L'INTELLIGENCE DES ECRITURES

 

Nouvelle série :

Marie dans l'Ecriture (3)

Sainte Thérèse de l'Enfant Jésus se plaignait des prédicateurs de son temps qui racontaient sur Marie "des choses invraisemblables." Elle ajoutait : "Il faudrait dire qu'elle vivait de foi, comme nous, et en donner des preuves tirées de l'Évangile où nous lisons : "Ils ne comprirent pas ce qu'il leur disait."

Je crois qu'on ne peut mieux dire ! A relire les évangiles, il nous saute aux yeux "une progression dans la perception du mystère de Marie", une trajectoire dont le point de départ se trouve dans l'évangile de Marc et le point culminant en saint Jean.

Nous suivrons donc un plan logique :

* L'étonnante discrétion chez Paul et Marc
* Marie vue par Matthieu.
* Marie dans le projet historique et théologique de Luc
* La mère de Jésus dans la théologie de Jean.

 MARIE VUE PAR MATTHIEU (suite)

6 - L'histoire en géographie.

Le chapitre 2 de Matthieu s'attarde aux lieux, à la géographie : Bethléem, Judée, Jérusalem, l'Egypte, Rama, Galilée, Israël, Nazareth. Chaque terme est évocateur et ramène à la mémoire des pans d'histoire sainte. Une seule exception : Nazareth qui n'est pas mentionné dans l'Ancien Testament. Mais Matthieu, par le moyen d'une citation d'accomplissement ("Il sera appelé Nazaréen", 2, 23) dont en chercherait en vain la référence, rattache l'histoire présente de Nazareth à la longue histoire d'Israël. C'est un procédé littéraire de l'époque, incompréhensible pour nous.

7 - Le motif royal et davidique.

Dans la généalogie (1, 6) seul David a droit au titre de roi. Mais voilà qu'au début du chapitre 2, Mathieu reprend ce titre sur un mode ironique. Au roi Hérode, les Mages opposent le roi des Juifs qui vient de naître. Deux autres fois, Hérode est appelé roi, quand il s'inquiète, et juste avant le départ des Mages. Mais après l'hommage royal rendu à Jésus, Hérode, mentionné encore 6 fois, n'est plus qu'Hérode. Il est fini en tant que roi. Bethléem, le petit village, l'emporte sur Jérusalem. D'autres motifs, dans le texte, prolongent la tonalité royale : l'étoile (Nombres 24, 17) et les cadeaux royaux, qui rappellent les dons de la reine de Saba à Salomon (1 Rois 10, 2)

C'est dans ce contexte que Matthieu place "l'enfant et sa mère". Ils sont au centre de ce chapitre 2. Joseph passe dans l'ombre. Dans l'épisode des Mages, il n'est même pas nommé. Les Mages entrent dans la "maison" (haggada typiquement judéo-chrétienne : c'est déjà l'Église), mais ce qu'ils voient, c'est "l'enfant avec Marie sa mère". Et tout au long du récit, on retrouve l'enfant et sa mère (versets 13. 14. 20. 21.) C'est sur eux que le projecteur reste braqué.

Retenons, parmi les figures bibliques employées, l'histoire de Moïse retournant en Egypte après la mort du pharaon (Exode 4, 19-20). La comparaison entre les textes est éloquente. En 2, 20, Matthieu reprend exactement la phrase d'Exode 4, 19, y compris le pluriel ("Ils sont morts") alors que seul Hérode est mentionné. Par contre, alors qu'en Exode 4, 20, "Moïse prit sa femme et son fils, les fit monter sur un âne et s'en retourna au pays d'Egypte", Matthieu transforme : "Joseph prit avec lui l'enfant et sa mère...", et non pas "sa femme et son fils". Si Matthieu oublie l'âne, la haggada chrétienne s'en souviendra. Et toutes les images de la fuite en Egypte le représentent.

Dans l'expression "l'enfant et sa mère", c'est l'enfant qui est mis en évidence et pas avec n'importe quel mot : to païdion. Ce mot grec, il ne l'utilise pas pour désigner les autres enfants massacrés par Hérode, ni les enfants pleurés par Rachel. Par contre, le mot "païdion" est utilisé par la traduction d'Isaïe dans la version des Septante, pour désigner l'Emmanuel davidique. C'est à cette configuration royale que Matthieu rattache la figure de Marie. On sait l'importance de la mère du roi à la cour de Juda et son rôle dans la dynastie davidique. Matthieu nous présente donc Marie comme la mère du roi. Il la maintient au centre, avec son fils (2, 11)

8 - Durant le ministère public.

Après avoir théologiquement et bibliquement rattaché Marie à cette dimension davidique de Jésus, Matthieu n'y reviendra pas dans son évangile. Simplement, quand il reprend les traditions concernant l'incompréhension de la famille de Jésus, il les corrige.

Il ne retient pas la remarque sur Jésus qui aurait perdu la tête (Marc 3, 21). Ce qui a pour effet de supprimer, lors de l'intervention de la parenté de Jésus (Matthieu 12, 46-50) toute opposition entre la famille physique de Jésus et la famille des disciples. L'intervention des proches, qui veulent lui parler, devient l'occasion d'un enseignement sur la nouvelle situation familiale issue de l'évangile. Mais les proches ne paraissent pas exclus. En tout cas, il n'y a pas, en Matthieu, de rejet ou de remplacement de la famille humaine de Jésus, ni à fortiori de sa mère.

Matthieu connaît aussi la tradition du prophète rejeté par les siens (13, 53-58). Ici encore il corrige Marc en supprimant la mention "parmi ses parents" (Marc 6, 4). Mais ce qu'il ajoute ensuite : "N'est-il pas le fils du charpentier.." paraît plus difficile à expliquer. Pourquoi avoir transformé Marc qui écrivait simplement : "N'est-il pas le charpentier ?" en parlant ici du "fils du charpentier" ? Sans doute pour enfoncer le clou du chapitre 1 : Joseph a donné à Jésus son nom, son être social.

En résumé : Matthieu a surtout retenu, à propos de Marie, qui n'intervient jamais dans son récit, le signe de la Vierge qui enfante. Il veut montrer Dieu qui choisit gratuitement, qui est maître de l'histoire du salut. Marie, dans Matthieu, est le moyen de cette gratuité de Dieu.

MARIE DANS LA THEOLOGIE DE LUC

 Luc se présente comme un historien. Mais ce n'est pas un historien comme ceux d'aujourd'hui. Son histoire est une histoire sainte. Luc est historien du salut. Sa théologie interprète les faits de l'histoire. Il distingue trois grandes périodes : le temps d'Israël, le temps de Jésus et le temps de l'Église. Et il y a continuité entre les trois. Simplement Jésus est le centre de l'histoire. C'est sur ce fond historique que Luc dessine le portrait de Marie : elle inaugure le temps de Jésus. Son "fiat" le rend possible. Luc relie les "merveilles" que Dieu accomplit en elle aux merveilles de l'histoire d'Israël. Puis, elle entrouvre l'avenir : toutes les générations la diront bienheureuse.

Luc est donc celui qui parle le plus de Marie. D'abord dans les récits de l'enfance, puis dans quelques passages qui ont une pertinence mariale. Deux de ces passages viennent de Marc, deux autres sont propres à Luc. Puis dans les Actes des Apôtres,Luc ne parle de Marie qu'une seule fois, mais à un endroit stratégique (Actes 1, 14)

1 - Les récits de l'enfance.

A - Problèmes particuliers à Luc 1-2

Il ne faudrait pas y voir un simple prologue à l'Évangile. Ces deux premiers chapitres sont liés au chapitre 3 et à 4, 1-13 : il s'agit des préparations. Ensuite peut commencer la mission de Jésus, en 4, 14, avec la visite à Nazareth. Les chapitres 1-2 font vraiment partie de l'évangile, qui est bien construit, selon le principe de l'inclusion :l'évangile commence au Temple et se termine au Temple, en 24, 53. La confession de foi de 1, 32.33.35 rejoint 24, 49. Cependant, on trouve dans ces deux premiers chapitres un genre littéraire particulier. Luc écrit ces deux chapitres sans doute après avoir écrit le reste de l'évangile, comme une préface.

Le style est un style particulier aux récits de l'enfance. L'atmosphère est au "merveilleux" : les anges vont et viennent . Pour parler de ces révélations célestes, Luc emprunte la langue sacrée des Septante. Non seulement la langue. Il va faire toute une interprétation de l'Ancien Testament, des Ecritures. Car pour Luc, elles concernent Jésus. Il en est persuadé, à la différence de Matthieu qui ne fait que citer. Luc ne cite qu'une seule fois (2, 23-24). Mais dans l'ensemble, Luc procède par allusions. Le Magnificat, le Benedictus et le Nunc dimittis sont de véritables anthologies bibliques. Plus encore, les personnages eux-mêmes de son récit sont des répliques de grands personnages de l'Ancien Testament, notamment Isaac, Samson, Gédéon, Samuel, Sara. Tout cela est relu dans l'atmosphère midrashique qui entoure ces récits de l'enfance. Jésus fera de même en allant à Emmaüs (Luc 24, 27).

Mais qu'est-ce qu'il y a d'historique là-dedans ? C'est difficile à dire. Luc parle de ses sources (1, 1-3), de témoins oculaires, de son souci de s'informer soigneusement. Faut-il ranger Marie parmi les témoins oculaires consultés ? Il y a eu d'autres possibilités : la communauté de Jérusalem présidée par Jacques, le frère du Seigneur (Actes 21, 18), ou une tradition venue de la communauté johannique qui paraît avoir accueilli Marie chez elle (Jean 19, 27). En tout cas, Luc note deux fois (2, 19 et 2, 51) que "Marie retenait toutes ces choses dans son coeur."

Sans doute, Luc a-t-il eu accès à quelque information historique concernant la naissance de Jésus. En tout cas, il y a accord entre Matthieu et Luc sur les points essentiels : descendance davidique de Joseph, rôle de l'Esprit Saint, conception virginale, naissance à Bethléem. Pour le reste, il convient d'être modeste et ne pas prendre pour des enregistrements en direct les paroles de Zacharie, d'Elisabeth et de Marie.

Regardons la structure de ces deux premiers chapitres et notons le parallélisme entre Jean-Baptiste et Jésus : Annonce à Zacharie, puis à Marie. Naissance de Jean-Baptiste, puis de Jésus. Les deux circoncisions sont racontées. Pourquoi ce parallélisme ? Pour certains, il y a là une intention polémique : la rivalité qui a existé entre disciples de Jean et disciples de Jésus. Pour d'autres, il s'agit de marquer l'opposition entre le temps des promesses (avec Jean-Baptiste) et le temps de l'accomplissement et du salut en Jésus Christ. Il existe certainement un contraste entre Jean-Baptiste et Jésus. Mais Luc ne les oppose pas. Il souligne plutôt la continuité et l'articulation des deux époques. C'est là le résultat de toute une théologie sur le problème des deux Alliances, qui fut le problème le plus grave pour les premiers temps chrétiens. C'est dans cette perspective qu'il faut lire les récits de l'enfance.

 (à suivre, le 22 juin 2004)

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