L'INTELLIGENCE DES ECRITURES

 

Nouvelle série :

Marie dans l'Ecriture (1)

Sainte Thérèse de l'Enfant Jésus se plaignait des prédicateurs de son temps qui racontaient sur Marie "des choses invraisemblables." Elle ajoutait : "Il faudrait dire qu'elle vivait de foi, comme nous, et en donner des preuves tirées de l'Évangile où nous lisons : "Ils ne comprirent pas ce qu'il leur disait."

Je crois qu'on ne peut mieux dire ! A relire les évangiles, il nous saute aux yeux "une progression dans la perception du mystère de Marie", une trajectoire dont le point de départ se trouve dans l'évangile de Marc et le point culminant en saint Jean.

Nous suivrons donc un plan logique :

* L'étonnante discrétion chez Paul et Marc
* Marie vue par Matthieu.
* Marie dans le projet historique et théologique de Luc
* La mère de Jésus dans la théologie de Jean.

1 - OUVERTURE

 Revenir aux Ecritures. C'est nécessaire parce que toute une piété et une doctrine mariale catholique ont paru exagérées aux autres confessions chrétiennes. Marie appartient à l'Évangile, à la Bonne Nouvelle du salut en Jésus-Christ. Ce que nous savons d'elle nous a été transmis par la tradition évangélique. Les textes du Nouveau Testament ont été écrits, non dans une perspective anecdotique, mais comme des paroles de foi pour nous révéler la seule vérité qui importe : Emmanuel, Dieu avec nous.

Cette perspective relativise la figure de Marie. C'est le Christ qui est la source unique de la vie éternelle. Mais c'est de ce mystère du Christ que Marie tire son importance. Alors, Marie, est-ce un personnage qui a joué en ce temps-là un rôle remarquable, qui est terminé aujourd'hui ? Ou bien garde-t-elle pour nous, aujourd'hui, une importance dans notre propre cheminement de foi ? Un regard sur le Nouveau Testament nous fournira quelques réponses.

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Mais d'abord, un rappel. A la source du Nouveau Testament, il y a des traditions orales, l'évangile annoncé et prêché, ce qu'on appelle le Kérygme. Cette annonce porte essentiellement sur l'événement pascal, la mort et la résurrection de Jésus. Ce n'est que peu à peu, des mois, des années plus tard, qu'on en est revenu à parler de la vie terrestre, humaine, de Jésus. Puis, encore plus tard, on trouve les récits de l'enfance, éclairés à la lumière pascale. C'est dans ce contexte que la tradition a conservé le souvenir de Marie. Il y a donc eu une progression. Les premiers textes, en Paul et Marc, sont très discrets. Matthieu et Luc, dans les récits de l'enfance (un genre littéraire particulier au début de leurs évangiles respectifs), nous présentent de Marie une compréhension plus profonde. Ensuite, à la fin du Ier siècle, viendra la synthèse théologique de Jean qui appelle Marie, simplement, "la mère de Jésus."

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Les passages du Nouveau Testament concernant Marie sont donc peu nombreux. Dans les Lettres de Paul, Marie n'est jamais nommée. Paul, cependant, évoque la naissance de Jésus et son appartenance à la race de David. En Galates notamment, il parle de Jésus, "né d'une femme". Marc est le premier à appeler Marie par son nom, mais c'est lui qui a retenu des traditions qui semblent rejeter la famille de Jésus et sa mère. Matthieu et Luc reprennent ces traditions, mais en les réinterprétant. Et surtout ils font précéder leur évangile des récits de l'enfance, textes qui sont à l'origine de la piété populaire envers Marie. Ces récits n sont pas détachables du reste de leur évangile, disent les exégètes d'aujourd'hui, alors qu'au siècle dernier la critique des sources y voyait des traditions originales et l'analyse littéraire soulignait le genre littéraire particulier de ces récits. Nous essaierons de mettre tout cela au point. Enfin, Jean ouvre et ferme toute l'écriture de son Evangile par deux scènes qui lui sont propres : les noces de Cana et Marie au pied de la croix, ceci afin de mettre en évidence Marie, mère de Jésus. Ensuite, dans la même tradition, l'Apocalypse présente "la femme revêtue du soleil" qui enfante le Messie dans la douleur : tout un courant chrétien y a vu la figure de Marie.

2 - LA DISCRETION DES PREMIERS TEXTES : PAUL ET MARC

1 - Le silence de Paul ?

Les lettres de Paul sont des écrits de circonstance, en fonction de problèmes précis qui se posaient aux communautés à qui il s'adressait. Ce ne sont pas des cours de théologie, même si les réponses aux questions posées (foi et Loi, primauté du Christ, mystère de l'Église) sont théologiques. Paul ne parle pas de Marie, ce qui ne veut pas dire qu'il n'a rien connu d'elle.

On a remarqué l'absence, à première vue étonnante, des références à la vie terrestre de Jésus. Paul n'est pas apôtre comme les autres, au sens défini par Pierre (Actes 1, 21-22). Il n'a pas connu le Jésus d'avant Pâques. Celui qu'il a rencontré aux portes de Damas, c'est le Ressuscité. Pourtant Paul dépend aussi des premières traditions chrétiennes. Lire 1 Corinthiens 15, 3 : il a reçu et transmis son évangile. Il a rencontré Pierre, est resté 15 jours avec lui (Galates 1, 18).Il emploie de mot abba, la prière de Jésus. Surtout il y a quelques textes qui parlent de l'existence humaine de Jésus : Philippiens 2, 7, Romains 1, 3, Galates 4, 4-5.

* Philippiens 2, 6-11. Ici, Paul reprend une hymne liturgique des premières communautés. Ce texte résume théologiquement le parcours du Christ : sa condition divine, son abaissement (kénose) dans la condition humaine, la mort sur la croix et son élévation finale dans la gloire. Le verset 7 dit : "Il s'est dépouillé (littéralement vidé de lui-même), né (en grec génomenos = devenu) en ressemblance des hommes." Le sens premier de genomenos, en effet, est "naître". 'A la ressemblance des hommes' signifie : un homme comme les autres, pour les adversaires d'une conception virginale. Pour les partisans d'une conception virginale, au contraire, le mot "ressemblance" indique bien qu'il ne s'agit pas d'égalité ni d'identité. Mais au fond, Paul n'avait certainement pas ces préoccupations-là.

* Romains 1, 3-4. "Né selon la chair de la descendance (en grec sperma) de David, établi selon l'Esprit fils de Dieu..." Le texte ne parle pas explicitement de Marie. Le mot semence (descendance, sperme) est ici utilisé au figuré comme dans une quantité de passages de la Bible (lire Genèse 12, 7)

* Galates 4, 4-5. "né d'une femme, né sous la Loi". Donc une femme de notre race est devenue la mère humaine du propre fils de Dieu. Pour libérer ceux qui étaient sous la loi, le Fils se soumet lui-même à la Loi. Paul sait très bien qu'il ne suffit pas d'être né sous la loi pour libérer les sujets de la Loi, ou de "devenir malédiction" (Deutéronome 27, 26) pour nous libérer de la malédiction de la Loi (Galates 3, 13). C'est par la façon de devenir malédiction, en se donnant lui-même pour nos péchés (Galates 1, 4) et par amour pour nous (Galates 2, 20) qu'il nous rachète. De même il ne suffit pas que le Christ soit né d'une femme pour que "nous recevions la filiation". C'est par sa façon de naître qu'il nous permet d'obtenir la filiation. Paul n'explicite pas le "comment" de la naissance du Fils de Dieu. Il invite simplement à poser la question.

2 - L'Évangile de Marc

Deux passages laconiques. Rien sur les évangiles de l'enfance : ils ne font pas partie du "commencement" qui s'ouvre avec Jean-Baptiste.

* Marc 3, 20-35 : Les gens de sa parenté.
Trois parties dans ce bref passage : 1 : Intervention des proches de Jésus (20-21) 2 : Accusation des scribes et réponse de Jésus (22-30) - 3 : La vraie famille de Jésus (31-35)
Ce procédé d'insertion est familier à Marc. Il intercale une discussion avec les adversaires dans une scène où Jésus est affronté à sa famille. Alors en 31-35 il peut définir la véritable famille de Jésus : ceux et celles qui écoutent et font la volonté de Dieu.
La famille naturelle reste dehors, la famille évangélique est dans la maison, assise autour de Jésus. La maison, pour Marc, c'est la figure de l'Église.

Mais que devient la famille humaine de Jésus ? Est-elle rejetée ? Le texte, qui définit l'Eglise-famille, ne le dit pas clairement. Pourtant, les versets 20-21 qui rapportent un jugement sévère sur Jésus, projettent sur toute la scène, jusqu'aux versets 31-35 qui mentionne la mère de Jésus, une atmosphère négative.

Si on regarde d'un peu plus près, le verset 31 présente un début de scène sans rapport avec le verset 21. En 3, 21, on dit "oi par autou" = ceux d'auprès de lui = les siens, sa parenté, sans inclure nécessairement sa mère. En Jean 7, 5, on nous dira que "les frères de Jésus ne croyaient pas en lui", mais nulle part dans le Nouveau Testament il n'est dit que sa mère ne croyait pas en lui. Cependant, le texte actuel seul compte. Il faut donc bien dire qu'on a une impression négative en regroupant les traditions du verset 21 : "Ils disaient qu'il a perdu la tête" et le verset 22 où les scribes venus de Jérusalem disent "qu'il a Beelzébul, le diable, en lui." La famille de Jésus est présentée sous un jour défavorable. Et sa mère n'est en rien distinguée d'un groupe qui parait hostile. Matthieu et Luc ne rapporteront pas cette démarche des parents de Jésus, et pourtant ils connaissaient Marc.

*Marc 6, 3 : Fils de Marie.
Jésus vient dans sa patrie, il enseigne dans la synagogue, ses auditeurs sont à la fois émerveillés et scandalisés.
"N'est-ce pas le charpentier, le fils de Marie, le frère de Jacques, de José, de Jude et de Simon ? Et ses soeurs ne sont-elles pas ici chez nous ? Et Jésus répond : un prophète est respecté partout, sauf dans sa patrie, sa famille et sa maison."
Marc veut-il faire le lien avec le passage de
3, 20-35 ? En tout cas, Matthieu ne parlera pas de '"famille" et Luc ne mentionne ni famille ni maison. Le texte de Marc est unique. Et ce qui retient particulièrement l'attention, ce n'est pas qu'on dise de Jésus qu'il est charpentier, mais qu'il est "fils de Marie", sans mention de son père. Les autres évangélistes le présentent comme fils de Joseph. Pour certains commentateurs, il s'agit là d'une insinuation diffamatoire : si on appelle Jésus du nom de sa mère, ce qui contredit toutes les coutumes juives, c'est qu'il n'a pas de père, qu'il est un enfant illégitime. On ne trouve aucun autre passage semblable dans toute la Bible. Cela rejoindrait, disent les exégètes, les soupçons de Joseph en Matthieu 1, 18-19, et la réponse des Juifs en Jean 8, 41 : "Nous, nous ne sommes pas nés de la prostitution". Mais ce n'est qu'une hypothèse. Pour d'autres au contraire, ce serait un indice de la croyance de Marc en la conception virginale. Marc en effet ne parle jamais de Joseph, contrairement à Matthieu et Luc qui, eux aussi, parlent de la conception virginale. Ce n'est pas très plausible. Il suffit sans doute de dire, plus simplement, que Jésus est appelé fils de Marie parce que Joseph était mort depuis longtemps alors que les gens de Nazareth connaissaient bien Marie, sa mère, et ses frères et soeurs toujours présents. L'expression "fils de Marie" n'est valable que dans la bouche des gens de Nazareth.
Remarquons enfin que celui que Marc appelle fils de Marie, c'est aussi celui qu'il présente comme fils de Dieu, quatre fois, si proche de Dieu qu'il lui parle en lui disant abba = papa. Si Marc ne parle pas plus de Marie et de son mystère, c'est que son évangile a un autre but : annoncer Jésus mort et ressuscité. Ce n'est que plus tard, chez Matthieu, Luc, puis Jean, que viendra la période de la réflexion.

(a suivre, le 25 mai)

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