L'INTELLIGENCE DES ECRITURES

 

Nouvelle série :

Marie dans l'Ecriture (2)

Sainte Thérèse de l'Enfant Jésus se plaignait des prédicateurs de son temps qui racontaient sur Marie "des choses invraisemblables." Elle ajoutait : "Il faudrait dire qu'elle vivait de foi, comme nous, et en donner des preuves tirées de l'Évangile où nous lisons : "Ils ne comprirent pas ce qu'il leur disait."

Je crois qu'on ne peut mieux dire ! A relire les évangiles, il nous saute aux yeux "une progression dans la perception du mystère de Marie", une trajectoire dont le point de départ se trouve dans l'évangile de Marc et le point culminant en saint Jean.

Nous suivrons donc un plan logique :

* L'étonnante discrétion chez Paul et Marc
* Marie vue par Matthieu.
* Marie dans le projet historique et théologique de Luc
* La mère de Jésus dans la théologie de Jean.

3 - MARIE VUE PAR MATTHIEU

Quelques temps après Marc, paraît l'évangile selon Matthieu. Nous allons constater qu'une évolution importante s'est faite entre les deux rédactions. Certes, Matthieu reprend les traditions sur la famille de Jésus telles qu'il les a trouvées chez Marc, mais il va les nuancer. Et surtout il introduit son évangile par deux chapitres sur l'enfance de Jésus. Ces deux chapitres sont organisés autour de la personne de Joseph, dans une perspective, à première vue, très masculine. La généalogie qui ouvre le récit est celle de Joseph. C'est à lui qu'apparaît l'ange du Seigneur pour l'inviter à prendre Marie comme épouse, puis pour l'avertir de fuir en Egypte et finalement d'en revenir. Dans tout ce récit, Joseph ne dit pas un mot, mais c'est toujours lui qui est interpellé et qui agit. Marie n'est mentionnée qu'indirectement, à la troisième personne. Pourtant, tout le chapitre 1 est rempli du mystère de la conception étonnante de Jésus qui s'accomplit en Marie. Et au chapitre 2, cinq fois on nous invite à regarder "l'enfant et sa mère".

On va donc étudier particulièrement ces deux premiers chapitres, qui sont les récits de l'enfance, et voir comment ils font corps avec tout l'évangile de Matthieu, même si l'atmosphère qu'on y trouve est très différente du reste de l'évangile.

1 - Quels liens ?

On parle couramment "d'Evangiles de l'enfance", en Matthieu et Luc. L'expression est malheureuse parce qu'elle risque de suggérer une séparation entre l'évangile véritable et ces premiers récits au style plus ou moins merveilleux, aux récits plus ou moins sérieux. Or il n'y a qu'un évangile et chez Matthieu comme chez Luc, les récits de l'enfance, si particuliers soient-ils, font corps avec le reste. On a Matthieu 1-2 qui révèlent que Jésus est le Messie et le Fils de Dieu, puis on enchaîne avec les récits du baptême et de la tentation qui donnent le sens de cette filiation divine. La répétition du verbe "proskuneô" (se prosterner), en 2, 2.8.11 et sa reprise remarquable en 4, 9-10 est à ce point de vue éloquente. De même, la présence de l'Esprit ( 1, 18-20 - 3, 11-16 - 4, 1) unifie tout le récit. Mais surtout les thèmes des deux premiers chapitres, orchestrés tout au long de l'évangile, se retrouvent en finale de l'évangile, selon un procédé d'écriture habituel dans le monde juif et le monde judéo-chrétien : l'inclusion. Le début et la fin se rejoignent en des tas de recoupements : roi des Juifs en 2, 2 et 27, 37, le salut des péchés en 1, 21 et 26, 28, l'ange du Seigneur en 1, 20-24 et 28, 2, "Ne craignez pas" en 1, 20 et 28, 5, le motif de l'adoration en 2, 11 et 28, 17, la Galilée en 1, 22-23 et 28, 7-16, et surtout l'Emmanuel (qui est l'axe central) en 1, 23 et 28, 20. Donc c'est bien la même oeuvre littéraire.

2 - Midrash.

Et pourtant, ce n'est pas le même style, la même atmosphère. Ces récits n'appartiennent pas au kérygme, à la première prédication pascale. On a ici une méditation propre à la tradition d'Israël, qui cherche à expliquer son présent par la Parole vivante de Dieu. Cette recherche, on l'appelle le midrash (du verbe darash qui signifie chercher). On est ici, dans les deux premiers chapitres, en présence d'un midrash. Mais d'un midrash assez particulier parce qu'il ne s'agit ni d'une fable ni d'une légende. Simplement, les premiers chrétiens continuent de penser et de raisonner à la manière juive. Ils vont donc se servir de l'Ecriture, Parole vivante de Dieu, dont ils sont nourris, pour dire le mystère présent de Jésus. Nous sommes donc en présence d'une manière particulière de penser, d'expérimenter, de formuler la réalité. Dans l'événement Jésus-Christ, le rédacteur croyant reconnaît l'accomplissement des promesses. Vous retrouverez l'expression "afin que s'accomplisse l'Ecriture" dans tout l'évangile de Matthieu. L'Ecriture tout entière sert à interpréter la vie et les paroles de Jésus de Nazareth.

On a donc ici une manière particulière de relire l'Ecriture. Une relecture dans la foi, une recherche du sens actuel de la Parole de Dieu. Au coeur de cette relecture, il y a un fait unique : "Dieu nous a parlé à nous en un Fils" (Hébreux). L'Ecriture tout entière sert à interpréter la vie et les parole de Jésus. Les scribes de la première génération chrétienne emploient les usages et les techniques juives pour montrer que "Jésus est le Messie."

Autre point : les premiers chrétiens ne lisaient pas l'Ancien Testament comme nous. Juifs d'origine, pour eux, l'écrit était relié, relayé par l'oral, le midrash, les traditions des pères. Ceux qui ont écrit les récits de l'enfance connaissaient l'intérêt de la tradition orale des environs de l'ère chrétienne, par exemple la naissance de personnages comme Noé, Abraham, Isaac, Samson, Samuel, Elie. On connaît tout cela depuis qu'on a retrouvé et publié tous ces "écrits intertestamentaires" apocryphes de l'Ancien Testament : Jubilés, livre d'Enoch, écrits de Qumran, de Philon, de Josèphe. Ils pouvaient donc s'inspirer de cette haggadah de l'enfance, tout en opérant les rectifications qu'imposait la nouveauté de Jésus-Christ, en particulier le thème de la conception virginale par l'Esprit Saint. Il faut le savoir pour comprendre.

3 - La Généalogie (Matthieu 1, 1-17)

 Au verset 1, vous trouvez une profession de foi : ce Jésus dont Matthieu va publier la généalogie, c'est le Messie, le descendant de David (voir la prophétie de Nathan en 2 Samuel 7, 8-16) et plus loin encore l'héritier de la promesse faite à Abraham (Genèse 12, 2-7). Donc, on commence par un regard ascendant (de Jésus à Abraham) avant d'énumérer en une liste descendante ce qui fonde et justifie la profession de foi.

Matthieu reprend des sources de l'Ancien Testament qu'on trouve en 1 Chroniques, chapitre 2, ainsi qu'au livre de Ruth. Mais il ajoute sa marque propre. A 1 Chronique 1, 15, il ajoute, à propos de David, le titre de roi. De même au livre de Ruth 4, 22. Ce titre de roi, il le mettra en évidence en Matthieu 2. Mais surtout, il introduit dans sa généalogie 5 femmes. On va y revenir.

Mais auparavant, remarquez le verset 17, qui révèle la préoccupation théologique de Matthieu : "Le nombre total des générations est donc de 14 d'Abraham à David..." Pourquoi cette insistance sur le chiffre 14 ? Sans doute parce que 14 est le chiffre de David. En hébreu, on utilise des lettres en guise de chiffres : D = 4, V = 6, D = 4. Il semble bien que Matthieu ait tout voulu centrer sa généalogie autour de David. Autre chose : la rupture du verset 16. Jusque là, on trouve 39 fois le verbe eggenesen (engendra), verbe actif ; puis au verset 16, même verbe, mais au passif : "Joseph, l'époux de Marie, de laquelle fut engendré Jésus qu'on appelle Christ." Joseph n'a pas engendré. Le texte laisse dans l'ombre le responsable de cet engendrement. Au contraire, il met en évidence celle qui a donné naissance à Jésus : Marie, la mère du Messie. Les versets qui suivent vont dire le comment de cette genèse de Jésus en tant que Christ (1, 18). Mais en elle-même, cette finale de la généalogie est déjà une leçon de théologie. Il faudrait traduire : "De Jésus comme Messie, telle fut la genèse". Autrement dit, Matthieu va expliquer la naissance de Jésus comme Messie, en tant que Messie. Jésus, sans être fils de Joseph, peut tout de même être dit fils de David. Ce texte dit la surprise de la venue de Dieu, de l'Emmanuel (1, 23). Jésus, le Messie, est à la fois longuement attendu et totalement inespéré. Venant au bout d'une longue histoire humaine, mais pas à la manière humaine. C'est le sens théologique de cette conception virginale : Jésus est fruit de la terre et don de l'Esprit.

Au terme de cette généalogie, une femme est nommée : Marie. Mais on en trouve quatre autres auparavant : Thamar, Rahab, Ruth, Bethsabée. Leur mention reste étonnante dans une généalogie où d'ordinaire seuls les hommes comptent. Et pourquoi Matthieu les a-t-il préférées aux femmes célèbres : Sarah, Rebecca, Rachel ? Matthieu devait avoir ses raisons. On a parfois pensé qu'il s'agissait de pécheresses, mais la tradition juive ne les a pas considérées comme cela : elle en a fait, au contraire, des héroïnes messianiques. Leur histoire à toutes quatre est intéressante :
* Thamar (Genèse
38), une cananéenne, une fois veuve, se déguise en prostituée, séduit son beau-père Juda (le fils aîné de Jacob). Un Midrash, parlant d'elle, déclare "Thamar n'est pas une prostituée et Juda n'a pas voulu se livrer à la fornication avec elle : la chose est arrivée à cause de moi pour que se lève de Juda, le roi Messie". Aussi, le texte juif l'appelle "la sainte Thamar".
* Rahab (Josué
2, 6) est, elle aussi, une prostituée cananéenne. C'est elle qui permet à Israël d'entrer dans Jéricho lors de la conquête de la Terre Promise. "Certains ont dit que l'Esprit-Saint s'était posé sur Rahab avant que les Israélites arrivent à la Terre promise", dit encore le midrash.
* Ruth (Livre de Ruth
4, 22) est également une étrangère. Lisez dans votre Bible la belle histoire de Ruth, que Booz prend pour femme. Rappelez-vous le beau poème de Victor Hugo (Booz endormi) qui s'achève par l'un des plus beaux vers de la langue française : "Cette faucille d'or dans le champ des étoiles." Ruth est l'aïeule de David. "Il lui fut dit en prophétie que d'elle viendraient six justes du monde, dont chacun serait béni de six bénédictions : David, Daniel et ses trois compagnons, et le roi Messie", dit un targum.
* Bethsabée n'est nommée que sous cette appellation "la femme d'Urie". Encore une histoire pas très "bien-pensante" (2 Samuel
11). David séduit la femme d'un de ses vaillants officiers ; elle tombe enceinte et David fait mourir Urie au combat pour épouser sa femme.

Doit-on voir dans ces mentions de quatre femmes étrangères une leçon d'universalisme ? Peut-être. Mais ce qui paraît le plus évident et qui est lié à la vocation maternelle de ces femmes, c'est qu'elles ont toutes engendré d'une manière irrégulière, en vertu d'une union ou d'un mariage conclu hors des voies ordinaires. Entrées comme par effraction dans la généalogie, elles y préparent une autre exception, celle de Marie. En présentant ainsi la généalogie davidique, Matthieu souligne que Dieu, en accomplissant ses promesses, reste maître des chemins. C'est une autre manière de dire : "Tout cela arriva afin que s'accomplisse...", comme Matthieu aime à le répéter souvent.

4 - L'annonce à Joseph 1, 18-25

Mais si Joseph n'engendre pas, comment Jésus peut-il être dit de la race de David ? Matthieu l'explique dans le deuxième volet du chapitre 1 : Jésus est accueilli et inséré dans la lignée de David par Joseph le Juste.

Les versets 18-19 décrivent la situation initiale : Marie est enceinte de l'Esprit Saint. On le déclare d'emblée, comme pour prévenir tout soupçon (du lecteur, et de Joseph). "Avant qu'ils aient habité ensemble" : rappelle la coutume juive du mariage en deux temps. D'abord engagement mutuel, qui engageait juridiquement, puis un an où la jeune fille restait chez son père, avant que les jeunes mariés ne vivent ensemble. Durant cette année, pas de relations sexuelles : c'était considéré comme un adultère. C'est dans cette période que se situe donc l'intervention de l'Esprit-Saint, qui est mentionnée deux fois (versets 12 et 20), c'est-à-dire, selon le sens biblique du mot, par la force de Dieu. La pointe du récit ne porte pas sur cet événement, mais sur le double rôle réclamé de Joseph à cette occasion : prendre chez lui Marie comme épouse, et donner un nom à l'enfant. La vocation de Joseph, étroitement liée à la prophétie d'Isaïe 7, 14, prend une dimension messianique.

Le verset 19 pose problème et divise toujours les interprètes. Joseph peut-il renvoyer secrètement Marie ? Ou bien Joseph soupçonne un adultère, ou bien il connaît le mystère. Or, notre verset favorise l'hypothèse du soupçon : "homme juste...ne voulait pas la diffamer publiquement...la répudier secrètement." Pourquoi répudier ? Parce qu'il n'est pour rien dans le fait que Marie est enceinte. Homme juste, c'est-à-dire fidèle observateur de la Loi. Tous les termes sont juridiques : traduire en justice, répudier, divorcer. Le contexte légal est en référence avec Deutéronome 22, 23-27. Tout cela favorise l'hypothèse du soupçon. Mais le texte n'est pas cohérent. Pourquoi Joseph, alors, décide-t-il de la renvoyer secrètement ? Que signifie légalement une répudiation secrète ? Il y a au moins chez Joseph la volonté de ne pas reconnaître l'enfant. Et c'est cette décision que l'intervention de l'ange vise à renverser.

Par contre, avec le verset 20, on semble indiquer que Joseph connaissait déjà le mystère. On pourrait traduire : "Joseph, ne crains pas de prendre chez toi Marie ton épouse. Certes ce qui est engendré en elle est de l'Esprit Saint, mais elle enfantera un fils et tu lui donneras le nom de Jésus." Les paroles de l'ange, dans cette hypothèse, ne révèlent plus à Joseph l'origine de l'enfant, qu'il connaît déjà (c'est insinué au verset 18), mais lui indiquent sa mission en tant que fils de David. En adoptant Jésus, Joseph en fait un fils de David. Ce qui est mis en évidence dans ce texte, ce n'est pas la conception virginale, ni le rôle de Marie, ni les angoisses psychologiques de Joseph, mais la légitimité davidique de Jésus.

5 - La conception virginale.

Matthieu montre le sens de la conception virginale, tradition qu'il a reçue, comme Luc, en citant Isaïe 7, 14. Ce texte d'Isaïe rattache à nouveau Jésus à la lignée de David ; par delà la situation du roi Achab, l'enfant annoncé est le Messie davidique qui sauvera son peuple de ses péchés, parce qu'en lui se réalisera le mystère de "Dieu-avec-nous".

Au niveau du texte hébreu, il n'est pas question de conception virginale. Le mot almah, en hébreu, c'est la jeune femme, sans doute l'épouse du roi Achaz. C'est la Septante, à Alexandrie, qui a traduit l'hébreu almah par parthénos, "la vierge" en grec. C'est ce texte de la Septante que Matthieu utilise. Au fond, la citation que fait Matthieu veut dire : 1 - C'est bien une vierge qui a conçu. 2 - Par delà ce fait, en un sens plus large, Dieu assure la permanence de la lignée davidique : il est toujours Dieu avec son peuple.

Ce récit de Matthieu est sans doute le résultat d'une longue élaboration littéraire. Il y a eu, très tôt, des calomnies sur l'origine de Jésus : il aurait été le fils d'un soldat romain qui aurait couché avec Marie. Calomnies répandues dans les milieux juifs. Très tôt, la proclamation orale de la Bonne Nouvelle (Evangile) se serait appliquée à réfuter ces calomnies, avant que Matthieu ne reprenne tout cela dans un texte plus élaboré, le chapitre 1 de son Evangile, avec la citation d'Isaïe dans la traduction de la Septante.

(à suivre, le 8 juin 2004)

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