement pas d'existence théologique. Le musulman n'est pas écologiste. E l'expression "Mère nature" n'existe pas. L'islam est implanté dans des régions où la nature se montre le plus souvent hostile à l'homme. Il faut que l'homme s'y dérobe. Son idéal est le monde artificiel : la ville, le système d'irrigation, le jardin.
Les théologiens musulmans ne se mettent donc pas en quête du principe premier de la nature et ils ne rédigent pas de commentaire de la Genèse. Les preuves de Dieu dont ils font état ne font pas référence à l'univers. Leur vision du monde était d'ordre juridique : entièrement orientées vers l'agir, sur un agir responsable, dont seul l'homme est capable.
II - Puissance divine et liberté humaine
La question centrale se pose donc ainsi : si Dieu tient tout fermement en main, est-ce que l'agir responsable de l'homme peut exister ? On dit couramment que les musulmans sont fatalistes. Ce qui est largement exagéré. Ils croient en un Dieu qui prend soin des hommes ; ils croient qu'à certains moments, ils sont livrés à un destin, quand ils se sentent désarmés. Les chrétiens de même, bien souvent !
On retrouve bien souvent, en revanche, l'idée d'une prédestination selon laquelle Dieu aurait frappé de cécité tous les infidèles destinés à l'enfer, tandis que tous les bons musulmans seraient prédestinés au paradis. Mais demeure dans tous les cas l'existence du libre arbitre. Croyants comme païens continuent à faire le bien et le mal. Pour le musulman, existe un équilibre entre la possibilité d'une intervention divine à chaque instant et le laisser-faire normal. Dieu coopère au bien et laisse arriver le mal. L'un et l'autre répondent à un plan éternel que Dieu connaît à l'avance. Mais connaître à l'avance ne signifie pas nécessairement prédéterminer. Les choses ne se passeront pas autrement, certes, mais la décision n'en revient pas moins à l'homme et c'est à bon droit qu'il est récompensé ou puni.
On ne parlera donc pas de volonté libre, mais de "choix". C'est-à-dire que le cadre dans lequel se déploie cette liberté est pré-donné. L'homme choisit entre obéissance et refus d'obéir. L'arabe classique dispose certes d'un mot pour désigner la liberté, mais il se rapporte à quelque chose de donné, qui ne saurait être renversé : le statut de l'homme libre face à l'esclave. Cette "liberté" fait défaut à l'esclave, mais il a le choix devant Dieu. Ce n'est qu'au moment où Bonaparte a fait la campagne d'Egypte que les musulmans ont entendu parler de la liberté. Pas étonnant que pour eux ils n'aient vu dans la liberté qui leur était présentée que libertinage et anarchie. C'était l'irruption brutale de la sécularisation dans le système de référence traditionnel qui était le leur.
Les théologiens musulmans ne parlent pas plus directement de volonté que de liberté. Ce qui les intéresse c'est bien plutôt de savoir jusqu'à quel point l'homme est tout simplement capable de vouloir et d'agir. Et ce qui est important, c'est qu'ils rapportent à tout instant cette capacité d'agir à Dieu, tout comme les événements de la nature. L'homme n'a pas de volonté, mais il la reçoit au coup par coup, dès lors qu'il se trouve face à un choix. Voilà qui est logique : un choix est toujours une décision de l'instant. Seule la liberté serait permanente
Pratiquement : le mal ne se réalise toujours que de façon ponctuelle. Il n'y a pas le péché qui est entré dans le monde ; il y a des péchés. Ainsi du péché de Satan : sa rébellion, refus de se prosterner devant Adam, comme Dieu le lui commandait, n'a pas eu de conséquences métaphysiques. Il en va de même pour la chute d'Adam. Ce n'est pas une chute, mais un dérapage qu'Adam lui-même a réparé.
L'unité corps-âme de l'homme.
Pour certains théologiens islamiques, l'âme n'est qu'une partie de l'homme, pur souffle de vie, sans plus. Sur ce point l'islam se situe entièrement dans la tradition sémitique. L'influence de Platon ne s'y fait pas sentir. Corps et âme sont inséparables. Ils meurent ensemble et sont ressuscités ensemble. La résurrection corporelle ne pose aucun problème philosophique. C'est le concept sémitique, qui n'a rien de grec : le monisme.
C'est pourquoi le Coran décrit les joies du paradis en termes du vécu psycho-corporel. Ce qui attend le musulman, on le sait, ce n'est pas la vision béatifique. La nourriture et la boisson, y compris le vin, interdit ici-bas ; et les vierges paradisiaques jouent un rôle important. La vision de Dieu, certes, constitue le sommet de l'accomplissement, comme pour le chrétien. Mais là encore, il y a une différence : elle n'est pas permanente, mais intermittente. Dieu se montre sur une scène dont le rideau se relève à chaque fois. Le tout rappelle un festin chez un calife. Le calife abbasside restait invisible derrière un rideau, lors de l'audience.
La sexualité, pour l'islam, n'est pas vouée aux gémonies. Ce sont les Occidentaux qui ont fantasmé en parlant immédiatement de polygamie ou en évoquant l'atmosphère des harems. Voilà qui fausse la perspective. L'exercice de la sexualité n'est légitime,dans l'islam, que dans le cadre de la loi. L'adultère et l'inconduite sont sévèrement punis. Le musulman vit aujourd'hui sa sexualité de manière plus prude que l'Européen. Mais cette pruderie ne prend pas racine dans un sentiment de culpabilité ; elle signifie plutôt qu'on n'a pas le droit d'étendre la part de jouissance du monde octroyée par Dieu. Mais il convient d'en jouir en toute bonne conscience. La fuite du monde serait tout aussi erronée. Le célibat, en islam, est mal vu.
Quant à l'ascèse, elle a une autre allure que chez nous. Elle trouve souvent son expression dans l'observance la plus scrupuleuse des prescriptions de pureté. Par exemple, se tenir à l'écart de tout ce qui a été acquis de façon illicite ou a été en contact avec quelque chose de non-permis. De là vient la critique de la possession injuste. Ce qui ne veut pas dire qu'on idéalise pour autant la pauvreté. La richesse n'est pas condamnée, surtout si elle se met au service du bien commun. La richesse est voulue par Dieu. On en jouit sans gêne.
La communauté des croyants
Qui veut parler de l'islam ne peut se contenter de parler de l'individu isolé. Le musulman est membre d'une communauté islamique. Au fil du temps s'est de plus en plus imposée la conviction que tout musulman, quels qu'aient pu être ses péchés, entrera en fin de compte au paradis en vertu de son appartenance à l'islam. " En fin de compte ", car auparavant il lui faudra passer par un purgatoire. Mais sa foi lui viendra en aide. Un seul péché ne lui sera pas pardonné par Dieu : le polythéisme qui est reniement de l'islam.
D'où cet extraordinaire sentiment de solidarité qui est caractéristique du monde musulman. L'oumma représente pour les musulmans l'une des plus hautes valeurs, une valeur dont on ne doute pas. Même les schismes dans l'Islam ne sont rien parce qu'il y a l'oumma. Cependant, de nos jours, cet idéal est mis en question par une force adverse, le nationalisme que le monde islamique a hérité de l'Europe, avec quelque retard. Remarquez d'ailleurs que le nationalisme arabe n'a pas été, au point de départ, le fait des musulmans, mais des arabes chrétiens. Aujourd'hui par exemple, les groupes extrémistes du mouvement de libération palestinienne sont encore dirigés par des chrétiens.
Jusqu'au tournant nationaliste, l'idéal de la communauté des croyants a contribué à arrondir les angles. Les différences de race, par exemple, n'ont jamais joué le rôle qu'elles ont joué dans le christianisme. L'islam n'a jamais connu en son sein de racisme conscient et voulu. D'où la facilité que connaît son activité missionnaire en Afrique.
On ne connaît pas dans le monde musulman les privilèges qui existent comme justifiés par la religion. La loi islamique ne reconnaît aucun statut particulier à qui que ce soit, à l'exception des esclaves. Il y a de gros propriétaires terriens, certes, mais en théorie tous les hommes sont égaux devant la loi. L'islam est fondamentalement égalitaire, du moins en principe.
L' "égalité " islamique et ses limites
Il est tout aussi vrai qu'en matière sociale l'islam ne s'est aucunement montré révolutionnaire. Il s'est contenté d'accepter ce qui existait avant lui. C'est le cas, par exemple, de l'esclavage. Aucun juriste n'a jamais douté de sa légitimité. Quand, au IXe siècle, en Irak, des esclaves se soulevèrent et réussirent à se rendre indépendants de leurs maîtres et du pouvoir central, ils eurent des esclaves à leur tour. Pour les juristes, l'esclavage est une exception, mais lorsque, sous la pression de l'Occident, il fut aboli, rien n'a changé du point de vue juridique. Un musulman ne pouvait de toute façon pas être réduit en esclavage. Cependant même s'il se convertissait à l'islam, un esclave n'était pas libéré pour autant. La force égalisatrice de l'oumma n'allait pas jusque là.
A certains égards, la loi désavantage la femme. Bien avant l'islam, la structure familiale au proche Orient est de type patriarcal.. Le Coran a certes apporté quelques corrections et fait disparaître les injustices les plus criantes, dont le droit de succession par exemple. Mais il n'a pas touché au principe. Aussi a-t-il fallu attendre le XXe siècle, avec l'influence européenne, pour que certains points trouvent une formulation nouvelle, notamment en matière de droit matrimonial. Selon l'ancienne loi religieuse, le divorce était prononcé unilatéralement par l'homme, et ce sans recours à un quelconque tribunal. Il s'agissait en fait d'une répudiation. Aujourd'hui le divorce relève partout d'une instance officielle. Et dans certains pays les droits de la femme sont actuellement bien garantis - et le divorce aussi onéreux que chez nous. La polygamie, qui a toujours été le privilège de l'homme, est actuellement rendue plus difficile et ne bénéficie plus de la même considération sociale. En Turquie et en Tunisie, elle est même interdite par la loi.
C'est tout le problème de l'adaptation et de ses limites. Le Coran permet d'épouser plusieurs femmes, en principe jusqu'à quatre (en même plus en certains cas), mais il ajoute : " Mais si vous craignez de n'être pas équitables, prenez une seule femme. ". Ce qui permet aux juristes tunisiens de justifier leur interdiction de la polygamie. . Du moins en a-t-il été ainsi jusqu'à la montée actuelle de l'islamisme qui prétend rétablir la charia.
Mais tout dépend de la situation social globale, qui reste très diverse au sein du monde islamique. La situation de la femme n'est pas la même chez les sédentaires que chez les nomades, chez les paysans que chez les citadins. En Égypte et en Turquie, les femmes sont probablement plus nombreuses dans le corps enseignant universitaire que chez nous. L'Islam du sud-est asiatique ne connaît pas le voile. L'évolution se poursuit, avec la globalisation actuelle. Ainsi dans le milieu oriental traditionnel, la femme est en train de se libérer, non de l'homme, mais de la belle-mère.
Mais qu'en sera-t-il dans quelques décennies ?
(Une réponse chrétienne , le mois prochain)
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